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Le DESS en études
asiatiques propose des cours de chinois et
de japonais. Envisagez-vous d'étendre
votre offre à d'autres langues asiatiques
importantes comme l'hindi ou le coréen?
Philippe Régnier: Dans un premier
temps, nous ferons preuve d'une certaine flexibilité.
Si un étudiant est très motivé
par l'apprentissage de l'hindi, nous lui proposerons
de poursuivre cette voie à Genève
ou ailleurs, à l'Université de
Lausanne, par exemple, qui dispense des cours
d'hindi et de sanscrit. Même chose pour
le coréen ou l'indonésien, à
condition que les cours suivis soient sérieux
et reconnus. Le problème est que l'offre
universitaire en langues orientales n'est pas
très étoffée en Suisse.
Ainsi, il y avait une chaire de coréen
à Zurich, tenue par une professeure
brillante, mais elle a été supprimée
pour des raisons budgétaires cantonales.
Vous n'avez pas inclus
dans votre cursus toute la région du
Proche et du Moyen Orient. Quelles seront les
possibilités pour les étudiants
intéressés par cette région?
Un DESS sur les mondes arabe et musulman a
été créé l'an dernier
par les Universités de Genève
et de Lausanne, ainsi que par l'IUED, avec
une approche plus axée sur la culture
et la religion. Il était donc logique
que nous nous répartissions les tâches.
Nous travaillons en complémentarité
et il est même envisageable de créer
des passerelles entre les deux diplômes,
par exemple dans le domaine de l'apprentissage
de la langue arabe.
Les étudiants souhaitant
effectuer un séjour de formation en
Asie, comme le prévoit ce DESS, pourront-ils
bénéficier d'un financement?
Ce DESS n'est pas professionnalisant. Nous
allons cependant faire tout notre possible.
Dans un premier temps, nous aimerions financer
le billet d'avion. Puis, à terme, également
les frais de séjour, au moins en partie.
Nous allons tenter de trouver des soutiens
privés, mais c'est un travail de longue
haleine. Point attractif pour les étudiants:
nous pouvons déjà compter sur
tout un réseau que l'Unige, l'UIED et
les enseignants de ce DESS ont tissé
avec des universités et autres institutions
de recherche en Asie.
Quel est l'état des relations entre
la Suisse et l'Asie?
La relation est surtout commerciale et ce depuis
la fin du XIXe siècle. Peu de Genevois
savent que l'Asie est le deuxième partenaire
commercial du canton, après l'Union
européenne, et loin devant l'Amérique
du Nord. Cette région est le second
ou troisième partenaire économique
de la Suisse selon les secteurs. Notre petit
pays est aussi, au prorata de sa population,
l'un des investisseurs européens les
plus importants dans cette partie du monde:
au Japon, elle se situe même au 3e ou
4e rang des pays de l'OCDE. La montée
en puissance de la Chine, de l'Inde et d'autres
pays ou régions de l'Asie offre d'immenses
possibilités. En sens inverse, la Suisse
pacifique et ses vertes prairies représente
l'un des pays européens les plus attractifs
pour les touristes asiatiques.
Alors que l'Europe cherche à s'émanciper
de la tutelle américaine, pensez-vous
que l'Asie puisse fournir de nouvelles alliances
aux pays du Vieux continent?
On a effectivement assisté dans le cadre
de la crise irakienne à un jeu à
quatre entre la France, l'Allemagne, la Chine
et la Russie pour tenter de résister
aux Etats-Unis. Mais, à mon avis, ce
type d'alliances restera très circonstanciel.
Ce ne sont pas tellement les moyens qui font
défaut mais, surtout en Europe occidentale,
l'ambition commune de créer une superpuissance
alternative. Pour la Chine et surtout pour
la Russie, il serait très contre-productif
de s'opposer durablement aux Etats-Unis, dont
ces pays ont besoin sur le plan économique
et technologique.
On entend pourtant souvent dire que la
Chine sera la grande puissance du XXIe siècle
Je trouve ce genre de discours un peu simpliste.
Le potentiel économique est évident,
mais c'est un pays qui devra résoudre
d'énormes problèmes de sous-développement.
D'un point de vue géostratégique,
la Chine a rarement été une puissance
agressive et expansionniste. Elle a plutôt
cherché à étendre son
influence par le rayonnement de sa civilisation,
par une diplomatie habile et par ses talents
commerciaux. Il est vrai que, d'ici 20 à
30 ans, la Chine deviendra le premier producteur
industriel du monde. Mais il faut être
prudent lorsque l'on manie ce genre de données.
D'une part, elle est en train de s'amarrer
aux autres partenaires de l'économie
mondiale par le commerce et des flux considérables
d'investissements étrangers: elle devient
donc chaque jour un peu plus interdépendante
vis-à-vis du reste du monde. D'autre
part, on ne connaît pas avec certitude
quels seront tous les attributs de la superpuissance
dans 50 ans. Les services l'emporteront-ils
sur l'industrie? Qui sera en mesure de maîtriser
la recherche et les nouvelles technologies?
Enfin, la capacité militaire chinoise
aura-t-elle rejoint des niveaux équivalents
ou supérieurs à la superpuissance
américaine, et à quel prix?
La dichotomie Orient/Occident semble plus
que jamais d'actualité. Comment voyez-vous
cette relation?
Sans forcément aller dans le sens du
"choc des civilisations" cher à
Samuel Huntington, il paraît capital,
face à la résurgence des extrémismes
politiques et religieux tant en Occident qu'en
Orient, de former les étudiants à
l'interculturalité. Non pas pour défendre
une vision passéiste de la société,
mais pour montrer comment les cultures évoluent.
Pour comprendre l'islam aujourd'hui, par exemple,
il est nécessaire de rejeter les préjugés
et de saisir la richesse et la grande diversité
de cette religion. Ainsi, rien qu'en Indonésie,
un musulman de Sumatra nord est très
différent d'un musulman de Java central.
Nos regards sur l'Orient nous incitent aussi
à réfléchir sur nos propres
valeurs. C'est pour cette raison que nous tenons
à aborder, dans le cadre du DESS, l'aspect
culturel et linguistique, en collaboration
avec la Faculté des lettres. Les différences
entre les peuples commencent en effet à
s'exprimer à travers les langues. Ces
dernières années s'est développé
tout un jargon international d'inspiration
anglo-saxonne, qui n'est pas sans poser des
problèmes dépassant de loin celui
de la traduction. Essayez par exemple de traduire
le terme onusien "gouvernance" dans
les différentes langues orientales
.
Les concepts occidentaux ne se retrouvent pas
ipso facto dans les modes orientaux de pensée,
songeons par exemple à la notion de
croissance ou de progrès.
Vous avez dû pas
mal batailler pour imposer l'idée d'un
post-grade en études asiatiques. Quel
a été le facteur décisif?
A tort, l'Asie n'est pas toujours perçue
comme une priorité vitale pour l'avenir
des Européens, et l'étude interdisciplinaire
d'aires géo-culturelles ne fait pas
toujours consensus en Suisse et en Europe continentale,
contrairement aux mondes universitaires anglo-saxons
ou japonais. Il est vrai que la création
de ce diplôme post-grade a nécessité
des efforts constants depuis 1995-96 au sein
d'un noyau d'une dizaine de spécialistes
présents à Genève, dont
les professeurs J.F. Billeter, M. Ninomiya
et N. Zufferey à la Faculté
des lettres, et le professeur J. Krishnakumar
en SES. Au soutien infaillible dès les
premières heures du directeur de l'IUED,
Jean-Luc Maurer, ou du secrétaire général
de l'Université, André Vifian,
est venu s'ajouter celui d'autres personnalités
comme le vice-recteur Jean Kellerhals. Un élément
décisif a été le voyage
du recteur Maurice Bourquin en Chine l'an dernier
aux côtés du Secrétaire
d'Etat Charles Kleiber. Le recteur a été
très impressionné par le développement
scientifique et technologique de ce grand pays.
Il est rentré convaincu de la nécessité
de consacrer à Genève et en Suisse
davantage de moyens à la formation et
à la recherche sur l'Asie et ce en collaboration
avec cette région-clé du XXIe
siècle.
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