Unité de sociologie visuelle

Mémoires audiovisuelles de la migration sénégalaise

Ce projet de recherche, focalisé sur les représentations autour de la migration auprès d’une communauté sénégalaise à forte tradition migratoire vers l’Europe, a comporté la réalisation d’un film ainsi qu’un rapport de recherche.

Le film

Tukki bi (Le voyage), 52 minutes.

Bonus du film Tukki bi : "Sous l'arbre avec le politicien" (mp4)

Pour commander le film et pour informations : Jenny.Maggi(at)unige.ch

Le voyage vers l’Europe fait partie de l’imaginaire collectif sénégalais. Le film va à la rencontre des habitants d’une communauté de Louga, une région à forte tradition migratoire. Jeunes qui rêvent de partir, agriculteurs, pêcheurs, universitaires, migrants de retour, acteurs du développement, femmes de migrants et le marabout dévoilent au fil des conversations leurs représentations autour de la migration. La compréhension des causes et des conséquences de la migration sénégalaise, y compris le lien entre migration et développement, est illuminée par la perspective de ces divers acteurs, tous directement impliqués dans le phénomène des migrations.

Réalisation : Jenny Maggi (Département de sociologie, Université de Genève) et Dame Sarr (Unité Psychosociale et d’Intégration Culturelle, Organisation Internationale pour les Migrations, OIM, Rome)

Coproduction : Département de Sociologie, Université de Genève ; Unité Psychosociale et d’Intégration Culturelle, Organisation Internationale pour les Migrations (OIM, Rome) ; Section Migrations Internationales et Politiques Multiculturelles, UNESCO, Paris.

Collaboration scientifique : Sandro Cattacin (Université de Genève), Novita Amadei (OIM), Natale Losi (OIM), Paul de Guchteneire (UNESCO) et Antoine Pécoud (UNESCO).

Soutien financier : Réseau universitaire international de Genève (RUIG) ; Foundation for Population, Migration and the Environment (PME) ; Société Académique de Genève.

Soutien technique : Nicolas Senn, Barbara Abouseda, Studios MédiasUnis, Activités culturelles de l’Université de Genève.

JM&DS Genève 2008

 

La recherche

 

Sénégal dérive de Su-nu-gal, ‘notre pirogue’. Et en effet, les pirogues sont très nombreuses sur les côtes sénégalaises, colorées, dessinées avec des écritures sacrées, pour protéger les pêcheurs des aléas de la mer. Si elles ont pendant longtemps symbolisé la pêche, qui constitue, avec l’agriculture, l’une des principales ressources du Sénégal, de nos jours, les pirogues sénégalaises représentent, tant dans l’imaginaire collectif européen qu’africain, essentiellement les tentatives de migrer vers l’Europe. Depuis quelques années, les politiques européennes de plus en plus restrictives en matière de migration extracommunautaire, qui réduisent les possibilités de migrer légalement, et la complexité des causes à l’origine des migrations provenant d’Afrique sub-saharienne, conduisent en effet des milliers de jeunes (dont la moitié serait constituée de ressortissants sénégalais), à changer leurs stratégies migratoires et à emprunter la mer pour atteindre les rives des îles Canaries. Il s’agit là d’une migration qui prend des dimensions imprévisibles et parfois dramatiques, car si ce voyage comporte l’espoir d’améliorer les conditions de vie de familles et de communautés entières, il présente également nombreux risques et périls.

Ce phénomène est très présent dans l’imaginaire collectif aussi car constamment à la une des médias internationaux, qui s’attachent souvent à montrer les aspects les plus sensationnalistes et problématiques de ces migrations, comme le note également la Commission Mondiale des Migrations Internationales. Les arrivées en pirogue de migrants sur les côtes espagnoles, les noyades en mer, les contrôles des frontières en hélicoptère de FRONTEX, les expulsions et rapatriements, les évènements de Ceuta et Melilla, sont les uns parmi les aspects les plus couverts sur cette question, ce qui n’est pas sans conséquences sur l’opinion publique et les représentations concernant ces migrations. L’opinion publique européenne peut en effet être induite à réduire les migrations subsahariennes aux évènements médiatisés, à craindre une ‘invasion massive’ de la ‘misère africaine’, et à oublier que ces migrations se composent également par des urbains bien formés. Ceci peut conduire à renforcer l’idée dans le débat sur les migrations internationales que le droit à la mobilité, à la libre circulation entre les pays, ne peut qu’être réservé aux ressortissants des pays les plus riches, au détriment des citoyens des pays en voie de développement.

Ainsi, une telle médiatisation à caractère sensationnel, à laquelle se rajoute la tendance européenne vers des politiques sécuritaires en matière de migration, peuvent contribuer à donner lieu à ce qui a été qualifié de ‘rhétorique de la mise en péril’, représentant ces migrants comme un danger autant en matière de protection sociale et de sécurité, qu’au niveau identitaire et culturel. Ces registres discursifs peuvent aller, à leur extrême, jusqu’à remettre en question le principe du multiculturalisme des sociétés d’accueil. En effet, l’on assiste à une montée des inquiétudes de la part d’une fraction non négligeable de l’opinion publique européenne au sujet des nouveaux migrants, en particulier ceux qui sont originaires d’Afrique sub-saharienne, pouvant être perçus comme porteurs de cultures et valeurs trop différents pour nos sociétés. Une telle lecture des migrations pose un défi qui met en lumière des questions complexes et sensibles touchant aussi à l’identité nationale et aux rapports entre groupes sociaux et culturels, aspects qui peuvent avoir des répercussions importantes sur le débat public, et par là sur l’accueil et l’intégration de ces communautés migrantes, ainsi que sur le respect de leurs droits fondamentaux.

Mais aussi, ces registres discursifs peuvent induire à détourner l’attention, auprès de l’opinion publique, des apports bénéfiques de ces migrations, de plus en plus soulignés aussi par les instances internationales et gouvernementales, parmi lesquels figure au premier plan la contribution de migrants au développement de leur pays d’origine. En effet, s’ils ont été longtemps considérés comme peu productifs, les transferts de fonds des migrants sont désormais perçus comme un facteur essentiel du développement des pays d’origine. D’après la Banque Mondiale, les envois de fonds des travailleurs migrants résidant dans les pays industrialisés vers les pays en développement ont plus que doublé au cours de la dernière décennie, passant de 102 milliards de dollars en 1995 à environ 232 milliards de dollars en 2005. Ce chiffre est à revoir à la hausse, étant donné qu’on estime qu’environ la moitié de ces transferts est envoyée de manière informelle. États d’accueil, organisations internationales et ONG multiplient leurs collaborations avec les pays de départ et avec les associations de la diaspora pour essayer de canaliser ces fonds et favoriser les investissements productifs et la création d’entreprises dans les pays de départ. Bien que des études et des actions supplémentaires soient nécessaires pour évaluer et pour canaliser l’utilité de ces transferts au niveau du développement effectif des pays d’origine, les migrants, grâce aussi aux transferts de savoir-faire acquis dans les pays d’accueil, commencent à être envisagés en tant qu’acteurs privilégiés du développement.

Dans un tel cadre, pour mieux informer le débat public et pour faciliter une lecture moins biaisée de ces migrations, les récents programmes développés à l’intérieur de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) et de l’UNESCO visent à promouvoir de la recherche en sciences sociales qui puisse contribuer à éclaircir les dynamiques complexes des migrations africaines et le lien entre migration et développement. On s’accorde sur le fait qu’une telle recherche aurait avantage à prendre en compte aussi les représentations et les points de vue des migrants et de leurs communautés d’origine. Ces dernières sont en effet directement impliquées dans les problématiques sous examen, aussi en ce qui concerne leur perception subjective des retombées de la migration sur le développement.

Cette recherche, qui s’est focalisée sur le Sénégal, l’un des pays d’Afrique sub-saharienne à plus forte tradition migratoire, a été élaborée dans le prolongement de ces intentions. De nature interdisciplinaire, elle a été centrée sur l’analyse des représentations autour des dynamiques complexes de la migration (notamment ses causes et conséquences psycho-socio-culturelles et économiques, y compris le lien entre migration et développement) auprès d’une communauté de départ de la région de Louga. Cette région agro-sylvo-pastorale à environ 200 kilomètres de Dakar, particulièrement frappée par la sécheresse des dernières décennies, se caractérise par l’un des plus importants taux d’émigration vers l’Europe du pays. La recherche, basée sur une approche socio-ethnographique et sur l’observation participante, a comporté le recours aux méthodes audiovisuelles en sciences sociales, issues de l’anthropologie visuelle et de la sociologie visuelle. Ainsi, un film documentaire de recherche, accompagné par une publication écrite, retraçant le contexte de l’étude, la méthode ainsi qu’une analyse et une mise en perspective des résultats, ont été produits par cette étude.

L’avantage de l’approche filmique réside entre autres dans son potentiel au niveau de la diffusion et de la communication des résultats, aussi auprès d’un public de non-spécialistes. En effet, les propos recherchés sont de diffuser le film pour qu’il puisse être valorisé en tant que base de réflexion dans le débat public concernant ces questions (par exemple au travers de projections publiques avec débat, possible diffusion du film dans festivals et télévisions, autant en Europe qu’en Afrique), pour l’enrichir avec l’apport des points de vue des communautés d’origine. En plus d’une diffusion des résultats dans les milieux académiques et organisationnels, il est également prévu d’utiliser le film et la publication écrite en tant que matériel didactique dans le cadre de sensibilisations et formations au multiculturalisme et au dialogue interculturel.