Méthodes et problèmes

Le mode dramatique

Éric Eigenmann, © 2003
Dpt de Français moderne – Université de Genève

I.1.2. Théâtralité

Le théâtre (3), c'est encore et peut-être surtout la qualité particulière que l'on reconnaît à la représentation ou au texte en question (théâtre 1 et 2) lorsqu'ils sont réussis, efficaces: ça, c'est du théâtre! Roland Barthes parle en ce sens dès 1954 de théâtralité, concept forgé à partir de l'adjectif théâtral – parallèllement à littéraire/littérarité – pour désigner la propriété du phénomène. Il la situe dans l'épaisseur de signes qui caractérise la représentation scénique:

Qu'est-ce que le théâtre? Une espèce de machine cybernétique [une machine à émettre des messages, à communiquer]. Au repos, cette machine est cachée derrière un rideau. Mais dès qu'on la découvre, elle se met à envoyer à votre adresse un certain nombre de messages. Ces messages ont ceci de particulier, qu'ils sont simultanés et cependant de rythme différent; en tel point du spectacle, vous recevez en même temps 6 ou 7 informations (venues du décor, du costume, de l'éclairage, de la place des acteurs, de leurs gestes, de leur mimique, de leur parole), mais certaines de ces informations tiennent (c'est le cas du décor) pendant que d'autres tournent (la parole, les gestes); on a donc affaire à une véritable polyphonie informationnelle, et c'est cela la théâtralité: une épaisseur de signes.

Littérature et signification, Essais critiques, Seuil/Points, 1981 (1963), p. 258

La fonction signifiante démarque d'abord le théâtral, schématiquement, du tout spectaculaire (un feu d'artifice): en tant que système de signes, le théâtre renvoie à un univers absent, fictif. Suggérant des couches irréductibles entre elles, la notion d'épaisseur démarque ensuite le théâtral du tout textuel: la signification ne saurait se limiter à celle(s) du message linguistique, qu'il soit le seul ou que les autres coïncident avec lui (par hypothèse: une simple récitation ou une image scénique parfaitement redondante). Une formulation antérieure de Barthes peut même sembler dénier au texte sa part de théâtralité (c'était à peu près la position d'Antonin Artaud):

Qu'est-ce que la théâtralité? C'est le théâtre moins le texte, c'est une épaisseur de signes et de sensations qui s'édifie sur la scène [...]

Le théâtre de Baudelaire, Essais critiques, Seuil/Points, 1981 (1954), p. 41

Or il s'agit bien pour Barthes d'une soustraction (le théâtre moins le texte), qui au sens mathématique aboutit non pas à une suppression mais à une différence, dynamique, entre la représentation scénique et le texte dramatique en l'occurrence – opération réversible en addition: la scène ajoute au texte pour construire la théâtralité de la représentation. La pièce que composent les personnages d'Abel et Bela de Robert Pinget l'illustre: si ce n'est pas du théâtre, comme ils le reconnaissent eux-mêmes, c'est moins à cause de la platitude des répliques que parce qu'elles collent trop bien à leur contexte, sans surprise ni dialectique.

Edition: Ambroise Barras, 2003-2004