Méthodes et problèmes

La perspective narrative

Jean Kaempfer & Filippo Zanghi, © 2003
Section de Français – Université de Lausanne

Sommaire

  1. Définition(s)
    1. Objet du chapitre
    2. Sens large: point de vue et énonciation
    3. Sens restreint
      1. Focalisation et représentation
      2. Les trois types de focalisation
    4. L'exemple du théâtre
  2. La focalisation interne
    1. Genette: une approche intuitive
      1. Le point de vue du personnage
      2. Le double sens du mot interne
      3. Les changements de foyer
    2. Rabatel: les marques linguistiques du point de vue
      1. L'aspectualisation de la perception
      2. La mise en relief
      3. L'anaphore associative
    3. L'embrayage du point de vue du personnage
  3. La focalisation externe
    1. Un point de vue anonyme
    2. L'ambiguïté du mot externe
  4. La focalisation zéro
    1. Non focalisation
    2. Multifocalisation
  5. Changements et frontières de la perspective
    1. La perspective comme technique narrative
    2. Altérations de la perspective
    3. Frontières de la perspective
  6. La perspective et les autres paramètres du récit
    1. Perspective et voix narrative
    2. Perspective et représentation de la parole

I. Définition(s)

I.1. Objet du chapitre

Beaucoup de termes ont été proposés pour traiter de ce qui est réuni ici au titre de la perspective narrative: point de vue, vision, aspect, focalisation. La littérature critique sur le sujet est particulièrement abondante. On peut y distinguer différentes traditions (anglo-saxonne, allemande, française) et des approches diversifiées (poétique, linguistique). Ce chapitre sera centré sur la théorie des focalisations proposée par G. Genette. Si elle n'est pas la plus rigoureuse, elle reste l'une des plus opératoires pour la lecture des textes. Des compléments seront apportés avec A. Rabatel. Mais il convient d'abord de délimiter les problèmes pour éviter de possibles confusions.

I.2. Sens large: point de vue et énonciation

Toutes traditions confondues, c'est le terme de point de vue qui est le plus couramment utilisé. Au sens large, certains parlent de point de vue pour qualifier les récits dans leur ensemble. Tout texte narratif témoigne d'un point de vue particulier. Il y a autant de points de vue que de textes. On comprend aisément que le terme n'a que peu d'intérêt dans ce sens. Mieux vaudrait ne l'employer que lorsque l'on peut voir, dans un texte, se dégager un point de vue avec une fonction manifeste et cohérente (Rousset, 30).

On parlerait alors de point de vue pour désigner ce que les Anglo-Saxons appellent le ton d'un texte (tone). On pourrait y ranger l'ironie de Flaubert - par exemple lorsqu'il fait le portrait du pharmacien Homais, dans Madame Bovary. Dans ce sens, le terme renvoie surtout au point de vue du narrateur sur son histoire ou ses personnages et englobe ce que certains critiques appellent les intrusions d'auteur: [Il] jeta un coup d'oeil sur son costume, un peu plus riche que ne le permettent en France les lois du goût (Balzac, Gambara). En un sens voisin, on verrait se dégager un point de vue, une vision du monde, de la cohérence et de la tonalité des images, des métaphores repérables dans un texte.

Dans un sens un peu moins étendu, enfin, on signalerait comme le font aujourd'hui encore les dictionnaires anglo-saxons (Abrams, 231-236) les différents points de vue tels qu'ils se dégagent d'un récit à la première ou à la troisième personne. Un récit en JE semble limiter le point de vue à celui de JE. Un récit en IL/ELLE permet d'offrir un point de vue plus large. Dans tous ces cas, cependant, ainsi que l'a remarqué Genette, le point de vue a partie liée avec le narrateur [La voix narrative, I], avec celui qui raconte l'histoire, et ressortit donc au problème de l'énonciation narrative.

I.3. Sens restreint

I.3.1. Focalisation et représentation

La focalisation, telle que nous la définissons ici, relève moins de l'énonciation que de la représentation narrative. La notion de représentation désigne le rapport qui s'établit entre le texte narratif et ce qu'il est convenu d'appeler la fiction, la fable, ou l'histoire. Ce rapport est fondamental, car l'histoire, prise en elle-même, est une abstraction: c'est-à-dire que l'action, les personnages et l'univers spatio-temporel qui font la substance des histoires ne se présentent pas spontanément à notre conscience; tous ces éléments doivent nous être communiqués par un truchement concret, par une représentation. On peut raconter quelque chose oralement, par écrit, ou encore par des moyens audio-visuels. L'histoire devient concrète seulement à partir du moment où une forme - tel film, tel roman précis - l'a prise en charge.

Ainsi, pour ce qui concerne la représentation littéraire, Genette (1972, 72) distingue la narration (l'acte de raconter), le récit (le texte narratif lui-même, seule réalité tangible pour l'analyse) et l'histoire ou diégèse (l'intrigue telle qu'on peut l'abstraire du récit, mais aussi l'univers spatio-temporel où évoluent les personnages). Dans cette triade, ne relève de la représentation que ce qui touche au rapport du récit et de l'histoire. Par exemple, les événements racontés (histoire) peuvent l'être selon un ordre (récit) différent de l'ordre chronologique. De même, ils peuvent être racontés selon tel ou tel point de vue: [Le récit] peut aussi choisir de régler l'information qu'il livre [...] selon les capacités de connaissance de telle ou telle partie prenante de l'histoire (personnage ou groupe de personnages) (Genette 1972, 183-84). Le lecteur n'accède à l'histoire que par l'intermédiaire de tel protagoniste, dont le champ perceptif, le champ d'action et le savoir sont limités, ce qui le fait ressembler à une sorte de goulot d'information (Genette 1983, 49). Une première définition générale peut donc être donnée: la focalisation désigne le mode d'accès au monde raconté, selon que cet accès est, ou n'est pas, limité par un point de vue particulier.

I.3.2. Les trois types de focalisation

Il existe plusieurs classifications du point de vue. Celle de Genette repose sur une phénoménologie des états de conscience plutôt que sur des considérations linguistiques; elle se donne ouvertement comme une reformulation, notamment de la classification proposée par T. Todorov. Ainsi, premièrement, on appellera avec Genette focalisation zéro l'absence de point de vue délimité, qui caractérise selon Todorov les récits où le narrateur en dit plus que n'en sait aucun des personnages (N > P). On utilise aussi le terme d'omniscience, puisque le narrateur sait tout de ses personnages et pénètre leurs pensées les plus intimes et leur inconscient. Deuxièmement, on parlera de focalisation interne quand le narrateur ne raconte que ce que sait, voit, ressent un personnage donné (focalisation interne fixe), plusieurs personnages successivement (focalisation interne variable), ou encore quand il revient sur un même événement selon les points de vue de personnages différents (focalisation interne multiple). Toujours ici, l'information donnée coïncide avec le champ de conscience d'un personnage (N = P). Troisièmement enfin, Genette appellera focalisation externe un point de vue strictement limité aux perceptions visuelles (et parfois auditives) d'une sorte de témoin objectif et anonyme dont le rôle se réduirait à constater du dehors ce qui se passe. Dans ce cas, conclura Todorov, le narrateur en dit moins que n'en sait le personnage (N < P).

I.4. L'exemple du théâtre

Une bonne façon de saisir intuitivement les différences entre ces trois types de focalisation est de considérer la situation théâtrale.

Au début d'une pièce de théâtre classique, on peut considérer que le spectateur (ou le lecteur) est dans une position de focalisation externe: il en sait moins que n'en sait chacun des personnages. L'exposition est destinée à inverser cette position et à lui donner toutes les informations requises pour la compréhension de la situation dramatique: le spectateur en sait alors plus que tous les personnages pris isolément. Dans Phèdre, par exemple, il connaît dès l'Acte I l'amour criminel de l'héroïne pour son beau-fils Hippolyte. Le nœud de la pièce donne à voir des rencontres entre personnages plus ou moins informés. Des dupes sont victimes de roués; la lucidité s'oppose à l'aveuglement; c'est l'empire, en d'autres termes, de la focalisation interne variable. Ainsi Thésée, dans Phèdre, va-t-il être le seul à ne rien savoir du crime de l'héroïne: ignorance tragique, puisqu'elle mènera Hippolyte à la mort. Le dénouement, en principe, rétablit les choses dans leur vérité; il offre à chacun des personnages le point de vue surplombant dont le spectateur jouissait dès l'exposition. Ainsi, à la fin de l'Acte V, un ultime aveu de Phèdre arrache-t-il, trop tard, Thésée à son ignorance.

Mais reprenons maintenant ces différents types séparément.

II. La focalisation interne

II.1. Genette: une approche intuitive

II.1.1. Le point de vue du personnage

Nous envisagerons en premier lieu la focalisation interne parce que c'est par rapport à elle que l'on pourra le plus clairement définir et comprendre les deux autres types de focalisation. Pour Genette, déterminer comment un segment de texte est focalisé revient à savoir où est le foyer de perception (Genette 1983, 43). La réponse est la plus claire en focalisation interne dans la mesure où ce foyer coïncide alors avec le champ de conscience d'un personnage. Autrement dit, il y a focalisation interne lorsque le point de vue est celui du personnage.

(1) [Le palais était] couvert d'une terrasse que fermait une balustrade en bois de sycomore, où des mâts étaient disposés pour tendre un vélarium.
Un matin, avant le jour, le Tétrarque Hérode Antipas vint s'y accouder et regarda. Les montagnes, immédiatement sous lui, commençaient à découvrir leurs crêtes, pendant que leur masse, jusqu'au fond des abîmes, était encore dans l'ombre. Un brouillard flottait, il se déchira, et les contours de la mer Morte apparurent. L'aube, qui se levait derrière Machaerous, épandait une rougeur.

Flaubert, Hérodias

Dans les premières lignes de cet extrait, le narrateur décrit le lieu où va apparaître le protagoniste. Il n'y a pas de point de vue particulier. À partir de Les montagnes..., en revanche, toute l'information qui nous est donnée est déterminée par le regard d'Hérode. C'est par rapport à lui que s'organisent les premiers plans et les arrière-fonds; de même, la progression temporelle est orientée à partir de son arrivée sur la terrasse, avant le jour.

II.1.2. Le double sens du mot interne

Ceci permet de définir les deux sens du mot interne. D'une part, la focalisation est interne parce que le point focal est situé à l'intérieur de la diégèse: quelque chose est perçu dans l'univers de l'histoire. En ce sens (interne au sens diégétique), la focalisation interne s'oppose à la focalisation zéro, où il n'y a pas de point de vue interne à l'histoire, mais un narrateur extradiégétique [La voix narrative, V.3], qui surplombe l'histoire et qui nous la présente sans restriction de champ - comme dans les premières lignes de (1).

D'autre part, la focalisation est interne parce que nous accédons à l'information depuis l'intérieur d'une conscience, en l'occurrence celle d'Hérode. Ici, focalisation interne (interne au sens psychologique) s'entend par opposition à focalisation externe, où un point de vue est bien situé dans l'histoire, mais sans coïncider avec la conscience, l'intériorité d'un personnage.

Nous conviendrons de parler de focalisation interne lorsque ces deux conditions - la seconde présupposant la première - sont réunies.

II.1.3. Les changements de foyer

La focalisation interne peut être fixe, variable ou multiple. La focalisation interne est fixe lorsque, dans un texte donné, le point de vue est toujours celui du même personnage. Ainsi dans L'Éducation sentimentale de Flaubert, le personnage focal est presque toujours Frédéric Moreau, et le lecteur perçoit comme une infraction tout changement apporté à ce mode dominant.

On parle de focalisation interne variable quand le personnage focal change en cours de récit. Dans Madame Bovary, le point de vue est d'abord celui de Charles, puis celui d'Emma, pour revenir au premier à la fin. Ce cas des changements de foyer en cours de route est le plus fréquent.

La focalisation interne multiple est plus rare. Genette invoque l'exemple des romans par lettres. Un même événement est raconté selon des points de vue différents. Mais ici le changement de point de vue est surtout le fruit d'un changement d'énonciateur, puisque les différents correspondants sont autant de narrateurs. Le cinéma offre d'autres exemples. Ainsi, dans le film Jackie Brown de Q. Tarantino, l'épisode crucial de l'échange des 500'000 dollars est présenté à trois reprises: la première fois du point de vue de Jackie, qui cherche à leurrer en même temps Ordell et la police; la deuxième fois du point de vue de Louis et de Melanie (les complices du truand Ordell), et la dernière fois selon l'optique de Max (le complice de Jackie), ce qui permet au narrateur-réalisateur de jouer sur les attentes à chaque fois différentes des protagonistes.

II.2. Rabatel: les marques linguistiques du point de vue

Mais comment un point de vue est-il repérable concrètement dans un texte? L'approche de Genette repose largement sur l'intuition: y a-t-il ici un point de vue déterminé? Qui voit et perçoit ce qui se passe dans l'histoire? Ce sont les questions posées par le critique. L'approche de A. Rabatel est celle d'un linguiste. Elle se veut plus technique et la question devient: quels sont les indices proprement textuels du point de vue? Le point commun des deux approches, c'est que le point de vue a toujours quelque chose à voir avec le registre de la perception. Mais tandis que Genette s'attache au foyer, au sujet de la perception, Rabatel se concentre d'abord sur ce qui est perçu. Il dégage ainsi trois indices du point de vue.

II.2.1. L'aspectualisation de la perception

Le premier critère permettant de repérer un point de vue particulier est l'expansion textuelle. Une perception ne doit pas être simplement prédiquée, mentionnée, par exemple au moyen d'un verbe de perception (voir, entendre, etc.), mais elle doit aussi être développée en sorte que soient donnés à lire différents aspects de ce qui est perçu - d'où la notion d'aspectualisation, issue de la théorie linguistique de la description. Ainsi, dans une phrase telle que: Elle vit son père, la seule mention de l'objet de la vision (le père) ne suffit pas à créer un point de vue. L'énoncé est univoque et ne peut être qu'attribué au narrateur. Par contre, dans la phrase: Elle vit son père qui partait aux champs, traînant ses outils derrière lui et s'arrêtant à chaque instant, la perception est suffisamment développée pour qu'elle puisse être rapportée au sujet ELLE. La distinction énonciation/représentation prend ici toute sa valeur. La phrase est toujours énoncée par le narrateur, mais la perception est exprimée, représentée du point de vue de ELLE.

II.2.2. La mise en relief

La mise en relief est un excellent outil de construction du point de vue. De manière générale, elle consiste, dans un récit, à distinguer la progression de l'action et les descriptions, commentaires ou autres précisions qui prennent place autour de la trame principale. Souvent, cette distinction s'opère au moyen du passé simple, temps du premier plan, et de l'imparfait, temps de l'arrière-plan. Ce dernier, en effet, n'est pas autonome. Comparé à il cria, par exemple, il criait semble incomplet, en suspens, ce qui n'est plus le cas dans: il criait quand elle le vit, où le passé simple fournit le repère temporel manquant. L'imparfait est donc dans une relation de subordination à l'égard du passé simple. Cette relation permet de créer, dans la représentation d'une perception, un effet de point de vue.

(2) Elle vit son père. Il fit demi-tour.

(3) Elle voyait son père. Il faisait demi-tour.

(4) Elle vit son père. Il faisait demi-tour.

En (2), l'impression est de deux actions successives, reliées tout au plus par une relation de causalité: le père fait demi-tour parce que sa fille l'a vu. En (3), en l'absence de repère temporel défini, la valeur d'habitude de l'imparfait prend le dessus (elle voyait souvent son père, il faisait toujours demi-tour). Là encore, pas de point de vue particulier, mais une simple description de la part du narrateur.

Ce n'est qu'en (4) que les deux segments semblent réellement imbriqués l'un dans l'autre. Le mouvement du père est perçu dans le regard de la fille, nous le voyons en quelque sorte avec elle.

II.2.3. L'anaphore associative

Le dernier indice du point de vue est l'anaphore associative. Une anaphore est un segment d'énoncé (en général un pronom personnel, défini ou démonstratif) qui a besoin, pour être interprété, d'un segment précédent du texte. Dans: Pour cent francs par an, elle faisait la cuisine et le ménage (Flaubert, Un cœur simple), elle ne peut être interprété que par le cotexte, où est nommée la servante Félicité. Il existe néanmoins un autre type d'anaphore, l'anaphore dite associative, qui ne reprend pas du déjà dit, mais repose sur des implications lexicales. Ainsi, dans: Paul entra dans le village. Les cheminées fumaient, village et cheminées sont implicitement associés par le lecteur. Dès lors un nouveau lien s'établit entre les deux phrases, renforçant celui qui est créé par le jeu du passé simple et de l'imparfait. Ce lien incite à penser que c'est Paul qui voit fumer les cheminées, plus que le narrateur qui donnerait ici une information de l'extérieur. Ce critère est donc important car il peut suffire à repérer un point de vue, notamment en l'absence de verbe de perception: Pierre passe devant l'église. Deux heures sonnent à l'horloge. Ici, le point de vue peut être attribué à Paul dans la mesure où il est dans une situation qui présuppose qu'il puisse percevoir et qui sous-entend, grâce à l'association de l'église et de l'horloge, qu'il perçoit effectivement.

II.3. L'embrayage du point de vue du personnage

En bref, lorsque d'un premier plan (passé simple), un second plan (imparfait, anaphore) se détache, où se met en place une expérience perceptive représentée et aspectualisée, un site textuel du point de vue est construit, que l'on peut repérer et analyser. Cependant, ces différents indices linguistiques ne sont que des indices de point de vue. Ils ne sont pas le propre de la focalisation interne et du point de vue d'un personnage - même s'ils apparaissent presque toujours dans ce cas, comme dans tous les exemples donnés ici. Pour pouvoir parler de focalisation interne, la question de Genette reste utile de savoir qui perçoit, donc de savoir repérer le foyer focal, qui doit être un sujet de conscience. En termes linguistiques, il s'agit de repérer les embrayeurs du point de vue du personnage que sont la mention d'un nom propre et l'utilisation d'un verbe de perception ou de toute expression permettant d'inférer une activité perceptive ou cognitive.

Rabatel réserve une place secondaire aux marques de la subjectivité, souvent considérées comme les signes les plus explicites du point de vue du personnage. Ces marques relèvent aussi du point de vue, mais sont moins décisives que l'opposition des plans. Paul observa le corps. Il avait subi d'horribles sévices. Dans cet exemple, l'adjectif horribles relève d'un jugement subjectif, jugement que le lecteur attribue spontanément à Paul. Mais cette attribution est surtout rendue possible par l'opposition des plans, la mention d'un nom propre et du verbe observer. Le subjectivème ne fait qu'appuyer un point de vue déjà déterminé par ailleurs.

III. La focalisation externe

III.1. Un point de vue anonyme

La focalisation externe est une autre façon de produire un effet de point de vue. Au sens strict, elle consiste à situer le foyer focal en un point indéterminé de la diégèse, sans l'identifier avec la conscience d'un personnage. La scène du fiacre de Madame Bovary en est un bon exemple:

(5) Et la lourde machine se mit en route.
Elle descendit la rue Grand-Pont, traversa la place des Arts, le quai Napoléon, le pont Neuf et s'arrêta court devant la statue de Pierre Corneille.
- Continuez! fit une voix qui sortait de l'intérieur.
La voiture repartit, et, se laissant, dès le carrefour La Fayette, emporter vers la descente, elle entra au grand galop dans la gare du chemin de fer.

Dans cet extrait, le narrateur se prive en quelque sorte de l'accès à l'intérieur du fiacre. Tout se passe comme si une caméra suivait la voiture en se bornant à enregistrer ses mouvements. On peut certes imaginer que ceux-ci sont perçus par un personnage anonyme. Mais on précisera alors que ce personnage n'est doté que d'une faculté perceptive, sans dimension cognitive. En l'occurrence, il est incapable d'identifier la voix qui sortait de l'intérieur du fiacre.

III.2. L'ambiguïté du mot externe

Il convient de préciser que, malgré son appellation, la focalisation externe ne s'oppose pas, point par point, à la focalisation interne. Dans les deux cas, en effet, nous nous trouvons à l'intérieur de la diégèse [II.1.2]. La différence réside plutôt dans le fait qu'en focalisation externe, nous ne nous trouvons plus à l'intérieur d'une conscience, mais en un point de l'univers diégétique qui, même s'il peut le cas échéant être confondu avec un personnage, est étrangement démuni de toute aptitude psychologique. Ce foyer purement perceptif est privé de toute capacité d'interprétation des phénomènes qui lui parviennent. Aussi ces phénomènes - objets ou personnages - ne sont-ils décrits que sous leurs aspects extérieurs.

(6) Cairo se glissa derrière lui, passa le pistolet de sa main droite dans sa gauche et souleva le veston de Spade pour visiter la poche revolver. [...] Brusquement le coude s'abaissa. Cairo sauta en arrière, mais insuffisamment. Le talon droit de Spade, lourdement posé sur l'une des bottines vernies, le cloua sur place, tandis que son coude le frappait sous la pommette. Il bascula, mais le pied de Spade, posé sur le sien, le maintint en place.

D. Hammet, Le Faucon maltais

Le roman américain de l'entre-deux-guerres a fait un usage systématique de la focalisation externe. Tous les faits et gestes des protagonistes sont reproduits, mais sans que l'on puisse jamais pénétrer leurs pensées. Ajoutons que les auteurs réalistes recourent avec prédilection à la focalisation externe en ouverture. C'est le cas par exemple des incipit de La Peau de chagrin (Balzac) [5.1], de L'Éducation sentimentale (Flaubert), ou encore de Germinal (Zola).

IV. La focalisation zéro

IV.1. Non focalisation

Genette entend la focalisation zéro de deux manières. La première et la plus évidente est celle qui désigne, par le suffixe -zéro, la non focalisation, l'absence d'un point de vue spécifié - limité par exemple à la conscience d'un personnage, ou à un observateur anonyme. C'est le régime adopté dans les récits classiques, où le narrateur donne une information supposée complète, c'est-à-dire qui ne passe pas par un relais situé à l'intérieur du monde raconté. La prose balzacienne est souvent explicite à cet égard, quand elle insiste par exemple sur l'inégalité des savoirs respectifs du narrateur et du personnage.

(7) En ce moment, la maison A. Popinot et compagnie se pavanait sur les murs et dans toutes les devantures. Incapable de mesurer la portée d'une pareille publicité, Birotteau se contenta de dire à Césarine: Ce petit Popinot marche sur mes traces! sans comprendre la différence des temps, sans apprécier la puissance des nouveaux moyens d'exécution dont la rapidité, l'étendue, embrassaient beaucoup plus promptement qu'autrefois le monde commercial.

Balzac, César Birotteau

On trouve d'autres exemples de ce type de focalisation dans les ouvertures de romans ou de chapitres, comme dans le tableau de Yonville, au début de la deuxième partie de Madame Bovary. Bien que la description y soit menée avec le pronom ON (On quitte..., on continue..., on découvre...), ce qui pourrait faire penser à un observateur anonyme, l'important est que l'information donnée, notamment sur le passé de Yonville, excède les capacités de connaissance des personnages. C'est ce qui incite à qualifier d'omniscient le narrateur de ce type de récits.

IV.2. Multifocalisation

La seconde manière, plus problématique, d'envisager la focalisation zéro est d'y rattacher les textes qu'on dira multifocalisés, ceux où le narrateur nous laisse accéder aux pensées conscientes ou inconscientes de plusieurs personnages. Pour Genette, ce voyage dans les consciences est une marque de l'omniscience du narrateur et relève donc de la focalisation zéro. Pour Rabatel, il n'existe pas de différence entre cette multifocalisation et la focalisation interne variable, où dans un même récit, le point de vue se déplace précisément d'un personnage à un autre (Rabatel, 136).

Examinons pourtant de près les lignes suivantes:

(8) [D]urant la visite qui avait fini par le petit dialogue que nous venons de rapporter, Leuwen avait été comme enivré par la divine pâleur et l'étonnante beauté des yeux de Bathilde (c'était un des noms de Mme de Chasteller).
[...] Pour qu'aucun ridicule ne lui manquât, même à ses propres yeux, le pauvre Leuwen, encouragé comme on vient de le voir, eut l'idée d'écrire. Il fit une fort belle lettre [...]. Une seconde lettre n'obtint pas plus de réponse que la première. Heureusement, dans la troisième il glissa par hasard [...] le mot soupçon. Ce mot fut précieux pour le parti de l'amour, qui soutenait des combats continus dans le cœur de Mme de Chasteller. Le fait est qu'au milieu des reproches cruels qu'elle s'adressait sans cesse, elle aimait Leuwen de toutes les forces de son âme.

Stendhal, Lucien Leuwen

Entre le début et la fin de l'extrait (8), le point de vue a changé, passant de Leuwen à Mme de Chasteller. On pourrait donc invoquer ici la focalisation variable. Mais ce qui prédomine dans le passage est moins cette variation elle-même que l'impression d'une information maîtrisée et organisée par le narrateur. D'une part, celui-ci semble plus au fait des sentiments des personnages que les personnages eux-mêmes. D'autre part, des interventions explicites viennent renforcer cette impression de maîtrise, en particulier celles qui renvoient à l'organisation de son récit (le petit dialogue que nous venons de rapporter, encouragé comme on vient de le voir) [La voix narrative, VI].

En somme, tandis que la focalisation interne variable a plutôt pour effet de limiter, de fragmenter l'accès au monde raconté en plusieurs points de vue différents, la focalisation zéro, même lorsqu'elle multiplie les points de vue, permet au contraire de donner le sentiment d'une vue complète sur l'histoire. Mais elle ne peut le faire que dans la mesure où elle résulte, au fond, d'une combinaison de plusieurs modalités narratives: omniscience, multifocalisation, interventions explicites du narrateur.

V. Changements et frontières de la perspective

V.1. La perspective comme technique narrative

Les focalisations zéro, interne et externe déterminent des techniques narratives avant de désigner des classes de récits (Schaeffer, 719). Un type de focalisation peut certes être choisi pour régir l'ensemble d'un récit. Mais, d'une part, tout segment narratif ne se prête pas forcément à une analyse en termes de point de vue; pour certains passages, la question n'est tout simplement pas pertinente. D'autre part, le parti adopté peut ne concerner qu'un segment très réduit du texte, auquel peut succéder un segment focalisé différemment.

(9) Vers la fin du mois d'octobre dernier, un jeune homme entra dans le Palais-Royal au moment où les maisons de jeu s'ouvraient, conformément à la loi qui protège une passion essentiellement imposable. Sans trop hésiter, il monta l'escalier du tripot désigné sous le nom de numéro 36.
- Monsieur, votre chapeau, s'il vous plaît? lui cria d'une voix sèche et grondeuse un petit vieillard blême, accroupi dans l'ombre, protégé par une barricade, et qui se leva soudain en montrant une figure moulée sur un type ignoble.
Quand vous entrez dans une maison de jeu, la loi commence par vous dépouiller de votre chapeau.

Balzac, La Peau de chagrin

Dans le premier paragraphe de cet extrait, comme dans maint incipit balzacien, un personnage inconnu est introduit. Il agit, entre dans le palais, monte l'escalier, sans que l'on soit à même de percer ses motivations. L'expression sans trop hésiter signale un jugement hypothétique que l'on peut attribuer à un observateur anonyme. Nous sommes en focalisation externe. Dans le deuxième paragraphe, le jeune homme, désigné par le pronom anaphorique LUI, perçoit une voix, puis un vieillard. Les adjectifs, participes et autres compléments aspectualisent la perception. Nous sommes en focalisation interne. Dans le troisième paragraphe, le narrateur intervient et commente l'incident. Le passage n'est plus focalisé.

V.2. Altérations de la perspective

L'apport théorique propre de Genette a trait aux altérations de la perspective. Dans la plupart des récits, même lorsque plusieurs types de focalisation sont utilisés, une perspective dominante est adoptée. Il arrive alors que des transformations surviennent, incompatibles avec ce mode dominant. Il convient de distinguer deux sortes d'altération:

  • la paralipse, qui consiste à donner moins d'information qu'il n'est en principe nécessaire (Genette 1972, 211), par exemple en focalisation interne, quand on n'apprend qu'à la fin du récit ce que le personnage focal ne pouvait pas ignorer et qu'un tel point de vue aurait dû révéler;
  • - la paralepse, c'est-à-dire, à l'inverse, le fait de donner plus d'information que ce qui est permis par le mode dominant, par exemple une incursion dans la conscience d'un personnage au cours d'un récit généralement conduit en focalisation externe (ibid., 213).

Ces notions sont utiles car elles qualifient des phénomènes qui peuvent être essentiels pour la compréhension globale du récit.

V.3. Frontières de la perspective

Il a été précisé que les différences entre les types de focalisation pouvaient être minimes, comme entre la focalisation zéro et la focalisation variable [IV.2.]. De la même façon, il peut être malaisé de déterminer si tel passage est en focalisation interne ou externe.

(10) Quelques instants après qu'il a formulé ces pensées, une nouvelle péripétie se présente à Bleu [...]. Parvenu vers le centre ville, en effet, Noir tourne dans une rue qu'il suit sur un demi-pâté de maisons, puis il hésite brièvement comme s'il cherchait une adresse, revient sur ses pas quelques mètres, repart et, quelques secondes plus tard, pénètre dans un restaurant. Bleu le suit à l'intérieur [...]. [C]e qui ne lui a pas échappé c'est que l'hésitation de Noir semble indiquer qu'il n'est encore jamais venu en ce lieu, ce qui pourrait alors signifier qu'il avait rendez-vous.

P. Auster, Revenants

Les expressions soulignées renvoient aux hypothèses, aux tentatives d'interprétation, bref au point de vue de Bleu. En ce sens, nous sommes en focalisation interne. Nous voyons Noir avec Bleu. Mais Noir est lui aussi un protagoniste du récit. Or, lui n'est vu que du dehors. Seules ses actions sont rapportées, sans que nous n'accédions jamais à son intériorité. En ce sens, nous sommes en focalisation externe - quoique la caméra soit ici subjective, puisque son oeil se confond avec celui de Bleu.

Il est utile de convoquer ici deux notions utilisées entre autres par Rabatel. Dans tout procès de perception, on peut séparer le sujet et l'objet de la perception. De même, dans toute focalisation, on doit distinguer le focalisateur et le focalisé. Or, le personnage n'occupe pas la même position suivant les cas. En focalisation interne, il est le sujet focalisateur. En focalisation externe, il est l'objet focalisé. En (10), Bleu est un focalisateur, tandis que Noir n'est que focalisé; il n'est plus celui qui perçoit, mais celui qui est perçu.

VI. La perspective et les autres paramètres du récit

VI.1. Perspective et voix narrative

Il faut rappeler que le point de vue relève moins de la voix ou de l'énonciation (qui parle?) que de la représentation (qui perçoit?) [I.2.]. Cela dit, les différents types de focalisation ont surtout pour objet les récits à la troisième personne. Comment un narrateur qui dit JE, en effet, pourrait-il rendre compte du point de vue d'un tiers, sans enfreindre les lois de la vraisemblance psychologique? Dépasser les limites de sa propre perspective lui est aussi impossible que de se soulever par les cheveux. Genette désigne cette contrainte par le terme de préfocalisation (1983, 52). Toutefois, les trois types de focalisation restent utiles pour l'appréhension du récit à la première personne, lorsqu'on porte son intérêt sur les divers rapports qu'un JE peut entretenir avec lui-même (Cordesse, 494-495).

Dans les récits à la première personne, le narrateur est un personnage. Mais le JE narrateur et le JE personnage ne se confondent pas; ne serait-ce que du point de vue temporel, le JE narrant en sait davantage que le JE narré. Lorsque cette connaissance est mise en avant (Je ne savais pas encore que..., Comment ai-je pu être assez aveugle pour...), la formule est la même qu'en focalisation zéro (N > P) [I.3.]. Lorsque le JE narrant adopte la vision limitée, antérieure, du JE narré, par exemple pour produire un effet de suspense, cela correspond à la focalisation interne (N = P) - qui n'est donc pas le régime naturel du récit en JE (Genette 1972, 214). Le cas de la focalisation externe est plus problématique, puisque le JE narré doit y être décrit comme un autre. Mais l'opacité du JE à l'égard de lui-même, dans L'Etranger de Camus, en fournit un exemple probant.

Cependant, il faut répéter que ces trois formules ne sont pas symétriques de celles du récit à la troisième personne. On maintiendra donc la différence en ne parlant ici que de quasi-focalisations (Cordesse, 496).

VI.2. Perspective et représentation de la parole

Les questions de point de vue ne se réduisent pas à l'accès ou non aux pensées des personnages. Des rapports n'en existent pas moins entre la perspective et les points que Genette réunit sous le terme de distance, en particulier ceux qui touchent à la représentation de la parole (prononcée ou intérieure).

Le rapport le plus évident est celui qu'on peut établir entre le discours direct et la focalisation externe. Il n'est pas surprenant que les récits en focalisation externe abondent en scènes dialoguées. Dans The killers ou Hills like white elephants de Hemingway, les personnages n'ont aucune épaisseur psychologique; ils sont réduits à ce qu'ils disent.

D'autres rapports existent entre les différents états de la parole ou de la pensée des personnages et la focalisation interne. Le monologue intérieur, par exemple, peut être assimilé à de la focalisation interne, ce d'autant mieux quand il s'émancipe de la narration pour former à lui seul un récit: le monde raconté n'y existe alors que reflété par la conscience du personnage.

Il en va de même pour le style indirect libre, qui intervient d'ailleurs souvent à l'intérieur d'un segment focalisé:

(11) Dans les beaux soirs d'été [...], il ouvrait sa fenêtre et s'accoudait. La rivière [...] coulait en bas, sous lui, jaune, violette ou bleue [...]. En face, au-delà des toits, le grand ciel pur s'étendait, avec le soleil rouge se couchant. Qu'il devait faire bon là-bas! Quelle fraîcheur sous la hêtraie! Et il ouvrait les narines pour aspirer les bonnes odeurs de la campagne qui ne venaient pas jusqu'à lui.

Flaubert, Madame Bovary)

Les phrases au style indirect libre ont la particularité d'être énoncées par le narrateur tout en exprimant la subjectivité du personnage. On y trouve donc à l'œuvre la même opposition qui a permis de distinguer la représentation du point de vue de l'énonciation narrative [I.3.]. L'indirect libre et la focalisation interne sont aussi reliés à titre d'indices de fiction [La fiction, 5.1.].

Conclusion

La perspective est un paramètre important de la conduite narrative. Le narrateur peut s'y donner ouvertement comme ayant la maîtrise de l'information, mais il peut aussi restreindre cette information au point de vue d'un personnage ou à celui d'une instance anonyme située en un point quelconque de l'univers diégétique. Cette restriction s'opère grâce à un dispositif linguistique qui permet de représenter et d'aspectualiser des perceptions ou des pensées.

Mais au-delà du simple repérage des points de vue, l'analyse de la perspective doit pouvoir interpréter les choix effectués. De manière générale, le type focal est révélateur de la position, de la vision du monde engagée par le texte. L'utilisation de plus en plus massive de la focalisation interne depuis la seconde moitié du XIXe siècle, par exemple, peut être rattachée à la crise de la modernité, où le sens et la valeur de l'action humaine, sur lesquels s'interrogent les récits, ne vont plus de soi.

Bibliographie

Edition: Ambroise Barras, 2003-2004 //