Quand la mystique trouve sa place à l’Université

Quand la mystique trouve sa place à l’Université

Controversée et censurée pendant des siècles, la mystique fait désormais partie des sujets d’étude du monde académique
L’Université de Genève organise un colloque international sur les polémiques qu’elle a suscitées, du 28 au 30 avril prochain.

Faire exploser les cadres de la réalité, entrer en contact avec le divin et frôler l’absolu. Les récits d’expériences mystiques ont été censurés pendant longtemps. Depuis une quinzaine d’années, ils sont à nouveau l’objet d’études académiques. Du 28 au 30 avril, l’Université de Genève organise un colloque sur les controverses suscitées par la mystique dans le cadre universitaire. Protestinfo a rencontré le professeur de philosophie et d’éthique, Ghislain Waterlot et la chercheuse Mariel Mazzocco, tous deux à l’origine de cette rencontre internationale.

Qu’est-ce que la mystique?

Ghislain Waterlot: La mystique commence au moment où on entre dans une démarche de spiritualité tournée vers l’intériorité ; elle consiste en une expérience de Dieu ou d’une transcendance. Elle ne se cantonne pas à une forme de religion. Dans un champ confessionnel théiste, le mystique vit une présence directe et immédiate de Dieu dans son âme et sa conscience. Et dans les religions non théistes, comme le bouddhisme, ou polythéistes comme l’hindouisme, le mystique vit une présence immédiate avec le fond du réel.

Mariel Mazzocco: J’aimerais ajouter qu’il s’agit d’une expérience intime de l’Autre. Ce n’est pas une fusion, mais une union toujours au sein d’une différence et de l’altérité qui est la nôtre.

Comment les personnes qui ont vécu une expérience mystique la décrivent-elles?

MM: Les mystiques eux-mêmes disent qu’il est impossible d’en parler, pourtant ils ont de tout temps essayé de décrire leurs expériences. C’est le paradoxe du langage où les mots sont incapables d’exprimer quelque chose qui demeure ineffable.

GW: Beaucoup de mystiques parlent d’une irruption qui fait soudainement éclater les cadres de la perception ordinaire, spécialement l’espace. Ils parlent d’une abolition du temps: l’expérience mystique dans son moment extatique est très courte, mais cela leur paraît très long. L’irruption comble le mystique, on appelle cela, en termes techniques, la «foi savoureuse». La foi en Dieu devient savoureuse, une saveur extrême qui peut avoir des retentissements directs et intenses pendant plusieurs jours.

Pourquoi ces expériences et les personnes qui en ont parlé ont-elles été controversées?

GW: L’Eglise craignait la radicalité des mystiques. Par exemple, Madame Guyon, une mystique française (1648 - 1717), a expliqué que cette relation extrêmement forte avec Dieu conduisait à un désintéressement radical, qu’on a appelé «le pur amour», l’amour de Dieu sans plus aucun souci de soi ni de désir intéressé pour son salut. Ce désintéressement radical a fait peur aux institutions de l’Eglise qui craignaient de perdre le contrôle de la société et leur rôle d’instance où vient se chercher le salut individuel. Elles redoutaient que les fidèles, perturbés par ce discours, sautent les étapes et tombent dans l’illusion, ou encore se centrent sur la relation personnelle avec Dieu.

MM: De plus, les institutions ecclésiastiques avaient du mal à comprendre le statut des mystiques. C’était scandaleux que ces personnes aient le courage et la prétention de raconter leurs expériences, parfois à tout le monde, et surtout de les écrire voire de les publier. Enormément de textes ont été censurés presque jusqu’à nos jours.

Du 28 au 30 avril prochain, un colloque international sur «l’Université face à la mystique» se déroulera à l’Université de Genève. Comment expliquez-vous que la mystique n’ait été étudiée dans le monde académique qu’à partir de la fin du XIXe siècle?

GW: Avant la fin du XIXe siècle, les universités étaient liées à l’Eglise et la mystique n’était pas étudiée hors des Facultés de théologie. A la deuxième moitié du XIXe, beaucoup d’universités sont devenues laïques, toutefois la mystique est restée un terrain délicat pour deux raisons: de nombreux universitaires ont considéré la mystique comme un délire relevable d’un traitement psychiatrique, ou ont estimé que ce n’était pas l’affaire des disciplines académiques. Et parallèlement, l’Eglise ne voulait pas que des chercheurs touchent à ce terrain arguant qu’ils n’avaient pas les moyens pour juger et que seule une personne ayant la foi pouvait apprécier ce qui était en jeu dans une expérience mystique.

L’université a commencé très progressivement à étudier les récits des mystiques à la fin du XIXe siècle. On peut distinguer deux temps dans l’évolution de cette étude, un premier moment où il a surtout été question de la notion d’expérience (première moitié du XXe siècle) et un second davantage dirigé sur le langage (deuxième moitié XXe). A l’Institut Romand de Systématique et d’Éthique de la Faculté de théologie de l’Université de Genève, la mystique est un objet d’étude depuis 2007.

Y a-t-il actuellement de grandes figures mystiques vivantes?

MM: C’est difficile de savoir, car souvent il faut du recul, regarder d’un point de vue historique pour savoir si telle ou telle personne a réellement vécu des expériences mystiques. Mais on pourrait évoquer un quasi contemporain, Dag Hammarskjöld (1905-1961), homme politique suédois, secrétaire général de l’ONU, qui nous a laissé un journal spirituel d’une rare intensité (Jalons).

GW: Comme c’est un type d’expérience humaine, je pense qu’il y en a actuellement et qu’il y en a toujours eu.

Le colloque sur la mystique

Du 28 au 30 avril 2016, un colloque international, intitulé «L’Université face à la mystique: un siècle de controverses?», aura lieu à Uni-Bastions, à Genève, salle B111. L’entrée est libre et les conférences sont destinées autant aux spécialistes qu’au grand public.

Un blog sur la mystique comme objet de recherche

L’Institut romand de systématique et d’éthique (IRSE) de la Faculté de théologie de l’Université de Genève alimente un blog qui rassemble l’avancée des recherches sur la mystique, évoque l’actualité et propose des présentations de figures mystiques.

Par ailleurs, Mariel Mazzocco a décroché une bourse du fonds national suisse (FNS) pour effectuer un travail de recherche de 3 ans sur Madame Guyon, dont le 300e anniversaire de sa mort sera célébré en 2017.