Méthodes et problèmes

La mise en scène du discours

Jean-Pierre van Elslande, © 2003
Dpt de Français moderne – Université de Neuchâtel

I.5. Culture de la parole et conscience rhétorique

Telle qu'elle se constitue en Grèce ou à Rome, la culture classique accorde à la parole une place prépondérante. La parole y est considérée comme le propre de l'homme. Elle distingue celui-ci des bêtes et se trouve au fondement de l'édifice socio-culturel tout entier. Les lois et la justice dépendent du langage, tout comme le fonctionnement politique de l'état et la capacité des individus à raisonner pour prendre une décision qui les engage personnellement ou qui engage l'ensemble de la société.

Dès lors on comprend mieux l'intérêt et la méfiance que peut susciter une discipline comme la rhétorique, qui fait de l'efficacité de la parole son objet. La parole étant si importante dans la vie des individus et de la collectivité, il convient en effet de réfléchir en détail aux différents aspects de son formidable pouvoir, mais aussi de penser ses rapports à la vérité et à l'éthique.

Les critiques adressées par l'Antiquité à la rhétorique témoignent avant tout du souci de voir la parole faire l'objet d'un bon usage.

Aujourd'hui, en revanche et alors même que nous parlons tous les jours, nous ne sommes plus guère conscients de la place qu'occupe la parole dans nos vies. Pour nous, tout se passe comme si la parole allait de soi, comme si elle nous était naturelle. Du coup, la rhétorique nous paraît superflue.

En somme, les critiques que nous adressons à la rhétorique portent moins sur l'usage qu'elle fait de la parole que sur son inutilité. La rhétorique ne nous parle plus, parce que nous ne vivons plus dans une culture de la parole. L'image aurait détrôné la parole.

Pourtant, la question n'est pas tellement de savoir si l'image a détrôné la parole. Il y a une rhétorique de l'image comme il y a une rhétorique du verbe. Bien plutôt, c'est la conscience rhétorique qui nous fait défaut, alors qu'elle était très vive auparavant.

Tout se passe aujourd'hui comme si la parole et l'image nous permettaient d'exprimer spontanément notre point de vue, alors que pendant de nombreux siècles, on a considéré que la parole et l'image fonctionnaient comme autant de mises en scène minutieusement réglées, destinées à un public.

A quand remonte donc notre perte de conscience rhétorique?

Dans son Essai sur l'origine des langues, Rousseau fait de l'expression verbale un prolongement immédiat de notre personnalité. La parole, selon lui, est naturellement efficace parce que tous les hommes naissent éloquents. S'ils ont recours à une technique comme la rhétorique pour s'exprimer efficacement, c'est qu'ils ont en fait oublié les dispositions innées qui sont les leurs.

Dans la perspective rousseauiste, la rhétorique est donc tout à la fois le signe d'une dégénérescence et un mal nécessaire, puisqu'il faut malgré tout s'exprimer et s'exprimer éloquemment.

Notons tout de même que Rousseau est parfaitement conscient de l'importance de la rhétorique, même s'il la déplore. Mieux: pour énoncer l'idéal (mythique) d'une langue naturelle éloquente, il doit paradoxalement recourir à la rhétorique, mais à une rhétorique qui ne s'avoue pas.

De son côté, la révolution romantique entérinera les valeurs de spontanéité et de sincérité et reprendra à son compte l'idée que l'expression constitue une émanation directe de la psychologie d'un individu. La littérature en particulier sera perçue comme la manifestation immédiate de la vie (intérieure) de l'auteur, de ses pensées, de ses préoccupations personnelles, et non comme une médiation codifiée.

Lorsque nous envisageons le discours comme l'expression directe de la subjectivité individuelle, nous sommes donc les héritiers de Rousseau et des romantiques.

Mais depuis les années 1970, la rhétorique a fait l'objet d'un regain d'intérêt considérable. De nombreux ouvrages lui ont été consacrés, qui ont démontré qu'elle véhiculait une conception du langage très élaborée.

C'est à cette conception qu'il faut nous intéresser maintenant, en étudiant les grands principes constitutifs de la rhétorique classique.

Edition: Ambroise Barras, 2003-2004