Méthodes et problèmes

Le journal intime

Dominique Kunz Westerhoff, © 2005
Dpt de Français moderne – Université de Genève

IV.8. Dialogisme de l'écriture diariste

Cette vanitas du journal intime éclaire un autre paradoxe intéressant. Cherchant à se dire, à se figurer, le diariste instaure nécessairement un écart vis-à-vis de lui-même. L'immédiateté est en effet problématique chez l'intimiste: l'écriture le pose en objet de son propre regard, bien plus qu'elle ne lui permet de se saisir dans la spontanéité de son être. Elle procède à un détachement analytique. On le voit en particulier aux marques énonciatives qui sont caractéristiques du journal, et qui sont fondamentalement dialogiques – même si le régime énonciatif du journal intime est, sauf exception, monologal.

Le diariste peut s'adresser à lui-même à la 2ème personne: Disséquer son cœur, comme tu le fais, c'est tuer sa vie (Amiel). Il peut aussi s'impersonnaliser à la 3ème personne, comme le fait Maine de Biran en généralisant la fluctuation de son être à l'universalité du genre humain: L'homme entraîné par un courant rapide, depuis sa naissance jusqu'à sa mort, ne trouve nulle part où jeter l'ancre; ses sentiments, ses idées, sa manière d'être se succèdent, sans qu'il puisse les fixer (1794, p.10). De même, sur le plan stylistique, le diariste recourt fréquemment au style télégraphique, où se verra paradoxalement élidé le sujet personnel au profit du seul participe passé: Rencontré x aujourd'hui. Les phrases nominales ou participiales, où le sujet du discours est omis, signalent cette essentielle dépossession du moi qui est l'enjeu journalier de l'écriture diariste.

Ainsi, loin d'être un refuge du sujet personnel, comme l'affirme Blanchot, le journal intime est peut-être un lieu d'expérience où le moi peut vivre sur un mode élémentaire un désaffublement des identités. Selon Leiris, c'est précisément cette objectivation de soi qui fait chanter le journal intime, et qui peut gagner une efficace, personnelle et poétique, que la seule confidence n'atteint pas:

Nul soulagement à tenir un journal, à rédiger une confession. Pour que la catharsis opère, il ne suffit pas de formuler, il faut que la formulation devienne chant. Chant = point de tangence du subjectif et de l'objectif.

8 janvier 1936

C'est à ce point de tangence du subjectif et de l'objectif que le journal intime peut faire œuvre, et se doter ici d'une valeur lyrique.

Edition: Ambroise Barras, 2005