La Sagesse dans l'Ancien
Testament
Introduction
En hébreu biblique, "sagesse",
hokma, désigne un savoir-faire, cíest-à-dire une habileté
à faire réussir une entreprise ; "sage", hakam, se dit d'une
personne habile dans son art, et peut se traduire par "expert" (quelquíun
díexpérimenté). Dans líancien Israël, tous les corps
de métier ont leurs sages. Les artisans habiles dans la construction
de statuettes (És 40,20) et les pleureuses (Jér 9,16) sont
considérés être des sages par la maîtrise de
leur art (respectivement líart de sculpter et líart de pleurer). Mais les
premiers sages vécurent dans líentourage du roi et, tout naturellement
ainsi, la première sagesse a été un savoir-faire politique
(cf. 1 R 3.5; Pr 16,10-15 ; 25 ; 30,24-28 ; Qo 1,12-2,12 ; 8).
Ce n'est qu'à partir du 3e siècle
avant J.-C. que le sage devient un intellectuel par opposition à
líartisan et à líouvrier, ou plus généralement encore
à toute personne exerçant une profession manuelle (cf. Si
38-39). Désormais, la sagesse se fait scolaire et sectaire, elle
ne se définit plus que comme habileté intellectuelle. Le
sage enseigne la sagesse, il réunit autour de lui quelques disciples
(cf. Qo 12,9-12); par son savoir et sa culture, il tient lieu, le cas échéant,
de conseiller d'État.
La sagesse comme enseignement scolaire
a pour but de faire connaître la vérité pour vivre
correctement. En ce sens elle enseigne la prudence, le discernement et
la modération, par opposition à l'"imbécillité"
et à la "méchanceté". La matière enseignée
à Jérusalem a été consignée dans les
livres bibliques des Proverbes, de Qohélet (Ecclésiaste)
et du Siracide. Les genres littéraires les plus fréquemment
employés dans ces écrits sont ceux de la maxime (Pr 10-29;
Qo 10) et de líinstruction (Pr 1-9), car ils se prêtent le mieux
à la méthode pédagogique de la sagesse qui vise autant
à instruire qu'à admonester, à corriger et à
blâmer.
Le concept théologique fondamental
qui gît au cúur de la sagesse est celui de rétribution; ce
concept présuppose que Dieu a créé un monde stable
où chaque action a automatiquement son "salaire", sa "rétribution"
(terme technique : sakar). La doctrine de la rétribution repose
sur une conception selon laquelle le monde est un ensemble de cas. Les
sages ont élaboré un répertoire de ces différents
cas dans leurs recueils.
Histoire théologique de
la sagesse israélite; 5 étapes:
1. Sagesse traditionnelle ou sagesse classique
Cette première forme présuppose
que Dieu a créé un monde équilibré où
chaque action est rémunérée par une récompense,
bonne ou mauvaise selon le cas.
Datation: grosso modo des origines díIsraël
à líExil (= âge d'or)
Livres bibliques : Proverbes 10-29*
2. Sagesse traditionnelle théologisée
Dans la première phase, il níy
a pas de différence entre la sagesse díIsraël et la sagesse
des nations. Dieu nía pas de rôle actif dans le monde, qui peut fonctionner
sans lui. Dans la seconde phase, on introduit Dieu dans le discours; cíest
lui qui donne la récompense.
Datation : grosso modo entre 6e et 4e
siècles
Livres bibliques : Pr 10-29*; éléments
sapientiaux dans le Pentateuque et les Prophètes
3. Sagesse problématisée
Dans la réalité, il y a
des méchants qui réussissent et des justes qui souffrent.
Donc mise en question de toute la tradition sapientiale.
Datation : 5e siècle, époque
perse
Livre biblique : Job
4. Sagesse critique
Líhomme ne peut pas connaître ni
le monde ni Dieu. Cette sagesse critique et sceptique présuppose
la philosophie internationale hellénistique.
Datation : 3e siècle, époque
hellénistique (ptolémaïque)
Livre biblique : Qohélet
5. Sagesse traditionnelle pieuse et nationaliste
Cette sagesse est l'úuvre d'orthodoxes
religieux. Ils lient la sagesse et la Tora ainsi que la sagesse et líhistoire
nationale du peuple díIsraël. Le vrai sage est un intellectuel pieux,
qui étudie et interprète la Tora.
Datation : 2e ? 1er siècles, époque
hellénistique (séleucide)
Livres bibliques : Pr 1-9; Siracide, Sagesse
de Salomon et Baruch (deutérocanoniques)
La Sagesse au Proche-Orient ancien
Les premières attestations écrites
de la sagesse, en Mésopotamie et Egypte, sont des listes qui énumèrent
soit des contenus du monde, soit des comportements humains. Les deux disciplines
et centres d'intérêt de la sagesse sont (et seront toujours)
la cosmologie et líéthique.
Les sages sont des gens de líentourage
du roi, des professeurs de líécole du palais et du temple, éduquant
les princes et les cadres chargés de la gestion de líÉtat.
La sagesse comme littérature a été produite par une
cette élite politique et intellectuelle.
La sagesse est liée à líEtat
et au pouvoir, en ce sens que la croyance en un monde stable, socialement
et politiquement, est nécessaire au maintien de líÉtat, dont
le roi est alors le garant et le responsable.
Il y a une relation díinterdépendance
entre líécriture et la sagesse. On observe en effet que la sagesse
est née au 3e millénaire en Mésopotamie et en Egypte,
dans ces deux civilisations qui ont inventé líécriture. Líapprentissage
de líécriture a été conçu comme un apprentissage
des éléments du monde, car líenseignement des signes est
déjà un inventaire du monde.
Pourquoi líécriture?
Le premier texte de líhumanité
a été une déclaration díimpôt (à Sumer).
On avait besoin de lire et díécrire pour faire des comptes, administrer
une propriété, rédiger des lettres et communiquer
à distance. Líécriture est essentiellement liée au
commerce et à la bureaucratie. Les échanges diplomatiques
entre États ont nécessité líadoption díune langue
commune et líétablissement díécoles dans le monde connu d'alors
(limité au croissant fertile et à ses régions limitrophes)
pour l'enseignement de cette langue internationale. Líaccadien fut la première
langue internationale (au 2e millénaire) et líaraméen la
deuxième (à partir du 8e siècle avant J.-C). Líapprentissage
de ces langues se faisait par la lecture de la littérature classique,
telle que líépopée de Gilgamesh (en accadien) ou plus tard
le recueil de proverbes díAhiqar (en araméen). Cíest ce qui explique
la diffusion et le succès international de ces deux livres, lus
et appris par cúur dans toutes les écoles de sagesse de l'Antiquité
proche-orientale.
Récapitulons:
1. La sagesse du Proche-Orient ancien
est díabord consignée dans de grandes listes encyclopédiques.
Líidée sous-jacente de ces listes est que líon peut connaître
les éléments du monde car chaque chose y est à sa
place;
2. elle consiste aussi en des listes de
comportements humains, qui forment une éthique complète ;
on définit des types díhommes comme le paresseux, le menteur, líhypocrite,
líavare, líinfidèle, et inversement le sage, le juste, et ainsi
de suite.
3. les sages ont composé et diffusé
la grande littérature nationale (Gilgamesh, Ahiqar).
La sagesse dans líAncien Testament
Dans líAncien Testament, la littérature
sapientiale se trouvent principalement, mais non pas exclusivement, dans
les Qetouvim, les "Écrits", et en particulier dans les livres des
Proverbes, de Qohélet et du Cantique des Cantiques, qui forment
une collection distincte attribuée au roi Salomon, le sage par excellence
selon 1 Rois 3-5. Le livre des Psaumes dont líauteur putatif est le roi
David, contient également un abondant matériau sapiential.
Avant de se concentrer sur ces recueils
de sagesse vrais et propres, disons quelques mots sur l'existence d'éléments
sapientiaux à l'intérieur du Pentateuque.
La sagesse dans la Tora
La Tora (Pentateuque) est la loi fondamentale
de la Judée, mais elle a aussi été enseignée
à l'école du temple comme base de la culture juive. Elle
renferme diverses matières qui ont été enseignées
à l'école du temple, comme par exemple une géographie,
une chronologie et une histoire des origines du monde. En voici quelques
exemples:
- dans la cosmologie de Gn 1, on passe
de líinanimé à líanimé, ou de líabstrait au vivant:
ce passage, ou cette hiérarchie, indique que líon classe les choses
selon un ordre qui va du plus abstrait, la lumière, au plus concret,
les êtres animés.
- après le récit du déluge
(Gn 6-8), Dieu promet que le monde sera stable à jamais : "Tous
les jours que durera la terre, semailles et moisson, froid et chaud, été
et hiver, jour et nuit, point ne cesseront" (Gn 8,22).
- en Gn 10 tous les pays connus sont présentés
dans une généalogie; c'est un classement géographique.
Cette Table des peuples représente líimage díun monde stable où
chaque peuple, avec sa langue, a sa place dans le monde.
La Théologie de
la sagesse dans l'Ancien Testament
Préambule
Bien que l'on reconnaisse 5 étapes
dans l'évolution de la sagesse biblique, on va diviser notre présentation
en trois chapitres: A. la sagesse traditionnelle; B. la sagesse critique;
C. la sagesse pieuse. Le premier chapitre inclut les trois première
étapes de notre tableau chronologique, y compris celle représentée
par le livre de Job: car c'est bien parce que le livre Job met en question
la sagesse traditionnelle que sa place est justifiée dans ce chapitre.
Le livre de Qohélet (chapitre B) constitue un moment clé
dans l'histoire de la sagesse israélite. Alors même qu'il
s'inscrit dans la ligne du livre de Job auquel il n'apporte pas de thèses
fondamentalement nouvelles, son style philosophique et ses affirmations
catégoriques ont produit une telle remise en cause dans les cercles
sapientiaux traditionalistes, que ces derniers ont dû réagir
avec vigueur pour sauver la sagesse traditionnelle du naufrage où
elle se retrouvait tout à coup. On peut dire qu'il existe une production
de littérature de sagesse avant et après Qohélet.
La réaction post-qohélétienne est consignée
dans les livres bibliques de Pr 1-9; Siracide, Sagesse de Salomon (chapitre
C).
A. La sagesse traditionnelle
On appelle traditionnelle la sagesse dont
líautorité émane de la tradition, et non pas de la raison
(cf. Job 8,8-10). Au plan théologique, cette sagesse repose sur
le principe de la rétribution. Selon ce principe, une bonne action
est sanctionnée par une récompense ou une bénédiction
(par des richesses, des biens matériels, du bétail, des esclaves,
une longue vie et une descendance nombreuse); inversement, une mauvaise
action est sanctionnée par une punition ou une malédiction
(par la perte de la richesse, par une vie courte et sans progéniture).
Il existe deux formes de rétribution, la première que líon
pourrait qualifier de "cause à effet" et la seconde de "théologique":
1. La rétribution de cause à
effet. Le lien de causalité entre action et résultat de l'action
est une expérience banale de la vie quotidienne: "Tout labeur donne
du profit, mais le bavardage n'aboutit qu'au dénuement" (Pr 14,13);
"Qui cultive sa terre sera rassasié de pain, qui poursuit des chimères
sera rassasié d'indigence" (Pr 28,19). La majeure partie des maximes
de Pr 10-29 consiste en de telles observations qui relèvent du sens
commun. Ces maximes sont dépourvues de teneur théologique,
ce qui a toujours fâché les exégètes qui les
ont jugées profanes et à peu près inutiles pour l'élaboration
d'une Théologie de l'Ancien Testament.
2. La rétribution théologique.
Sur la base de la forme primaire de la rétribution, les sages ont
élaboré une forme doctrinale de la rétribution. Elle
se caractérise par la distinction systématique entre les
comportements humains qui relèvent du bien et les comportements
humains qui relèvent du mal, et d'autre part par le fait que c'est
Dieu (Yahvé) qui donne la récompense au juste et administre
la punition au pécheur: "C'est leur insouciance qui tue les stupides
et leur assurance qui perd les imbéciles; mais qui m'écoute
repose en sécurité, tranquille, loin de la crainte du malheur"
(Pr 1,32-33); "La crainte de Yahvé accroît les jours, mais
les années des méchants seront raccourcies" (Pr 10,27). Cette
doctrine est surtout théorique, dans la mesure où elle ne
cherche pas de vérification dans l'expérience (cf. infra,
Job et Qohélet); elle présuppose par conséquent un
acte de foi de la part de l'individu qui y adhère. La crainte d'une
punition joue un rôle social indispensable, en ce sens qu'elle est
susceptible de refréner les pulsions perverses et criminelles. Les
sages, comme on l'a souligné déjà à plusieurs
reprises, sont des professionnels de la gestion de l'Etat.
Les deux formes de rétribution (empirique
et dogmatique) présupposent semblablement la représentation
du monde traditionnelle de l'Antiquité proche-orientale, à
savoir celle de monde comme création de Dieu (où des dieux
en régime polythéiste). Il n'est pas possible de concevoir
cette représentation sans avoir à l'esprit que pour l'ancien
oriental, le chaos préexiste à l'acte créateur et
qu'il continue d'exister dans la suite comme menace constante de la création.
Il faut aussi se rappeler que Dieu ne peut pas supprimer le chaos, mais
seulement le contenir et le repousser (en d'autres termes, Dieu peut faire
que quelque chose existe, mais il ne peut pas faire que le néant
n'existe pas). Les êtres humains étant considérés
comme apogée de la création divine, ont mission de la préserver,
sous peine de tomber dans l'effroyable chaos. La représentation
du monde proche-orientale antique peut se visualiser dans le schéma
suivant:
Schéma de la représentation
du monde sapientiale traditionnelle
La bande grise en haut et en bas du rectangle
"chaos" indique que le chaos préexiste à la création
puis coexiste avec elle.
La création résulte díun
équilibre entre stabilité et instabilité. Lors de
l'acte créateur, Dieu fixe les limites du cosmos et ordonne ses
éléments afin de créer les conditions d'un ordre du
monde stable (cf. Gn 1; Ps 104). La stabilité du cosmos n'est pourtant
pas acquise une bonne fois pour toute, le chaos (ou anti-monde, ou forces
du mal) pouvant à tout moment la contrarier, voire la réduire
à néant. Le chaos est une réalité concrète,
il est manifesté notamment par le déluge (Gn 6-8), le domaine
des animaux sauvages (Job 39-41), le comportement humain imbécile,
ainsi que le désert (Cf. Jér 2; Os 2,16). Pour maintenir
et préserver la création, Dieu doit lutter contre les mauvais
pouvoirs du chaos; le roi, qui représente Dieu sur terre, s'associe
à cette tâche en régnant avec justice et sagesse (cf.
p. expl. "Le cúur du roi est un cours d'eau dans la main de Yahvé,
il le dirige vers tout ce qui lui plaît" Pr 21,1).
L'antithèse cosmos-chaos n'est
pas forcément énoncée de façon explicite dans
les textes sapientiaux, mais elle en constitue le présupposé
nécessaire. En effet, toutes les distinctions classiques entre comportement
humain positif et comportement humain négatif propre à la
doctrine de la rétribution se fondent sur l'opposition cosmos-chaos.
Le comportement sage, juste et pieux relève du cosmos, et inversement
le comportement imbécile, méchant et impie relève
du chaos. La véhémence que manifestent les sages à
l'encontre de la conduite humaine immorale s'explique par le fait que pour
eux, ce qui relève du chaos contredit par nature l'ordre de la création
et le met en péril.
Le chaos représente donc un danger
permanent pour l'existence humaine. Mais les êtres humains pouvaient
vivre en toute confiance sur terre, car ils pensaient que Dieu était
derrière le système et soutenait le cosmos contre le chaos.
Cette confiance est formulée dans le livre de la Genèse aussitôt
après le déluge: " Tous les jours que durera la terre, semailles
et moisson, froid et chaud, été et hiver, jour et nuit, point
ne cesseront " (Gn 8,22). La confiance en Dieu comme garant de l'ordre
de création constitue un véritable thème théologique
dans les Proverbes et les Psaumes.
La contestation
La croyance en la rétribution a
été vivement démentie par l'auteur du livre de Job
(au 5e siècle) et plus tard encore par Qohélet (au 3e siècle).
La critique de ces auteurs porte sur le caractère arbitraire de
cette doctrine, dont les affirmations ne coïncident pas nécessairement
avec líexpérience. Dans les faits, il arrive souvent que les méchants
prospèrent au contraire des justes et des sages.
Le livre de Job
Le livre de Job remet en cause la doctrine
de la rétribution divine aussi bien dans son cadre en prose (chap.
1-2 et 42) que dans les dialogues poétiques entre le héros
et ses amis (3-31). Dans le cadre narratif, Job est présenté
comme le paradigme du juste et du pieux qui perd tous ses biens et sa famille
sans pourtant avoir commis de péché. Cette tragédie
est issue d'un pari entre Satan et Dieu qui consiste dans le fait de voir
si Job, mis dans la condition de victime innocente, maudirait Dieu. Pour
l'auteur de Job, cette mise en scène permet de problématiser
la doctrine de la rétribution. Par son pari, Satan se propose de
montrer ce qu'il y a de faible dans la théorie traditionnelle, et
par là il représente la pensée critique. (Le personnage
de Satan, littéralement l'"accusateur", est peut-être une
création de l'auteur du livre de Job, car la critique, ou l'auto-critique,
est inconnue de la sagesse traditionnelle). Job, tout au long du dialogue
(de sourds) qui s'instaure entre lui et ses amis, va refuser d'établir
une corrélation entre le malheur qui le frappe et un éventuel
péché qui en devrait être la cause. Clamant son innocence
d'un bout à l'autre du livre, il demande en fin de compte à
Dieu une explication au mal qui lui arrive. Dans sa réponse, Dieu
s'auto-présente comme créateur et préservateur de
la création (chap. 38-41); c'est une réponse qui se veut
traditionnelle. Ainsi, malgré le happy end final (chap. 42), le
livre de Job reste ouvert et ne procure pas de solutions explicites aux
problèmes théologiques qu'il soulève.
L'auteur de Job soulève trois problèmes
théologiques: 1. Le malheur des innocents; 2. L'existence du mal;
3. La vie de l'homme dans le chaos.
1. Le malheur des innocents. L'auteur du
livre de Job met le doigt sur une incohérence qui se trouve au cúur
du système de la rétribution: Dieu ne peut pas être
tout-puissant et juste à la fois, car, en effet, s'il est tout-puissant,
il peut changer le destin de Job; et inversement, s'il est juste, alors
comment expliquer la souffrance injuste de Job? La réponse de Dieu
à Job est conforme à la représentation classique du
monde de l'ancien Orient. Dieu se présente comme créateur,
soucieux de sa création, mais incapable du supprimer le chaos. Face
à la souffrance innocente de Job, il répond pour ainsi dire
ceci: "tu ne comprends rien, je suis plus grand que toi!". D'un autre point
de vue, la souffrance de Job est due à Satan, et donc Job a tort
de se révolter contre Dieu. Mais en même temps il a aussi
raison, car Dieu a fait un pari avec Satan. Job a raison et tort à
la fois, et il reconnaît qu'il a eu tort (42,1-6).
2. L'existence du mal. La question de l'origine
du mal se pose à toute religion monothéiste: s'il n'y a qu'un
Dieu, comment expliquer le malheur des pieux, des justes ? Yahvé
n'est devenu Dieu unique que dans le courant de l'Exil, voire même
plus tard. Auparavant, il avait son entourage, notamment il était
entouré d'un dieu mauvais et subordonné. De cette façon,
le problème de mal ne se posait pas vis-à-vis de lui.
3. La vie de l'homme dans le chaos. Pour
Job, il est concevable que l'homme puisse vivre un moment dans le chaos.
Ce qui est évident en vérité c'est le chaos, tandis
que le miracle c'est la vie et le cosmos. Job est appelé "serviteur
de Yahvé" (eved Yahvé) dans le prologue et l'épilogue.
C'est Dieu qui l'appelle ainsi. Eved est le titre d'honneur de Moïse.
Dans le livre de Job, ce titre est attribué à un païen,
car Job n'est ni israélite, ni prophète! Job est torturé
par le malheur de l'innocent et par l'inexorabilité de la mort,
et pourtant il est eved Yahvé. Les amis de Job, puisqu'ils sont
orthodoxes, ont tort, même s'ils disent ce que Dieu a dit. Mais Job,
en tant que serviteur de Dieu, a dit la vérité de sa vie:
"j'ai tort". Le serviteur de Dieu est justifié comme pécheur.
La vraie image de Dieu sur terre (eved), c'est le souffrant innocent.
B. La Sagesse critique (Qohélet)
La critique de Qohélet est plus
radicale que celle de Job; surtout elle est exprimée au fil d'une
argumentation qui consiste à opposer à un énoncé
traditionnel son propre jugement: "À l'homme qui est bien devant
lui, il a donné sagesse, connaissance et joie, mais au pécheur
il a donné l'activité d'accumuler et d'assembler pour donner
à celui qui est bien devant Dieu [= proposition sapientiale traditionnelle,
cf. Pr 13,22] ó ça aussi, c'est absurde!" [= jugement de Qohélet]
(Qo 2,26).
Qohélet se distingue de la sagesse
traditionnelle en introduisant l'expérience comme instance critique.
En effet, tout au long de son ouvrage, il teste les propositions de la
sagesse classique en les confrontant à la réalité:
or, si une si une proposition ne se vérifie pas dans les faits,
elle s'avère nécessairement erronée. Qohélet
est un rationaliste, il est le premier à avoir dit "je" en Israël
(dans le livre de Job, le "je" est encore timide). La démarche quasi
philosophique de Qohélet le conduit aussitôt à nier
la possibilité de connaître Dieu et l'ordre du monde.
Qohélet réfute aussi bien
(a) la rétribution de cause à effet (Qo 9-11) que (b) la
rétribution divine (Qo 2-9): (a) "Le matin, sème ta semence,
et le soir, ne laisse pas de repos à ta main, car tu ne sais pas,
de l'une ou de l'autre activité, celle qui convient, ou si toutes
deux sont également bonnes" (Qo 11,6); (b) "il y a des justes qui
périssent à cause de leur justice et il y a des méchants
qui prolongent leurs jours par leur méchanceté. Par conséquent,
ne sois pas trop juste et ne sois pas sage outre mesure, pourquoi périrais-tu?
Inversement, ne sois pas trop méchant et ne sois pas stupide, pourquoi
mourrais-tu avant ton temps?" (Qo 7,15); "Il y a une chose díabsurde sur
terre : il existe des justes qui sont traités selon le sort des
méchants, et des méchants qui sont traités selon le
sort des justes"(Qo 8,14).
La critique de Qohélet admet un
seul cas de figure où le comportement humain est immédiatement
récompensé: c'est le comportement devant le roi: "Observe
l'ordre du roi [Ö], ne te mets pas dans une mauvaise affaire; car il fera
tout ce qui lui plaira, car la parole du roi est souveraine et qui lui
dira: "que feras-tu?"" (Qo 8,2-3). Encore faut-il préciser que le
roi, aux yeux de Qohélet, n'est pas choisi par Dieu pour gouverner
en son nom sur terre avec justice, il est simplement formé par ses
conseillers (2,13). Il faut donc respecter le roi parce qu'il détient
le pouvoir. Après avoir reconnu cet état de fait, Qohélet
met immédiatement en garde contre la tentation d'adhérer
au postulat de la rétribution divine (Qo 8,10-15).
Tout comme pour la sagesse traditionnelle,
il est possible de visualiser la représentation du monde propre
à Qohélet de façon schématique:
Conception rationaliste de Qohélet
En tant que rationaliste, Qohélet
s'en tient à ce qui tombe sous les sens. Ainsi le monde est pour
lui un monde objectif que l'on peut décrire par ses éléments
(Qo 1,4-7). Or le monde tel qu'il peut être observé par l'homme
est une donnée naturelle. Rien en lui ne permet de le comprendre
comme création divine opposée à un anti-monde toujours
menaçant. Pour Qohélet, le monde est naturellement stable:
"une génération síen va et une génération vient,
mais le monde reste stable pour líéternité" (Qo 1,4) ; "Il
níy a rien de nouveau sous le soleil" (Qo 1,9). Mais l'absence de chaos
en deçà du cosmos est partiellement compensée par
un élément négatif et angoissant à l'intérieur
du monde, l'"absurde" ou le "transitoire", en hébreu: hevel. Cette
conception est angoissante parce qu'il n'y a plus de Dieu derrière
le système qui soutient le monde contre les forces du mal.
Au plan théologique, la conséquence
fondamentale du rationalisme de Qohélet est la suppression de toutes
les oppositions traditionnelles fondées sur la distinction entre
cosmos et chaos. Ainsi, pour Qohélet, il n'est plus vraiment possible
de distinguer entre le sage et l'imbécile, entre le pieux et l'impie,
le bon et le méchant, le sacrifiant et le non-sacrifiant, etc. "Le
sage a les yeux là où il faut, l'imbécile marche dans
les ténèbres. Mais je sais, moi, qu'à tous les deux
un même destin arrivera. Alors, moi, je me suis dit en moi-même:
Ce qui arrivera à l'imbécile m'arrivera aussi, pourquoi donc
ai-je été si sage?" Qo 2,14-15; (cf. aussi Qo 3,18-21; 9,3).
L'empirisme de Qohélet aboutit
donc à une forme de scepticisme. Dieu est incompréhensible,
il est transcendant, il est "dans le ciel, et toi sur la terre" (Qo 5,1).
Mais son Dieu est le Dieu biblique. Il ne s'agit pas d'une construction
philosophique, comme chez Platon et Socrate. Qohélet admet même
que Dieu est créateur du monde (Qo 3), que le monde est création
de Dieu (Qo 3), que les sages, les justes et leurs travaux sont entre les
mains de Dieu (9,1), et aussi que les plaisirs des êtres humains
sont un don de Dieu (3,13; 5,17-19). Il l'admet, mais cela reste irrationnel,
invérifiable et incertain.
L'éthique n'a pas disparu de son
système, même si elle est sans garantie de réussite
pour le sage. L'homme doit se débrouiller tout seul dans le monde:
"Tout ce que ta main se trouve capable de faire, fais-le selon ta force,
car il n'y a pas d'action, ni d'intrigue, ni de connaissance, ni de sagesse
dans l'Hadès, où toi tu iras" (9,10). L'absurdité
radicale de l'existence n'est donc pas un argument pour ne rien faire (ou
attendre que quelque chose se passe venant de la part de Dieu, espérer
ou prier). La pensée de Qohélet est assez moderne: il n'existe
pas de garantie de bonheur, mais il subsiste néanmoins pour l'homme
la possibilité de chercher son bonheur par ses propres moyens.
Conclusion
La critique de Job et de Qohélet
est classiquement désignée par líexpression de "crise de
la sagesse". Elle ne caractérise pas ce qui serait la fin du développement
sapiential vétérotestamentaire, mais seulement la fin du
développement sapiential canonique: après Qohélet,
le Siracide réaffirme le système traditionnel de la rétribution.
Théologiquement, la Bible serait moins intéressante, moins
relevée, sans ces deux livres.
C. Sagesse traditionnelle yahviste,
pieuse et nationaliste
Après la critique de Qohélet
des fondements de la sagesse traditionnelle, celle-ci a dû se réorganiser.
Les textes issus de cette réorganisation sont Pr 1-9, Siracide,
Sagesse de Salomon. Citons les divers changements que les sages ont alors
apporté au système traditionnel:
1. Les sages ont réussi à
sauver le principe de la rétribution divine en projetant la récompense
dans le futur. Le Psaume 49, anti-qohélétien, exprime bien
ce déplacement:
"Voici le destin de ceux qui ont une folle
confiance en eux-mêmes, l'avenir de ceux qui se plaisent à
leurs discours: Ils sont parqués aux enfers comme des brebis; la
Mort les mène paîtres. [Ö] Mais Dieu rachètera ma vie
au pouvoir des enfers; oui, il me prendra" (Ps 49,14-16; cf. aussi Ps 73).
D'une façon générale, l'Enfer devient un lieu concret
réservé aux impies et aux sceptiques (Pr 2,16-22; 9,13-18).
2. Les attaques de Qohélet contre
les facultés cognitives de la sagesse (cf. Qo 7,23, 8,16-17), sont
résolues de manière spectaculaire: alors qu'elle est instrumentale
et limitée pour Qohélet, désormais la sagesse devient
médiatrice entre Dieu et la création (Pr 3,13-20; 8,22-31;
Si 16,24-17,10; 24). C'est elle qui donne au sage la sagesse et le discernement
(Pr 1-9). C'est également elle qui institue les rois et leaders
politiques (Pr 8,12-16). La sagesse se personnifie sous les traits d'une
femme, qui représente l'esprit de Yahvé (Pr 1,20-33; 8; 9,1-6;
Sa 1). Ce processus commence cependant avant Qohélet, il existe
déjà en germe dans Job 28.
3. La sagesse devient la vraie piété.
En effet, les sages ne sont plus seulement des "justes" ou des "bons",
ils se définissent à présent aussi comme "pieux" (cf.
Pr 2,8), et cela par opposition aux "sceptiques" et aux "esprits forts"
taxés d'impiété (Pr 2,12-15; 9,7-12; Sa 1,16-2,24).
4. La sagesse devient peu à peu
aussi le guide de l'histoire sainte d'Israël. Les premiers éléments
textuels allant dans ce sens apparaissent dans le livre du Siracide, mais
ils prennent leur forme explicite dans le livre de la Sagesse de Salomon
et de Baruch.
5. Enfin, la Sagesse est assimilée
à la Tora (Si 24), assimilation qui existe déjà en
germe dans Pr 1-9 et 31.
La représentation du monde de la
sagesse traditionnelle post-qohélétienne ne diffère
pas essentiellement de celle d'avant Qohélet. Les deux éléments
nouveaux sont ceux du rôle médiateur de la sagesse vis-à-vis
du cosmos, et la création d'un Enfer pour accueillir les impies,
c'est-à-dire tous ceux qui ne marchent pas dans les traces de la
sagesse traditionnelle.
Conception sapientiale traditionnelle post-qohélétienne
(Prov. 1-9; Si; Sa)
Conclusion
Les traditions sapientiales de la Bible
hébraïque ont leur place légitime dans le cadre d'une
Théologie de l'Ancien Testament. Il faut tout de suite faire remarquer
que ces traditions sont multiples. Deux tendances principales se dégagent
de cet ensemble: une tendance traditionaliste et une tendance rationaliste.
La première est plutôt dogmatique et fondamentaliste, la seconde
est plutôt libérale. L'antagonisme entre ces deux tendances
est attesté dans les livres de Job et de Qohélet, qui font
une critique du système adverse; mais il est aussi attesté
dans la littérature post-qohélétienne, dans laquelle
les sceptiques ou esprits libres (c'est-à-dire les disciples de
Qohélet) passent pour des impies et même des pervers.
Le vrai enjeu théologique qui se
manifeste de manière persistante tout au long de ce conflit est
celui de la confrontation entre théorie et pratique. Pour les tenants
de la sagesse traditionnelle, les faits n'ont aucune valeur argumentative.
S'ils contredisent le dogme, c'est le dogme qui néanmoins aura raison
contre les faits. Ainsi, les sages savaient très bien que Dieu ne
rétribuait pas concrètement ni automatiquement les justes
et les pieux, ce qui ne les a pas empêché de préserver
leur doctrine envers et contre toute évidence. Au contraire, pour
les rationalistes, une théorie s'avère complètement
fausse si un seul argument contredit le système tout entier.
"Job" et Qohélet se considèrent
eux-mêmes comme d'authentique pieux (eved Yahvé chez Job,
et "crainte de Dieu" en Qohélet 3,14; 8,15). Ils reconnaissent également
que Dieu a créé le monde beau et bon (Qo 3,10), et qu'il
se soucie du juste et de l'innocent: mais ils refusent d'ériger
cela en un système qui ne coïncide pas avec la réalité
quotidienne.
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