Méthodes et problèmes

Lire, cette pratique

Laurent Jenny, © 2004
Dpt de Français moderne – Université de Genève

Sommaire

  1. Les deux lectures
    1. Lecture privée et lecture critique
    2. Lecture et jeux
  2. La lecture privée
    1. Rites de lecture
    2. L'actualisation mentale des textes
    3. Lecture privée et échange communicationnel
    4. L'identification
      1. Aspects de l'identification littéraire
      2. L'embrayage de l'identification
  3. La lecture critique
    1. Le lecteur comme poseur de puzzles
      1. Une relation duelle
      2. Une activité de synthèse
        1. L'exemple de la construction du personnage
    2. Un jeu à règles variables
      1. L'exemple de la versification de Rimbaud
  4. Enjeux de la lecture: jeu littéraire et apprentissage du monde

I. Les deux lectures

Lire, cette pratique écrivait Mallarmé, suggérant que la lecture littéraire relevait d'un savoir et d'une expérience spécifiques. C'est qu'on n'en finit pas d'apprendre à lire. Un critique des années 70, Jean Ricardou, distinguait pour sa part plusieurs formes d'analphabétisme. Selon lui, lorsqu'on ne sait vraiment pas lire, on voit des formes (des lettres) mais pas de sens; puis on apprend à lire et on passe à une autre sorte d'analphabétisme: on voit du sens mais plus de formes (on devient victime d'une sorte d'hallucination imaginaire qui nous fait oublier la matérialité du signifiant). La pratique de la lecture, ce pourrait être la recherche d'une accommodation juste entre formes et sens.

I.1. Lecture privée et lecture critique

Une autre façon d'aborder la complexité de la lecture, ce pourrait être de confronter les formes de la lecture spontanée, appelons-la privée, et celles de la lecture savante, que l'on pourrait aussi caractériser comme une lecture critique. L'opposition apparemment la plus évidente, c'est que la lecture privée est purement guidée par le plaisir, tandis que la lecture critique est dominée par la distance, le choix et le jugement.

La lecture privée est en effet caractérisée comme dilettante (du latin delectare, s'adonner à un plaisir). Elle se borne en général à une première lecture parce qu'elle est soucieuse de préserver les agréments de la surprise. Son allure est flâneuse, non seulement dans le choix des lectures, largement livré au hasard, mais aussi dans le rythme de la découverte (elle s'autorise à être lacunaire, sautant des passages, oubliant le début, confondant des personnages). Elle n'est guidée par aucun principe productif ou utilitaire. Elle n'a pas nécessairement à interpréter ce qu'elle lit. Elle ne vise ni un savoir ni la production d'un autre texte.

De son côté la lecture critique implique nécessairement un regard second sur le texte, c'est-à-dire une relecture. Elle se veut méthodique et exhaustive parce qu'elle conçoit le texte comme un ensemble organisé où tout est cohérent et tout fait sens. Elle est (souvent) productive d'une interprétation, qui éclaire non seulement le texte lu, mais d'autres textes et le phénomène littéraire dans son ensemble. Elle est (parfois) productive d'un autre texte, commentaire ou critique.

Cependant, cette opposition des lectures, si elle était aussi radicale, ne serait pas seulement attristante, elle serait aussi fausse. Effectivement nous allons voir que ces deux formes de lectures sont en fait solidaires et qu'heureusement aucune n'est exempte de plaisir, mais il faut distinguer différentes sortes de plaisirs.

I.2. Lecture et jeux

Pour mieux le comprendre, nous pouvons suivre les réflexions du critique Michel Picard, dans son livre intitulé La lecture comme jeu, livre fondamental pour notre propos et qui nous inspirera beaucoup. Picard y décrit la lecture non pas comme un mais comme deux sortes de jeux, tous deux nécessaires à son accomplissement. On peut les appeler respectivement jeu de rôles et jeu de règles (en anglais, il y a deux mots bien distincts pour les désigner: playing – mot qu'on emploie au sens de jouer la comédie –, et game – qui caractérise tous les jeux où il s'agit d'appliquer des règles). Par certains aspects la lecture est playing, elle consiste à entrer dans les rôles que nous propose la fiction, un peu comme un acteur le fait au théâtre, mais avec cette nuance que la scène de la représentation est purement mentale. Par d'autres aspects, la lecture est game, jeu de règles (encore s'agit-il souvent non seulement d'appliquer des règles mais aussi de les découvrir…).

Si l'on adopte le point de vue de Picard, on saisit mieux quels sont les deux types d'investissements nécessaires à la lecture: impossible de lire sans entrer dans un jeu de rôles (ou alors le livre nous tombe des mains), mais impossible de lire en ignorant tout à fait le jeu des règles littéraires (ou alors le livre devient arbitraire, voire incompréhensible). Si l'on admet que la lecture privée est dominée par le plaisir du jeu de rôles et que la lecture critique est dominée par le plaisir du jeu de règles, on comprend mieux leur complémentarité. Essayons de préciser les caractères de chacune d'entre elles.

II. La lecture privée

II.1. Rites de lecture

La lecture privée fait une part importante à des éléments individuels et presque égocentriques (à son sujet la psychanalyse pourrait parler de narcissisme). Ce caractère apparaît manifestement à travers certains rites de lecture. Le lecteur se retranche du monde extérieur pour se blottir dans un espace personnel: appartement, fauteuil ou robe de chambre; ou parfois comme Proust il se réfugie dans un jardin sous une charmille:

Dans cette charmille, le silence était profond, le risque d'être découvert presque nul, la sécurité rendue plus douce par les cris éloignés qui, d'en bas, m'appelaient en vain, quelquefois même se rapprochaient, montaient les premiers talus, cherchant partout, puis s'en retournant, n'ayant pas trouvé; alors plus aucun bruit; seul de temps en temps le son d'or des cloches qui au loin, par-delà les plaines, semblait tinter derrière le ciel bleu, aurait pu m'avertir de l'heure qui passait...

Contre Sainte-Beuve, 168

On peut dire que cet individualisme de la lecture est une de ses données modernes, ne serait-ce que parce que, comme on l'a vu dans le cours sur l'Histoire de la lecture, dans l'Antiquité, la lecture se faisait essentiellement à voix haute (St Augustin, à la fin du IVe siècle nous signale comme une singularité que son maître St Ambroise pratique la lecture à voix basse).

II.2. Lecture privée et actualisation mentale des textes

Les éléments subjectifs de la lecture ne sont pas seulement extérieurs (un cadre protecteur) ou physiques (un bien-être corporel), il ont aussi une forte dimension psychologique. Effectivement, au cours d'une lecture, se produisent un très grand nombre d'interférences mentales d'un caractère purement subjectif. Tandis que nous lisons, nous actualisons des souvenirs personnels vécus, qui donnent consistance à telle scène ou à tel décor évoqués par le texte et lui confèrent son cachet de réalité. Ainsi lorsque je lis la description de la plage de Balbec par Proust (dans À l'ombre des jeunes filles en fleurs), j'y mêle inévitablement mes propres souvenirs de plage normande, ou, à défaut, ceux qui peuvent s'en rapprocher de près ou de loin.

Bien des scènes romanesques m'évoquent des fantasmes purement personnels, sans qu'ils aient nécessairement de rapports avec le monde imaginaire que le texte me fait découvrir. Baudelaire disait ainsi qu'il voyait en Madame Bovary un homme, mais on peut penser que c'est un fantasme purement personnel, et difficile à faire partager à d'autres.

II.3. Lecture privée et échange communicationnel

Bref, en lisant, nous ne cessons de penser à autre chose, qui nous est propre. Ces pensées personnelles sont indispensables pour donner une coloration vivante à notre lecture et nous permettre de l'investir. Cependant, d'un autre côté, nous voyons aussi leurs limites: ce qui est le plus subjectif dans la lecture est aussi ce qui est destiné à demeurer privé: on ne peut espérer à partir de là approfondir la pensée ou l'imaginaire de cet autre qu'est l'auteur.

Peut-on communiquer avec d'autres sur un texte à partir de nos seules impressions subjectives? Sans doute cela arrive-t-il souvent, mais si j'échange avec autrui mes associations libres ou mes impressions les plus personnelles sur un texte, je renseigne l'autre sur moi-même beaucoup plus que sur le texte. Il se peut qu'alors nous en apprenions beaucoup sur notre sensibilité et sur notre imaginaire respectifs. Mais, il n'est pas sûr que nous parvenions à une meilleure connaissance du texte ou à une évaluation plus sûre de son intérêt.

II.4. L'identification.

La projection subjective dans le texte a cependant une vertu positive, c'est qu'elle nous permet littéralement d'entrer dans le texte, de l'investir de façon vivante en nous identifiant à un personnage voire à plusieurs. Ce processus, je vous propose de l'observer tel qu'il est décrit dans un roman, Madame Bovary, (car il arrive que les personnages de romans soient aussi des lecteurs de roman et qu'on nous les décrive dans leur pratique de la lecture).

Dans le couvent où elle est pension, Emma se fait prêter des romans par une vieille fille qui travaille à la lingerie:

Ce n'étaient qu'amours, amants, amantes, dames persécutées s'évanouissant dans des pavillons solitaires, postillons qu'on tue à tous les relais, chevaux qu'on crève à toutes les pages, forêts sombres, troubles du cœur, serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au clair de lune, rossignols dans les bosquets, messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne l'est pas, toujours bien mis, et qui pleurent comme des urnes. Pendant six mois, à quinze ans, Emma se graissa donc les mains à cette poussière des vieux cabinets de lecture. Avec Walter Scott, plus tard, elle s'éprit de choses historiques, rêva bahuts, salles de gardes et ménestrels. Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces châtelaines au long corsage qui, sous le trèfle des ogives, passaient leurs jours, le coude sur la pierre et le menton dans la main, à regarder venir du fond de la campagne un cavalier à plume blanche qui galope sur un cheval noir.

I,6

Comme Flaubert, mais pour des raisons un peu plus particulières, nous pouvons tous dire:Madame Bovary, c'est moi. En effet, nous sommes tous sujets, quand nous lisons, au type de fascination imaginaire qui nous est ici décrit (même si les formes de l'imaginaire ont changé et ne sont plus guère nourries par le bric-à-brac pseudo médiéval d'une littérature romantique populaire).

Ce que nous voyons à l'œuvre chez Emma, c'est un processus d'identification, une attitude psychologique que nous pouvons rapprocher du jeu de rôles, puisqu'il s'agit de jouer à être comme. Vous savez qu'un des grands romans de la littérature européenne, Don Quichotte de Cervantès, nous raconte l'histoire d'un homme qui a cédé au vertige de l'identification littéraire. À force de lire des romans de chevalerie, il a perdu de vue la dimension ludique de l'identification littéraire. Il a oublié sa propre identité en se prenant lui-même pour un chevalier de l'époque médiévale. Mais tout lecteur sain d'esprit sait contenir ses identifications dans les limites du faire comme.

II.4.1. Aspects de l'identification littéraire

L' identification littéraire est d'ailleurs un peu particulière. Selon Picard, dans la lecture, on s'identifie moins à un personnage pris dans totalité qu'à un personnage en situation. Typiquement, Emma se voit comme une châtelaine accoudée à la fenêtre dans l'attente d'un cavalier. C'est une image idéale figée, et comme éternisée.

Par ailleurs, au fil de la lecture, nous glissons d'une identification à une autre. Nous pratiquons un jeu de rôles où, selon les sollicitations du texte, nous tenons un peu tous les rôles (quitte à opérer des clivages internes entre les bons et les méchants). Ainsi nous sommes successivement et tout à la fois Emma, la petite bourgeoise de province, Charles, son poussif mari, Rodolphe, le séducteur cynique et même peut-être Homais, le pharmacien ridicule et odieux, chantre du progrès et des vertus laïques.

II.4.2. L'embrayage de l'identification

Cependant, il faut tout de suite préciser, que si nous glissons ainsi d'identification en identification, si nous entrons parfois dans la peau d'êtres extrêmement éloignés de nous, ce n'est pas seulement par un mouvement de projection psychologique spontanée, c'est aussi parce que les textes nous y invitent objectivement. Ils embrayent notre participation imaginaire au moyen de certaines formes grammaticales et littéraires.

L'exemple le plus simple qu'on puisse en donner, c'est le récit à la première personne, du type L'Étranger de Camus. Parce que Meursault, le héros-narrateur du livre, dit je dès la première ligne, nous sommes sollicités à partager ses sensations et ses pensées, à nous les approprier, aussi étranges soient-elles. De ce point de vue, vous voyez que l'intérêt de la littérature est de nous faire intérioriser des expériences tout à fait inconnues et de nous les faire vivre par délégation. C'est particulièrement évident dans le cas de L'Étranger, car Meursault est un être que personne ne comprend et que tout le monde rejette.

Retenons pour le moment que, si la lecture est un jeu de rôles, les rôles y sont largement mis en scène par le texte lui-même. C'est ce qui rend ce jeu de rôles intelligent, c'est ce qui en fait aussi déjà un jeu de règles – et non pas un simple écran de projection de nos imaginaires privés. Bien lire, ce n'est donc nullement refuser l'identification, c'est comprendre à quelles identifications nous sommes invités, comment est modulée notre proximité ou notre distance à ce qui est raconté. Peut-être commençons-nous par là à mieux comprendre qu'une analyse précise des règles littéraires peut nous préserver des déformations subjectives de la lecture.

III. La lecture critique

On a dit que la lecture critique était dominée par le jeu de règles. Cela implique, on l'a vu, que la lecture ne se réduit pas à une rêverie, ni à une absorption passive de signification (comme si les livres nous versaient des contenus dans le cerveau). La lecture est en effet une opération plus complexe que la communication décrite par Roman Jakobson, un linguiste des années 1970, dans un fameux article intitulé Linguistique et poétique. Dans son modèle, un émetteur (par exemple l'auteur) transmet un message (le texte) à un récepteur (le lecteur) en utilisant un code déchiffrable (la langue). Mais un tel schéma ne convient que pour décrire des communications extrêmement simples, univoques et immédiatement déchiffrables, plutôt des SOS en morse que des textes littéraires..

En effet, le lecteur (en dépit de son apparence immobile, silencieuse, voire légèrement somnolente) est infiniment plus actif qu'un simple récepteur. Ce que lui propose le texte littéraire, c'est bien moins une signification toute prête qu'un ensemble d'instructions pour construire un sens à partir d'informations partielles. Voici donc une nouvelle image du lecteur, non plus un dévoreur de livres, confondant rêve et réalité, mais un constructeur.

III.1. Le lecteur comme poseur de puzzles

Dans son livre, Picard nous propose un héros de roman emblématique du lecteur-constructeur, même s'il n'est pas lui-même un lecteur (contrairement à Emma Bovary): il s'agit de Bartlebooth, personnage du roman de Georges Perec, La vie mode d'emploi. Bartlebooth est un riche excentrique qui passe vingt ans de sa vie à reconstituer des puzzles qu'il a fait fabriquer pendant les vingt années précédentes. Du puzzle lui-même, le narrateur de La Vie mode d'emploi nous dit ceci:

...en dépit des apparences, ce n'est pas un jeu solitaire: chaque geste que fait le poseur de puzzle, le faiseur de puzzles l'a fait avant lui; chaque pièce qu'il prend et reprend, qu'il examine, qu'il caresse, chaque combinaison qu'il essaye et essaye encore, chaque tâtonnement, chaque intuition, chaque espoir, chaque découragement, ont été décidés, calculés, étudiés par l'autre.

Selon Picard, le puzzle nous offre une bonne image de certains aspects de la lecture, particulièrement deux:

  1. Comme le puzzle, la lecture est une relation duelle.
  2. Comme le puzzle, la lecture est une activité de liaison, d'intégration, de reconstitution d'une unité représentative.

III.1.1. Une relation duelle

Par relation duelle, entendons que non seulement deux instances y sont impliquées, mais que l'une exerce un calcul sur l'autre, selon une forme de stratégie (et c'est bien en cela que la lecture échappe au modèle trop simpliste de la communication entre émetteur et récepteur). Effectivement, à travers la narration, l'auteur filtre l'information qu'il délivre au lecteur. C'est-à-dire qu'il situe le lecteur à une certaine place – place qu'il peut d'ailleurs faire varier au cours du récit.

Prenons le début d'un roman de Balzac, La peau de chagrin:

... Vers la fin du mois d'octobre dernier, un jeune homme entra dans le Palais-Royal au moment où les maisons de jeu s'ouvraient...

Balzac est coutumier de ce type d'entrées en matière où un personnage nous est d'abord présenté de l'extérieur, sans que nous puissions rien deviner de son histoire, de ses préoccupations ou de ses pensées. Quelques pages plus loin, cependant, nous entrons dans l'intimité des impressions et des réflexions du même personnage et nous nous rendons compte qu'il s'apprête à se suicider.

S'il déposait un moment le fardeau de son intelligence et de ses souvenirs pour s'arrêter devant quelques fleurs (…), bientôt saisi par une convulsion de vie qui regimbait encore sous la pesante idée du suicide, il levait les yeux: là des nuages gris, des bouffées de vent chargées de tristesse, une atmosphère lourde lui conseillaient encore de mourir.

Entre le premier et le second passage, il y a eu une variation de point de vue ou de ce qu'on appelle plus techniquement focalisation. Vous en étudierez les formes dans les prochaines séances de ce cours, mais ce qui nous intéresse aujourd'hui, c'est le calcul que cela suppose vis-à-vis du lecteur. Le narrateur aménage l'ignorance du lecteur, en suspendant un certain nombre d'informations qui expliqueraient l'aspect ou l'attitude du personnage. C'est-à-dire qu'à tout moment du récit, à travers la narration, l'auteur aide ou contrarie l'activité de lecture. Il vise sans cesse son lecteur, en calculant ses réactions, en misant sur ses attentes. Quant au lecteur, il fait un travail symétrique, il échafaude des hypothèses sur les raisons qu'on a de lui dissimuler certains éléments de l'histoire, il s'efforce d'utiliser au mieux les indices dont il dispose et de deviner ceux qu'on lui cache. Il y a donc bien un duel, au sens où entre le lecteur et l'auteur s'exerce une véritable lutte dont l'enjeu est l'information narrative.

III.1.2. Une activité de synthèse

Il y a un second aspect qui rapproche la lecture du puzzle. La lecture est une activité de liaison, d'intégration progressive de fragments, destinée à former finalement une représentation aussi totale que possible. Et cette activité, bien différente de l'identification, est cependant, elle aussi, productrice de plaisir. La psychanalyse nous enseigne que, si les petits enfants sont passionnés par les puzzles et jubilent lorsqu'ils sont parvenus à refaire un tout avec des morceaux, c'est parce qu'ils rejouent la conquête de leur propre unité – unité assez tardivement constituée dans le cas du petit humain, qui naît psychologiquement très prématuré et quelque peu dissocié.

Bien sûr la construction d'une totalité de représentation est un peu plus complexe dans le cas de la lecture que dans celui du puzzle. Tout d'abord le lecteur doit rassembler et synthétiser des informations explicites qui lui sont données successivement. Les textes, en effet, ont de la mémoire, ou plutôt une virtualité de mémoire. C'est-à-dire qu'au fil du discours ils font implicitement référence à des information qu'ils ont antérieurement délivrées. Mais il revient au lecteur d'être, si l'on peut dire, la mémoire vive du texte, c'est-à-dire de convoquer ces informations au bon moment et de faire au fur et à mesure qu'il en rencontre de nouvelles une synthèse cohérente.

III.1.2.1. L'exemple de la construction du personnage

C'est ainsi que le lecteur procède pour « constituer » le personnage de roman. Prenons l'exemple, dans la Recherche du temps perdu, d'un personnage comme le baron de Charlus. La première fois qu'il le voit, Marcel le prend pour un espion, puis pour un aristocrate hyper-viril, voire pour un fou colérique. Il faudra beaucoup d'années à Marcel pour comprendre que Charlus est aussi et surtout un homosexuel, ce qui explique une part de ses bizarreries de comportements (mais pas toutes, loin de là). Composer le personnage, pour le lecteur c'est constituer la cohérence et la constance relative d'un être de fiction à partir d'indices qui peuvent être contradictoires. Un personnage n'est d'ailleurs, jusqu'à la fin du texte, jamais achevé. Jusqu'au dernier mot, le lecteur peut être amené à retoucher le portrait.

Dans ce travail, le lecteur est parfois aidé par les commentaires du narrateur qui proposent eux-mêmes des synthèses et des interprétations des personnages. Ainsi, dans le roman balzacien, le travail est mâché au lecteur. Le narrateur nous expose toutes les lois psychologiques ou sociologiques qui sont supposées motiver les personnages. Il nous décrit en termes généraux les aspirations et les comportements d'un jeune homme de province qui monte à Paris pour y faire une carrière de poète, ou ceux d'un banquier, d'une femme entretenue, d'une épouse vertueuse, etc. Et les actions des personnages sont toujours des illustrations particulières de ces prétendues lois.

Mais, dans bien d'autres romans, ces lois générales demeurent tacites ou sont inexistantes. À cet égard, plus le narrateur est silencieux, plus le lecteur est sollicité dans son activité de construction et d'interprétation. Il doit y parvenir à partir de sa propre connaissance du monde, ou à partir de la connaissance encyclopédique des mondes historiques et culturels qui font l'horizon du texte lorsque ces mondes sont éloignés de lui dans le temps ou dans l'espace.

Il faut noter que certains romans du XXe siècle, comme ceux de Samuel Beckett ou d'Alain Robbe-Grillet, lancent de véritables défis au lecteur. Non seulement le narrateur s'abstient d'aider le lecteur dans la compréhension du personnage. Mais il lui arrive de rendre impossible cette compréhension tant les informations qu'il donne sont lacunaires ou contradictoires.

III.2. Un jeu à règles variables

La comparaison avec le puzzle nous a été utile pour dégager certains aspects de la lecture comme jeu de règles, mais elle a aussi ses limites. Et à ce point nous devons l'abandonner pour analyser un dernier aspect du jeu de règles littéraire. En effet, contrairement à ce qui se passe dans le cas du puzzle ou du jeu d'échec, nous venons de voir que les règles du jeu littéraire ne sont pas constantes ni fixées une fois pour toutes. La littérature est dans l'Histoire, et elle ne cesse de modifier les règles de son jeu. C'est pourquoi le lecteur est aussi exposé à une tâche non conventionnelle dans les jeux de règles: il doit découvrir au fur et à mesure de sa lecture les règles qu'il doit appliquer. Lire, au sens plein du terme, c'est non seulement jouer mais saisir le changement de règles et donc l'activité, chaque fois nouvelle, qu'une œuvre assigne à son lecteur.

III.2.1. L'exemple de la versification de Rimbaud

Ces changements de règles, nous venons de sommairement les évoquer dans le genre romanesque à propos du personnage. Mais, un exemple pris dans la poésie sera peut-être encore plus parlant. Si nous parcourons l'ensemble des poèmes de Rimbaud, qu'il a composé comme vous le savez en très peu d'années, nous nous apercevons qu'il a modifié presque à chaque poème les règles de la versification qu'il appliquait. Il est parti en 1869 d'une versification qui était en gros celle de Victor Hugo pour aboutir vers 1874 à des vers qu'on a plus tard considérés comme des vers libres. Et au fil de ces cinq ans, il est passé par toutes sortes de stades intermédiaires, parodiant et dépassant la pratique de Théodore de Banville, puis rivalisant avec les inventions de Verlaine, avant d'élaborer sa propre poétique.

Il est clair dès lors que lire un poème de Rimbaud, ce n'est pas seulement comprendre son contenu, c'est aussi comprendre quel jeu il joue, quelle règle il nous propose à chaque fois. Et ces changements de règles ne sont pas dénués eux-mêmes de signification. Ainsi, le poème qui attaque le plus violemment les règles de la versification classique fait allusion à une grande révolte politique, la Commune de Paris, en 1872. Plus tard, en revanche, Rimbaud pratique une versification qui est moins subversive que flottante. Il ne transgresse plus les règles, il les desserre. Et cela n'a évidemment pas la même signification.

Particulièrement dans le cas de la versification, la règle prend facilement un sens politique, car versifier c'est une certaine façon de concevoir les relations entre loi collective et expression individuelle. Chaque style de versification gère à sa façon ces relations. Et lorsqu'en 1886 le vers libre s'est imposé, c'est-à-dire la possibilité pour chacun d'inventer et de faire varier la longueur des vers en dehors de toute règle préétablie, on a beaucoup associé cette liberté à la démocratie et aux droits de l'individualisme.

IV. Enjeux de la lecture: jeu littéraire et apprentissage du monde

Après avoir étudié les formes de cette pratique de la lecture, nous pouvons essayer de répondre à la question de sa fonction. À quoi sert ce double jeu de la lecture que nous avons décrit? Est-il purement gratuit? Dans quels rapports entre-t-il avec le monde réel?

À cette question, nous pouvons fournir une réponse assez proche de celles qu'on propose à propos du jeu en général. Les anthropologues, en effet, nous apprennent que le jeu a des fonctions sérieuses. Il existe dans toutes les sociétés humaines et dans bon nombre de sociétés animales et il a une fonction d'apprentissage. Jouer, cela sert à anticiper et à répondre à des situations inédites et non encore maîtrisées.

Or c'est exactement ce que fait la littérature à travers les différents genres. Elle anticipe des situations psychologiques, sociales et affectives nouvelles. Elle leur trouve des solutions sur un plan hypothétique. Elle propose des réponses personnelles à des états du monde encore inexistants.

Prenons l'exemple de Baudelaire. Dans ses Petits poèmes en prose, il s'est donné pour tâche de saisir les nouveaux rapports sensibles qui découlent de l'existence dans la grande ville. Effectivement, à partir du milieu du XIXe siècle, les habitants des grandes villes sont confrontés à de nouvelles expériences fondées sur la surprise, la solitude, le brassage des classes sociales, l'éphémère des rencontres, le choc des rencontres des spectacles et des modes. Baudelaire a cherché, dans une forme nouvelle mêlant le prosaïque et le poétique, à créer une esthétique et à esquisser imaginairement un style de vie propre à accueillir ces aspects de la vie moderne.

Conclusion

J'espère, pour finir, vous avoir montré que la pratique académique ou critique de la lecture n'excluait rien de ce qui a pu constituer votre plaisir spontané de la lecture privée. Bien plutôt, la lecture critique affine et étend le plaisir de la lecture privée en approfondissant le jeu de l'identification ou de la règle, en le nuançant, bref en créant un dialogue plus dynamique entre les suggestions du texte et les réactions du lecteur. Sartre définissait la lecture comme une liberté dirigée. Le monde du texte propose mais il est clair que c'est la richesse de la vie intellectuelle du lecteur qui dispose, en donnant vie aux univers de sens que l'auteur invente pour lui.

Bibliographie

Edition: Ambroise Barras, 2004 //