Méthodes et problèmes

Le journal intime

Dominique Kunz Westerhoff, © 2005
Dpt de Français moderne – Université de Genève

III.7. Autoscopies: le journal philosophique ou la naissance du genre diariste moderne

Cette quête égotiste du moi est étroitement associée à des ambitions philosophiques et anthropologiques. En 1771 paraît à Leipzig, en Allemagne, un ouvrage intitulé Geheimes Tagebuch, de Lavater, lequel dira avoir été dépouillé de son manuscrit, destiné à rester secret et inintelligible à tout autre, et procédera en 1773 à une nouvelle édition augmentée de l'ouvrage. Le titre sera traduit en français: Journal intime d'un observateur de soi-même (1843). Avec cette publication, décidée par l'auteur lui-même et faite de son vivant, s'instaure une appellation générique: c'est l'acte de naissance du journal intime, qui va, chez Lavater, conjoindre l'écriture de la sensibilité avec l' observation de soi-même, chrétienne et philosophique. Il s'agit de traiter une alliance avec soi, d'ouvrir les profondeurs de son propre cœur, au point d'épouser l'omniscience du point de vue de Dieu sur sa propre intériorité:

Je m'engage à noter tout ce que j'observerai dans le cours de mes sentiments, tous les artifices secrets de mes passions, tout ce qui aura une influence particulière sur la formation de mon caractère moral, avec autant de sincérité et d'exactitude, que si Dieu lui-même devait lire mon journal.

Lavater, p.2-3

Cette autoscopie vise un examen moral et un amendement personnel, mais aussi une connaissance de soi, en vue d'une plus grande vérité intime. Elle constitue le versant intérieur et spirituel des recherches que Lavater mène sur la physiognomonie, dans les mêmes années 1770, qui vont dans le sens d'une nouvelle science des hommes fondée sur l'observation corporelle.

Deux décennies plus tard, Maine de Biran vise lui aussi une connaissance philosophique, qui dépasse le moi individuel et qui vaille pour l'homme. Plus exactement, la note intime est le lieu d'élaboration d' un état où l'homme jouirait du sentiment du moi dans toute sa plénitude (Carnet 1822, p.187). À partir du constat de mobilité de l'être intérieur (ma manière d'être, de sentir, n'a jamais été fixe), Maine de Biran tend à forger une substance du moi, associant la rédaction journalière la plus anecdotique (celle des agendas) à la mise en place scientifique d'une nouvelle psychologie, de type idéaliste. L'écriture diariste y est pour lui l'instance d'une connaissance, et cette valeur épistémologique est souvent la justification première que se donne le diariste moderne dans sa pratique d'un discours de soi. C'est un cadre pragmatique qui rend acceptable une écriture de l'intimité.

Edition: Ambroise Barras, 2005