Méthodes et problèmes

Le journal intime

Dominique Kunz Westerhoff, © 2005
Dpt de Français moderne – Université de Genève

IV.5. Le journal, fétiche du moi

La contrainte de la régularité périodique devrait permettre de cerner les constantes de la personnalité, voire de construire le moi par-delà le passage des jours. Cette perspective se développe souvent en une véritable utopie diariste, qui consiste à matérialiser une part autonome de soi, à se réidentifier. Cette fondation de soi est l'ambition performative du journal. Le diariste veut s'inventer par l'introspection, par-delà l'inconsistance du quotidien: il veut naître à l'écriture, pour refondre son existence, voire même tout l'univers: Mais dans mon point de vue qui fait tout commencer au moi, il doit y avoir un instant déterminé dans l'existence où le temps commence avec le moi. (Maine de Biran, p.219).

Le journal est ainsi appelé à devenir le détenteur d'un moi délégué, le sanctuaire d'un moi introuvable dans l'existence: il peut même se constituer en un corps autonome, un corps fétiche, détaché du sujet biographique. Comme l'écrit Virginia Woolf, j'espère pouvoir considérer ce journal comme une ramification de ma personne (28 mai 1918). Il peut aussi se concevoir sur un mode posthume, comme un prolongement du sujet réel, sub specie aeternitatis. La pratique journalière permettrait, en se projetant dans l'éternité, d'accéder à une essence du moi qui aurait triomphé des discontinuités de l'instant, à un meilleur moi comme le dit Charles du Bos (me réinstaller en possession de mon meilleur moi, 27 mars 1926).

Ce désir de devancer la mort en se préfigurant soi-même à l'aune de l'essentiel constitue le rêve diariste par excellence. Amiel le formule avec une certaine drôlerie:

Seize mille pages! cinquante volumes de journal intime! Qui jamais aura la patience de lire tout ce fatras? qui même aura le courage d'en parcourir une partie? Pas même moi. Car à un volume par semaine, cela prendrait une année au lecteur. Le soleil se cache dans sa lumière; mes notes se défendent par leur densité et leur énormité...

Leur masse indestructible a fatigué le temps, non pas les siècles de l'histoire, mais le temps de l'amitié. Trois personnes pourtant se mettraient volontiers à cette besogne, ma filleule, Fida, et le disciple.

Ce qui serait mieux encore, ce serait de devancer la mort et d'extraire de cette carrière confuse la matière de deux ou trois volumes de choix.

Amiel, 15 mars 80

Le diariste veut totaliser les éléments les plus contingents de sa vie une œuvre pleine et complète. Il veut faire du moi, une œuvre. Et c'est le livre, l'objet-livre qu'est le journal, qui va incarner ce fantasme d'une auto-constitution par l'écriture. Mais ce faisant, l'intimiste ne peut saisir que des variables, ou chercher à cerner, au prix d'un travail d'interprétation, les invariants de la mobilité des jours: c'est le paradoxe constitutif du journal. Visant à identifier le moi, il ne peut l'appréhender que dans le successif, dans une somme d'aperçus journaliers. Il ne met au jour que le protéisme des aspects et l'infixabilité des désirs, pour reprendre encore les termes de l'auteur genevois. Voulant se construire, le diariste maintient nécessairement son être dans l'ouverture d'un recommencement de l'écriture.

Edition: Ambroise Barras, 2005