Discours troisième de l'humeur mélancolique

Type:   Document

Author:   Guibelet, Jourdain

Date:   1603

Place:   Evreux

Publisher:   Le Marié

Creator

Guibelet, Jourdain

On raconte d’un autre de la ville de Dieppe, qui croyait fermement être Roi : il demeurait tout le jour assis au port près la rive de la mer, où les passants qui connaissaient son humeur et sa folie, le saluaient, et par raillerie lui portaient autant de respect que s’il eût été vraiment Roi, prenant plaisir de le nourrir et entretenir en cette folie. Tous les vaisseaux qui abordaient il les réputait siens, et prenait un singulier plaisir quand ils parvenaient à bon port. Si quelques-uns étaient [240v°] submergés, d’une constance Royale, il montrait porter cette perte patiemment. L’histoire de Thrasilaüs est toute telle en Athénée, car étant au port de Pyrée d’Athènes, il prenait un grand contentement à voir arriver de toutes parts navires qu’il réputait sien[ne]s, et les deniers levés sur les peuples qu’il croyait lui être tributaires. Mais un malheur survint, que son frère le fit guérir par les Médecins : car lors il assura qu’on lui avait fait un très grand tort, de lui avoir ôté cette fantaisie, en laquelle il vivait le plus heureux homme du monde. Le recouvrement de sa santé fut cause de la perte de son Royaume. Ainsi ce citoyen d’Argos décrit par Horace, étant délivré de sa mélancolie par une purgation d’hellébore, se plaignait comme d’une injustice commise à sa personne. « Tant s’en faut (dit-il) que vous m’ayez guéri, car plutôt vous m’avez du tout perdu et ruiné, m’ayant ravi une volupté si délicieuse ; et ôté de force une fausse imagination, plus agréable que toute la sagesse du monde. »