Méthodes et problèmes

Le journal intime

Dominique Kunz Westerhoff, © 2005
Dpt de Français moderne – Université de Genève

IV.3. Une écriture de l'immédiat

Le journal intime est une écriture du présent, vouée à un indéfini recommencement. Stendhal écrit en 1801: j'entreprends d'écrire l'histoire de ma vie jour par jour. Et Amiel: mon passé est réduit à mon présent. Cette dimension déictique du journal, c'est-à-dire, cette écriture qui revient sans cesse à sa situation d'énonciation, est fondatrice. Très souvent, Amiel ouvre la note quotidienne par des marques déictiques: il donne non seulement la date, mais l'heure au quart d'heure près, il note le temps qu'il fait (9h matin. Beau soleil aussi joyeux que hier), l'après-midi par rapport au matin. Ou encore, il mentionne, au milieu d'une page, le fait qu'une cloche a sonné et qu'il est onze heures du soir.

Cette insistance déictique peut même devenir une donnée stylistique. Ainsi, un jeudi 12 décembre, Amiel consigne le fait qu'il a les doigts gelés, et ces précisions sur les conditions matérielles de l'écriture semblent influer sur le rythme de la phrase, particulièrement fragmentaire en ce début de page journalière:

Jeudi 12 décembre 50.
(Matin.) Jour de brouillard, anniversaire de l'Escalade; doigts gelés, sans paravent et tapis ma chambre est inconfortable.

Amiel

L'écriture diariste n'est donc pas reclose sur l'intimité; bien au contraire, c'est l'intimité qui s'y expose nécessairement, sans cesse, à la réouverture de l'instant. Le moi y est ouvert au dehors, plus que dans n'importe quelle autre forme littéraire.

Il ne s'y livre aussi que dans une fragmentation temporelle. Certes, le diariste est hanté par l'idéal d'une écriture continue de sa propre vie, où le journal s'écrirait dans le filigrane de chaque instant. Mais il faut vivre pour pouvoir écrire, même si l'on assiste souvent, chez Amiel, au renversement qui fait que l'on ne vit plus que pour écrire. Le journal est donc essentiellement une forme ouverte marquée par l'interruption, même s'il tend à une continuité idéale. Il est rythmé par la scansion du passage des jours, par l'ellipse des instants vitaux.

Dès lors, rien ne semble pouvoir permettre sa clôture en une œuvre: qu'est-ce qui peut mettre fin à la succession journalière, sinon une circonstance extérieure au texte lui-même, c'est-à-dire, le plus souvent, la mort de l'auteur? Le journal intime est voué à l'inachèvement, parce qu'il est inscrit dans une récurrence: nécessairement interminable, il est pris dans la monotonie d'un éternel recommencement. Amiel, commentant le journal de Maine de Biran, écrit ainsi:

Rien n'est mélancolique et lassant comme ce Journal de Maine de Biran. C'est la marche de l'écureuil en cage. Cette invariable monotonie de la réflexion qui recommence sans fin énerve et décourage comme la pirouette interminable des derviches.

Amiel, 17 juin 1857

Edition: Ambroise Barras, 2005