2014

Les poissons ont un kit d’outils génétiques pour produire des doigts

Une étude conduite par Denis Duboule décrit comment nos membres sont apparus au cours de l’évolution, suite à la modernisation d’une structure d’ADN préexistante

Expression de gènes Hox de poisson dans un embryon de souris

Le passage de l’eau à la terre constitue l’une des énigmes les plus fascinantes de l’évolution. D’autant que tant les poissons que les animaux terrestres possèdent des groupes de gènes architectes, les Hoxa et Hoxdv, nécessaires à la formation des nageoires, comme à celle des membres, au cours du développement embryonnaire. Sous la direction de Denis Duboule, professeur à l’UNIGE et à l’EPFL, une équipe de scientifiques a étudié parallèlement la structure et le comportement de ces gènes dans l’embryon de la souris et dans celui du poisson-zèbre. Chez les deux espèces, les chercheurs ont constaté une organisation tridimensionnelle similaire de l’ADN des gènes architectes observés. Ils ont pu en conclure que le principal mécanisme utilisé pour façonner les membres de tétrapodes se trouvait déjà chez les poissons. Ils ont alors inséré des gènes architectes Hox de poisson dans des embryons de souris transgéniques et vu que ceux-ci étaient actifs uniquement dans le bras de la souris, mais pas dans ses doigts, démontrant que l’ADN du poisson ne possède pas les éléments génétiques essentiels à la formation des doigts. Publiés dans la revue PLoS Biology, ces résultats mettent en lumière le fait que la partie digitale des membres des animaux terrestres résulte d’une élaboration à partir d’une infrastructure ancestrale préexistante d’ADN; ceci bien qu’elle représente une nouveauté évolutive chez les tétrapodes.

Au cours du développement embryonnaire animal, les gènes Hox ou «gènes architectes» sont responsables de l’organisation des structures de l’organisme. Les poissons et les mammifères possèdent les groupes de gènes Hoxa et Hoxd, qui sont tous deux nécessaires à la formation des nageoires et des membres. L’équipe de Denis Duboule, professeur à l’Université de Genève (UNIGE) et à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), a récemment montré qu’au cours du développement des mammifères, les gènes Hoxd dépendent d’une structure «bimodale» tridimensionnelle de l’ADN pour diriger le développement des membres. Cette structure génétique permet d’obtenir une subdivision du membre en un bras et une main. Les poissons, eux, au niveau des nageoires, ne présentent pas cette subdivision.

Une stratégie de régulation ancestrale…

Embryon de poisson-zèbre et membre d’embryon de souris
«Afin de déterminer l’origine génétique de cette subdivision en bras et patte au cours de l’évolution, nous avons comparé les processus génétiques à l’œuvre pendant le développement des nageoires et des membres, dans des embryons de poisson-zèbre et de souris», explique le premier auteur de l’étude, Joost Woltering, chercheur au Département de génétique et évolution de la Faculté des sciences de l’UNIGE. Les scientifiques ont découvert avec surprise une architecture bimodale tridimensionnelle de l’ADN similaire dans la région des gènes Hoxd chez le poisson. Ces résultats indiquent que le mécanisme de régulation utilisé pour former les membres de tétrapodes est probablement antérieur à la divergence entre les poissons et les tétrapodes. «Nous nous attendions au contraire à ce que ce soit justement cette conformation bimodale de l’ADN qui fasse toute la différence dans la fabrication des membres, par rapport à celle des nageoires», ajoute Joost Woltering.

… qui a juste besoin d’être modernisée

Les doigts seraient-ils donc les homologues des rayons, ces structures osseuses situées à l’extrémité des nageoires des poissons? Pour répondre à cette question, les généticiens ont inséré dans des embryons de souris les régions génomiques qui régulent l’expression des gènes Hox dans les nageoires des poissons. «Etonnamment, les régions régulatrices du poisson ont déclenché l’expression des gènes Hox principalement dans le bras, et non pas dans les doigts, explique Denis Duboule. Dans l’ensemble, cela suggère que, lors de la transition entre nageoires et membres, l’apparition de nos doigts résulte de la modernisation d’un mécanisme de régulation déjà existant». «Ce qui s’est probablement passé est comparable à un processus de rénovation, comme on le fait dans l’ingénierie pour équiper des charpentes de machines obsolètes avec de nouvelles technologies. Dans ce cas-ci, il s’agit d’une architecture primitive d’ADN qui s’est dotée d’une nouvelle «technologie» pour fabriquer les doigts et les orteils», explique Joost Woltering.

Les rayons des nageoires ne sont pas les homologues des doigts

Les chercheurs concluent que, bien que les poissons possèdent un kit d’outils de régulation des gènes Hox pour produire des doigts, ce potentiel n’est pas utilisé comme il l’est chez les tétrapodes. Par conséquent, ils estiment que les rayons des nageoires ne sont pas homologues aux doigts des tétrapodes, bien qu’ils dépendent en partie d’une stratégie de régulation partagée. Les généticiens entendent désormais découvrir exactement ce qui a changé entre les éléments d’ADN chez les poissons et les tétrapodes. «A présent, nous connaissons beaucoup de commutateurs génétiques chez la souris, qui dirigent l’expression des gènes Hox dans les doigts. Il est important de trouver exactement comment ces processus fonctionnent de nos jours pour comprendre ce qui a fait apparaître les doigts et favorisé la colonisation du milieu terrestre», conclut Denis Duboule. Car, si notre premier ancêtre terrestre à quatre pattes est sorti de la mer il y a quelque 350 millions d’années, il suffit d’observer un dipneuste, notre plus proche parent vivant parmi les poissons, ramper sur ses quatre nageoires pointues pour imaginer les premières étapes vraisemblables de l’évolution sur la terre ferme.

Contact :

Pour obtenir de plus amples informations, n’hésitez pas à contacter le Prof. Denis Duboule (Tél. ++41 22 379 67 71).

Référence :

Conservation and Divergence of Regulatory Strategies at Hox Loci and the Origin of Tetrapod Digits, J.M. Woltering, D. Noordermeer, M. Leleu, D. Duboule, PLoS Biol., 12, e1001773, 2014. DOI

Communiqué de presse préparé par la Dr Lara Pizurki

27 janvier 2014
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