Une étude sur le mensonge totalitaire en Russie apporte un éclairage inédit sur l'actualité

 

Y a-t-il une spécificité du mensonge soviétique?
Jean-Philippe Jaccard: Le totalitarisme repose sur l'idée qu'il n'existe qu'une seule vérité, celle de Dieu ou du Parti. Comme elle est globale et unique, le mensonge est donc tenu de l'être lui aussi. Ensuite, c'est un mensonge auquel on est forcé de croire, ou de faire semblant, sans quoi on s'expose à la répression. Le propre du mensonge soviétique a peut-être été son énormité et sa bêtise. Mais c'est aussi un mensonge qui évolue. Au gré des changements de régime, on réécrit le passé et on discrédite ce que l'on tenait hier pour la vérité. Celle-ci est donc interchangeable. Cela signifie que le mensonge s'exhibe sans pour autant menacer le menteur, vu qu'il tient les moyens de répression, et c'est une autre de ses caractéristiques.

Comment la population russe vivait-elle ce mensonge? Y croyait-elle?
Cela varie selon les époques. Au lendemain de la Révolution, dans les années 20, la société soviétique est en plein débat et il y a une grande diversité d'expressions. Avec l'avènement du stalinisme, à partir de la fin des années 20, on passe à une vision unique. Les voix discordantes se taisent. Mais il y a encore une émulation qui fait que les gens y croient. Puis, le mensonge s'appuie de plus en plus sur la violence pour s'imposer. Les gens sont tenus de croire au discours officiel, ou de faire semblant, s'ils veulent échapper à la répression. La terreur des années 1937-1938, avec les grands procès, amplifie le phénomène. La Seconde Guerre mondiale apporte un répit. Puis avec le dégel des années 50, les doutes sur la version officielle sont confirmés. Du jour au lendemain, le petit père des peuples est soumis à la critique. A partir de ce moment, les gens adoptent une posture de méfiance généralisée. C'est le problème du mensonge totalitaire. Etant donné qu'il prend en charge tous les aspects de la vie des citoyens, dès lors que l'on n'y croit plus, tout ce qui émane de l'autorité devient suspect. A l'époque de Brejnev, dans les années 70, on finit par en rire, et toute une tradition d'anecdotes se développe pour se moquer du pouvoir. Ce rire va de pair avec un affaiblissement de la peur, sans laquelle le régime ne peut tenir.

L'image qu'a l'Occident de la Russie a, elle aussi, évolué…
Ce qui me frappe le plus actuellement, c'est la vision apocalyptique de la Russie véhiculée par les médias occidentaux. Pendant la période de la guerre froide, la critique de l'Union soviétique se portait sur le régime, mais la population, perçue comme victime, jouissait d'une certaine sympathie. Les dissidents, surtout, étaient écoutés. Aujourd'hui, cette perception contrastée a cédé la place à une vision monolithique: on ne parle que de maffieux, d'enfants de rue, de réseaux de prostituées, de groupes racistes... L'Occident a développé une forte antipathie, assez paradoxale, puisque le pays a réellement progressé. Par exemple, la liberté de la presse existe, malgré ce que l'on entend ici. Je me rends régulièrement en Russie et je m'étonne que le mouvement d'opposition à la guerre en Tchétchénie, très présent là-bas, ne trouve que très peu d'écho dans les médias occidentaux, comme si l'on préférait voir les Russes unanimes derrière Poutine. Autant les dissidents étaient vénérés à l'époque de la guerre froide, autant ils sont aujourd'hui ignorés. Cela doit évidemment nous amener à nous poser des questions sur la désinformation dans les pays démocratiques…

Comment voyez-vous alors la différence entre mensonge totalitaire et mensonge démocratique?
Ce dernier est plus difficile à cerner, plus subtil, par rapport à l'énormité du mensonge totalitaire. Nous avons accès à des vérités éparses qu'il faut aller chercher et trier parmi des informations sujettes à caution. Alors que, dans le régime totalitaire, la "vérité" peut parfois s'énoncer par simple négation du mensonge officiel, ce qui entraîne d'ailleurs de regrettables erreurs d'appréciation, dans une démocratie, le citoyen en quête de vérité doit bricoler pour se faire une juste idée des choses.

Le mensonge d'Etat trouve sa contrepartie dans la "théorie du complot": certains ont vu, par exemple, dans les attentats du 11 septembre l'œuvre des services secrets israéliens. Comment ces deux aspects s'articulent-ils?
Lorsque le pouvoir ment massivement, les gens sont naturellement tentés de produire leur propre version des faits. Depuis le 11 septembre, on assiste au retour en force d'une pensée binaire, qui ne laisse aucune place à la nuance. Dans cette logique binaire, la vérité est établie simplement en niant ou en inversant le discours officiel. Cela dénote essentiellement un déclin de la pensée.

Que vous inspire la crise actuelle à propos de l'Irak. Peut-on entrevoir une spécificité du mensonge au XXIe siècle?
A propos de l'Irak, on assiste à un mélange traditionnel de désinformation émanant des états-majors et de mauvaise-foi politique, chose habituelle en situation de guerre. Si je reprends les caractéristiques du mensonge totalitaire, on retrouve les mêmes éléments dans le discours actuel à propos de l'Irak: Dieu est invoqué pour asseoir une vérité unique et globale; le mensonge est bête, comme lorsque les autorités britanniques reprennent à leur compte le document d'un étudiant trouvé sur internet et concernant la situation en Irak en 1991; la violence - les pressions et les menaces - permet - ou devrait permettre - de faire taire ceux qui n'y croient pas; enfin, la vérité est interchangeable, puisque l'Irak de Saddam Hussein que l'on soutenait ardemment il y a 20 ans, face à l'Iran, s'est tout à coup transformé en ennemi irréductible. On peut donc se poser la question de savoir si nous n'aurons pas, au XXIe siècle, un mensonge d'une autre nature, qui, peut-être en raison de la mondialisation des problèmes, ne sera pas un mélange des deux types de mensonges évoqués: à la fois "démocratique" - un mot à ne pas prendre dans sa définition angélique - orientée à l'intérieur du pays, et totalitaire, orientée vers le reste du monde.


Un "mensonge déconcertant",
la Russie au XXe siècle


Sous la direction de Jean-Philippe Jaccard
avec des contributions de:
François Albera, Korine Amacher,
Antoine Baudin, Wladimir Berelowitch,
Jean-François Fayet, Leonid Heller,
Jean-Philippe Jaccard, Michail Maiatsky,
Shimon Markish, Annick Morard,
Georges Nivat, Patrick Seriot et Gervaise Tassis

L'Harmattan, Collection "Pays de l'Est", 2003