La Sagesse dans l'Ancien Testament





Introduction
En hébreu biblique, "sagesse", hokma, désigne un savoir-faire, cíest-à-dire une habileté à faire réussir une entreprise ; "sage", hakam, se dit d'une personne habile dans son art, et peut se traduire par "expert" (quelquíun díexpérimenté). Dans líancien Israël, tous les corps de métier ont leurs sages. Les artisans habiles dans la construction de statuettes (És 40,20) et les pleureuses (Jér 9,16) sont considérés être des sages par la maîtrise de leur art (respectivement líart de sculpter et líart de pleurer). Mais les premiers sages vécurent dans líentourage du roi et, tout naturellement ainsi, la première sagesse a été un savoir-faire politique (cf. 1 R 3.5; Pr 16,10-15 ; 25 ; 30,24-28 ; Qo 1,12-2,12 ; 8).
Ce n'est qu'à partir du 3e siècle avant J.-C. que le sage devient un intellectuel par opposition à líartisan et à líouvrier, ou plus généralement encore à toute personne exerçant une profession manuelle (cf. Si 38-39). Désormais, la sagesse se fait scolaire et sectaire, elle ne se définit plus que comme habileté intellectuelle. Le sage enseigne la sagesse, il réunit autour de lui quelques disciples (cf. Qo 12,9-12); par son savoir et sa culture, il tient lieu, le cas échéant, de conseiller d'État.
La sagesse comme enseignement scolaire a pour but de faire connaître la vérité pour vivre correctement. En ce sens elle enseigne la prudence, le discernement et la modération, par opposition à l'"imbécillité" et à la "méchanceté". La matière enseignée à Jérusalem a été consignée dans les livres bibliques des Proverbes, de Qohélet (Ecclésiaste) et du Siracide. Les genres littéraires les plus fréquemment employés dans ces écrits sont ceux de la maxime (Pr 10-29; Qo 10) et de líinstruction (Pr 1-9), car ils se prêtent le mieux à la méthode pédagogique de la sagesse qui vise autant à instruire qu'à admonester, à corriger et à blâmer.
Le concept théologique fondamental qui gît au cúur de la sagesse est celui de rétribution; ce concept présuppose que Dieu a créé un monde stable où chaque action a automatiquement son "salaire", sa "rétribution" (terme technique : sakar). La doctrine de la rétribution repose sur une conception selon laquelle le monde est un ensemble de cas. Les sages ont élaboré un répertoire de ces différents cas dans leurs recueils.

 Histoire théologique de la sagesse israélite; 5 étapes:

1. Sagesse traditionnelle ou sagesse classique
Cette première forme présuppose que Dieu a créé un monde équilibré où chaque action est rémunérée par une récompense, bonne ou mauvaise selon le cas.
Datation: grosso modo des origines díIsraël à líExil (= âge d'or)
Livres bibliques : Proverbes 10-29*

2. Sagesse traditionnelle théologisée
Dans la première phase, il níy a pas de différence entre la sagesse díIsraël et la sagesse des nations. Dieu nía pas de rôle actif dans le monde, qui peut fonctionner sans lui. Dans la seconde phase, on introduit Dieu dans le discours; cíest lui qui donne la récompense.
Datation : grosso modo entre 6e et 4e siècles
Livres bibliques : Pr 10-29*; éléments sapientiaux dans le Pentateuque et les Prophètes

3. Sagesse problématisée
Dans la réalité, il y a des méchants qui réussissent et des justes qui souffrent. Donc mise en question de toute la tradition sapientiale.
Datation : 5e siècle, époque perse 
Livre biblique : Job

4. Sagesse critique
Líhomme ne peut pas connaître ni le monde ni Dieu. Cette sagesse critique et sceptique présuppose la philosophie internationale hellénistique.
Datation : 3e siècle, époque hellénistique (ptolémaïque)
Livre biblique : Qohélet

5. Sagesse traditionnelle pieuse et nationaliste
Cette sagesse est l'úuvre d'orthodoxes religieux. Ils lient la sagesse et la Tora ainsi que la sagesse et líhistoire nationale du peuple díIsraël. Le vrai sage est un intellectuel pieux, qui étudie et interprète la Tora.
Datation : 2e ? 1er siècles, époque hellénistique (séleucide)
Livres bibliques : Pr 1-9; Siracide, Sagesse de Salomon et Baruch (deutérocanoniques)
 La Sagesse au Proche-Orient ancien
Les premières attestations écrites de la sagesse, en Mésopotamie et Egypte, sont des listes qui énumèrent soit des contenus du monde, soit des comportements humains. Les deux disciplines et centres d'intérêt de la sagesse sont (et seront toujours) la cosmologie et líéthique.
Les sages sont des gens de líentourage du roi, des professeurs de líécole du palais et du temple, éduquant les princes et les cadres chargés de la gestion de líÉtat. La sagesse comme littérature a été produite par une cette élite politique et intellectuelle.
La sagesse est liée à líEtat et au pouvoir, en ce sens que la croyance en un monde stable, socialement et politiquement, est nécessaire au maintien de líÉtat, dont le roi est alors le garant et le responsable.
Il y a une relation díinterdépendance entre líécriture et la sagesse. On observe en effet que la sagesse est née au 3e millénaire en Mésopotamie et en Egypte, dans ces deux civilisations qui ont inventé líécriture. Líapprentissage de líécriture a été conçu comme un apprentissage des éléments du monde, car líenseignement des signes est déjà un inventaire du monde.

Pourquoi líécriture?
Le premier texte de líhumanité a été une déclaration díimpôt (à Sumer). On avait besoin de lire et díécrire pour faire des comptes, administrer une propriété, rédiger des lettres et communiquer à distance. Líécriture est essentiellement liée au commerce et à la bureaucratie. Les échanges diplomatiques entre États ont nécessité líadoption díune langue commune et líétablissement díécoles dans le monde connu d'alors (limité au croissant fertile et à ses régions limitrophes) pour l'enseignement de cette langue internationale. Líaccadien fut la première langue internationale (au 2e millénaire) et líaraméen la deuxième (à partir du 8e siècle avant J.-C). Líapprentissage de ces langues se faisait par la lecture de la littérature classique, telle que líépopée de Gilgamesh (en accadien) ou plus tard le recueil de proverbes díAhiqar (en araméen). Cíest ce qui explique la diffusion et le succès international de ces deux livres, lus et appris par cúur dans toutes les écoles de sagesse de l'Antiquité proche-orientale.

Récapitulons:
1. La sagesse du Proche-Orient ancien est díabord consignée dans de grandes listes encyclopédiques. Líidée sous-jacente de ces listes est que líon peut connaître les éléments du monde car chaque chose y est à sa place;
2. elle consiste aussi en des listes de comportements humains, qui forment une éthique complète ; on définit des types díhommes comme le paresseux, le menteur, líhypocrite, líavare, líinfidèle, et inversement le sage, le juste, et ainsi de suite.
3. les sages ont composé et diffusé la grande littérature nationale (Gilgamesh, Ahiqar).
 La sagesse dans líAncien Testament
Dans líAncien Testament, la littérature sapientiale se trouvent principalement, mais non pas exclusivement, dans les Qetouvim, les "Écrits", et en particulier dans les livres des Proverbes, de Qohélet et du Cantique des Cantiques, qui forment une collection distincte attribuée au roi Salomon, le sage par excellence selon 1 Rois 3-5. Le livre des Psaumes dont líauteur putatif est le roi David, contient également un abondant matériau sapiential.
Avant de se concentrer sur ces recueils de sagesse vrais et propres, disons quelques mots sur l'existence d'éléments sapientiaux à l'intérieur du Pentateuque.

La sagesse dans la Tora
La Tora (Pentateuque) est la loi fondamentale de la Judée, mais elle a aussi été enseignée à l'école du temple comme base de la culture juive. Elle renferme diverses matières qui ont été enseignées à l'école du temple, comme par exemple une géographie, une chronologie et une histoire des origines du monde. En voici quelques exemples:
- dans la cosmologie de Gn 1, on passe de líinanimé à líanimé, ou de líabstrait au vivant: ce passage, ou cette hiérarchie, indique que líon classe les choses selon un ordre qui va du plus abstrait, la lumière, au plus concret, les êtres animés.
- après le récit du déluge (Gn 6-8), Dieu promet que le monde sera stable à jamais : "Tous les jours que durera la terre, semailles et moisson, froid et chaud, été et hiver, jour et nuit, point ne cesseront" (Gn 8,22).
- en Gn 10 tous les pays connus sont présentés dans une généalogie; c'est un classement géographique. Cette Table des peuples représente líimage díun monde stable où chaque peuple, avec sa langue, a sa place dans le monde.
 
 


La Théologie de la sagesse dans l'Ancien Testament





Préambule
Bien que l'on reconnaisse 5 étapes dans l'évolution de la sagesse biblique, on va diviser notre présentation en trois chapitres: A. la sagesse traditionnelle; B. la sagesse critique; C. la sagesse pieuse. Le premier chapitre inclut les trois première étapes de notre tableau chronologique, y compris celle représentée par le livre de Job: car c'est bien parce que le livre Job met en question la sagesse traditionnelle que sa place est justifiée dans ce chapitre. Le livre de Qohélet (chapitre B) constitue un moment clé dans l'histoire de la sagesse israélite. Alors même qu'il s'inscrit dans la ligne du livre de Job auquel il n'apporte pas de thèses fondamentalement nouvelles, son style philosophique et ses affirmations catégoriques ont produit une telle remise en cause dans les cercles sapientiaux traditionalistes, que ces derniers ont dû réagir avec vigueur pour sauver la sagesse traditionnelle du naufrage où elle se retrouvait tout à coup. On peut dire qu'il existe une production de littérature de sagesse avant et après Qohélet. La réaction post-qohélétienne est consignée dans les livres bibliques de Pr 1-9; Siracide, Sagesse de Salomon (chapitre C).
 

A. La sagesse traditionnelle
On appelle traditionnelle la sagesse dont líautorité émane de la tradition, et non pas de la raison (cf. Job 8,8-10). Au plan théologique, cette sagesse repose sur le principe de la rétribution. Selon ce principe, une bonne action est sanctionnée par une récompense ou une bénédiction (par des richesses, des biens matériels, du bétail, des esclaves, une longue vie et une descendance nombreuse); inversement, une mauvaise action est sanctionnée par une punition ou une malédiction (par la perte de la richesse, par une vie courte et sans progéniture). Il existe deux formes de rétribution, la première que líon pourrait qualifier de "cause à effet" et la seconde de "théologique":

1. La rétribution de cause à effet. Le lien de causalité entre action et résultat de l'action est une expérience banale de la vie quotidienne: "Tout labeur donne du profit, mais le bavardage n'aboutit qu'au dénuement" (Pr 14,13); "Qui cultive sa terre sera rassasié de pain, qui poursuit des chimères sera rassasié d'indigence" (Pr 28,19). La majeure partie des maximes de Pr 10-29 consiste en de telles observations qui relèvent du sens commun. Ces maximes sont dépourvues de teneur théologique, ce qui a toujours fâché les exégètes qui les ont jugées profanes et à peu près inutiles pour l'élaboration d'une Théologie de l'Ancien Testament.

2. La rétribution théologique. Sur la base de la forme primaire de la rétribution, les sages ont élaboré une forme doctrinale de la rétribution. Elle se caractérise par la distinction systématique entre les comportements humains qui relèvent du bien et les comportements humains qui relèvent du mal, et d'autre part par le fait que c'est Dieu (Yahvé) qui donne la récompense au juste et administre la punition au pécheur: "C'est leur insouciance qui tue les stupides et leur assurance qui perd les imbéciles; mais qui m'écoute repose en sécurité, tranquille, loin de la crainte du malheur" (Pr 1,32-33); "La crainte de Yahvé accroît les jours, mais les années des méchants seront raccourcies" (Pr 10,27). Cette doctrine est surtout théorique, dans la mesure où elle ne cherche pas de vérification dans l'expérience (cf. infra, Job et Qohélet); elle présuppose par conséquent un acte de foi de la part de l'individu qui y adhère. La crainte d'une punition joue un rôle social indispensable, en ce sens qu'elle est susceptible de refréner les pulsions perverses et criminelles. Les sages, comme on l'a souligné déjà à plusieurs reprises, sont des professionnels de la gestion de l'Etat.

Les deux formes de rétribution (empirique et dogmatique) présupposent semblablement la représentation du monde traditionnelle de l'Antiquité proche-orientale, à savoir celle de monde comme création de Dieu (où des dieux en régime polythéiste). Il n'est pas possible de concevoir cette représentation sans avoir à l'esprit que pour l'ancien oriental, le chaos préexiste à l'acte créateur et qu'il continue d'exister dans la suite comme menace constante de la création. Il faut aussi se rappeler que Dieu ne peut pas supprimer le chaos, mais seulement le contenir et le repousser (en d'autres termes, Dieu peut faire que quelque chose existe, mais il ne peut pas faire que le néant n'existe pas). Les êtres humains étant considérés comme apogée de la création divine, ont mission de la préserver, sous peine de tomber dans l'effroyable chaos. La représentation du monde proche-orientale antique peut se visualiser dans le schéma suivant:

Schéma de la représentation du monde sapientiale traditionnelle
 

La bande grise en haut et en bas du rectangle "chaos" indique que le chaos préexiste à la création puis coexiste avec elle.
La création résulte díun équilibre entre stabilité et instabilité. Lors de l'acte créateur, Dieu fixe les limites du cosmos et ordonne ses éléments afin de créer les conditions d'un ordre du monde stable (cf. Gn 1; Ps 104). La stabilité du cosmos n'est pourtant pas acquise une bonne fois pour toute, le chaos (ou anti-monde, ou forces du mal) pouvant à tout moment la contrarier, voire la réduire à néant. Le chaos est une réalité concrète, il est manifesté notamment par le déluge (Gn 6-8), le domaine des animaux sauvages (Job 39-41), le comportement humain imbécile, ainsi que le désert (Cf. Jér 2; Os 2,16). Pour maintenir et préserver la création, Dieu doit lutter contre les mauvais pouvoirs du chaos; le roi, qui représente Dieu sur terre, s'associe à cette tâche en régnant avec justice et sagesse (cf. p. expl. "Le cúur du roi est un cours d'eau dans la main de Yahvé, il le dirige vers tout ce qui lui plaît" Pr 21,1).
L'antithèse cosmos-chaos n'est pas forcément énoncée de façon explicite dans les textes sapientiaux, mais elle en constitue le présupposé nécessaire. En effet, toutes les distinctions classiques entre comportement humain positif et comportement humain négatif propre à la doctrine de la rétribution se fondent sur l'opposition cosmos-chaos. Le comportement sage, juste et pieux relève du cosmos, et inversement le comportement imbécile, méchant et impie relève du chaos. La véhémence que manifestent les sages à l'encontre de la conduite humaine immorale s'explique par le fait que pour eux, ce qui relève du chaos contredit par nature l'ordre de la création et le met en péril.
Le chaos représente donc un danger permanent pour l'existence humaine. Mais les êtres humains pouvaient vivre en toute confiance sur terre, car ils pensaient que Dieu était derrière le système et soutenait le cosmos contre le chaos. Cette confiance est formulée dans le livre de la Genèse aussitôt après le déluge: " Tous les jours que durera la terre, semailles et moisson, froid et chaud, été et hiver, jour et nuit, point ne cesseront " (Gn 8,22). La confiance en Dieu comme garant de l'ordre de création constitue un véritable thème théologique dans les Proverbes et les Psaumes.
La contestation
La croyance en la rétribution a été vivement démentie par l'auteur du livre de Job (au 5e siècle) et plus tard encore par Qohélet (au 3e siècle). La critique de ces auteurs porte sur le caractère arbitraire de cette doctrine, dont les affirmations ne coïncident pas nécessairement avec líexpérience. Dans les faits, il arrive souvent que les méchants prospèrent au contraire des justes et des sages.
 

Le livre de Job
Le livre de Job remet en cause la doctrine de la rétribution divine aussi bien dans son cadre en prose (chap. 1-2 et 42) que dans les dialogues poétiques entre le héros et ses amis (3-31). Dans le cadre narratif, Job est présenté comme le paradigme du juste et du pieux qui perd tous ses biens et sa famille sans pourtant avoir commis de péché. Cette tragédie est issue d'un pari entre Satan et Dieu qui consiste dans le fait de voir si Job, mis dans la condition de victime innocente, maudirait Dieu. Pour l'auteur de Job, cette mise en scène permet de problématiser la doctrine de la rétribution. Par son pari, Satan se propose de montrer ce qu'il y a de faible dans la théorie traditionnelle, et par là il représente la pensée critique. (Le personnage de Satan, littéralement l'"accusateur", est peut-être une création de l'auteur du livre de Job, car la critique, ou l'auto-critique, est inconnue de la sagesse traditionnelle). Job, tout au long du dialogue (de sourds) qui s'instaure entre lui et ses amis, va refuser d'établir une corrélation entre le malheur qui le frappe et un éventuel péché qui en devrait être la cause. Clamant son innocence d'un bout à l'autre du livre, il demande en fin de compte à Dieu une explication au mal qui lui arrive. Dans sa réponse, Dieu s'auto-présente comme créateur et préservateur de la création (chap. 38-41); c'est une réponse qui se veut traditionnelle. Ainsi, malgré le happy end final (chap. 42), le livre de Job reste ouvert et ne procure pas de solutions explicites aux problèmes théologiques qu'il soulève.
L'auteur de Job soulève trois problèmes théologiques: 1. Le malheur des innocents; 2. L'existence du mal; 3. La vie de l'homme dans le chaos.

1. Le malheur des innocents. L'auteur du livre de Job met le doigt sur une incohérence qui se trouve au cúur du système de la rétribution: Dieu ne peut pas être tout-puissant et juste à la fois, car, en effet, s'il est tout-puissant, il peut changer le destin de Job; et inversement, s'il est juste, alors comment expliquer la souffrance injuste de Job? La réponse de Dieu à Job est conforme à la représentation classique du monde de l'ancien Orient. Dieu se présente comme créateur, soucieux de sa création, mais incapable du supprimer le chaos. Face à la souffrance innocente de Job, il répond pour ainsi dire ceci: "tu ne comprends rien, je suis plus grand que toi!". D'un autre point de vue, la souffrance de Job est due à Satan, et donc Job a tort de se révolter contre Dieu. Mais en même temps il a aussi raison, car Dieu a fait un pari avec Satan. Job a raison et tort à la fois, et il reconnaît qu'il a eu tort (42,1-6).

2. L'existence du mal. La question de l'origine du mal se pose à toute religion monothéiste: s'il n'y a qu'un Dieu, comment expliquer le malheur des pieux, des justes ? Yahvé n'est devenu Dieu unique que dans le courant de l'Exil, voire même plus tard. Auparavant, il avait son entourage, notamment il était entouré d'un dieu mauvais et subordonné. De cette façon, le problème de mal ne se posait pas vis-à-vis de lui.

3. La vie de l'homme dans le chaos. Pour Job, il est concevable que l'homme puisse vivre un moment dans le chaos. Ce qui est évident en vérité c'est le chaos, tandis que le miracle c'est la vie et le cosmos. Job est appelé "serviteur de Yahvé" (eved Yahvé) dans le prologue et l'épilogue. C'est Dieu qui l'appelle ainsi. Eved est le titre d'honneur de Moïse. Dans le livre de Job, ce titre est attribué à un païen, car Job n'est ni israélite, ni prophète! Job est torturé par le malheur de l'innocent et par l'inexorabilité de la mort, et pourtant il est eved Yahvé. Les amis de Job, puisqu'ils sont orthodoxes, ont tort, même s'ils disent ce que Dieu a dit. Mais Job, en tant que serviteur de Dieu, a dit la vérité de sa vie: "j'ai tort". Le serviteur de Dieu est justifié comme pécheur. La vraie image de Dieu sur terre (eved), c'est le souffrant innocent.
 
 

B. La Sagesse critique (Qohélet)
La critique de Qohélet est plus radicale que celle de Job; surtout elle est exprimée au fil d'une argumentation qui consiste à opposer à un énoncé traditionnel son propre jugement: "À l'homme qui est bien devant lui, il a donné sagesse, connaissance et joie, mais au pécheur il a donné l'activité d'accumuler et d'assembler pour donner à celui qui est bien devant Dieu [= proposition sapientiale traditionnelle, cf. Pr 13,22] ó ça aussi, c'est absurde!" [= jugement de Qohélet] (Qo 2,26).
Qohélet se distingue de la sagesse traditionnelle en introduisant l'expérience comme instance critique. En effet, tout au long de son ouvrage, il teste les propositions de la sagesse classique en les confrontant à la réalité: or, si une si une proposition ne se vérifie pas dans les faits, elle s'avère nécessairement erronée. Qohélet est un rationaliste, il est le premier à avoir dit "je" en Israël (dans le livre de Job, le "je" est encore timide). La démarche quasi philosophique de Qohélet le conduit aussitôt à nier la possibilité de connaître Dieu et l'ordre du monde.
Qohélet réfute aussi bien (a) la rétribution de cause à effet (Qo 9-11) que (b) la rétribution divine (Qo 2-9): (a) "Le matin, sème ta semence, et le soir, ne laisse pas de repos à ta main, car tu ne sais pas, de l'une ou de l'autre activité, celle qui convient, ou si toutes deux sont également bonnes" (Qo 11,6); (b) "il y a des justes qui périssent à cause de leur justice et il y a des méchants qui prolongent leurs jours par leur méchanceté. Par conséquent, ne sois pas trop juste et ne sois pas sage outre mesure, pourquoi périrais-tu? Inversement, ne sois pas trop méchant et ne sois pas stupide, pourquoi mourrais-tu avant ton temps?" (Qo 7,15); "Il y a une chose díabsurde sur terre : il existe des justes qui sont traités selon le sort des méchants, et des méchants qui sont traités selon le sort des justes"(Qo 8,14).
La critique de Qohélet admet un seul cas de figure où le comportement humain est immédiatement récompensé: c'est le comportement devant le roi: "Observe l'ordre du roi [Ö], ne te mets pas dans une mauvaise affaire; car il fera tout ce qui lui plaira, car la parole du roi est souveraine et qui lui dira: "que feras-tu?"" (Qo 8,2-3). Encore faut-il préciser que le roi, aux yeux de Qohélet, n'est pas choisi par Dieu pour gouverner en son nom sur terre avec justice, il est simplement formé par ses conseillers (2,13). Il faut donc respecter le roi parce qu'il détient le pouvoir. Après avoir reconnu cet état de fait, Qohélet met immédiatement en garde contre la tentation d'adhérer au postulat de la rétribution divine (Qo 8,10-15).

Tout comme pour la sagesse traditionnelle, il est possible de visualiser la représentation du monde propre à Qohélet de façon schématique:

Conception rationaliste de Qohélet
 

En tant que rationaliste, Qohélet s'en tient à ce qui tombe sous les sens. Ainsi le monde est pour lui un monde objectif que l'on peut décrire par ses éléments (Qo 1,4-7). Or le monde tel qu'il peut être observé par l'homme est une donnée naturelle. Rien en lui ne permet de le comprendre comme création divine opposée à un anti-monde toujours menaçant. Pour Qohélet, le monde est naturellement stable: "une génération síen va et une génération vient, mais le monde reste stable pour líéternité" (Qo 1,4) ; "Il níy a rien de nouveau sous le soleil" (Qo 1,9). Mais l'absence de chaos en deçà du cosmos est partiellement compensée par un élément négatif et angoissant à l'intérieur du monde, l'"absurde" ou le "transitoire", en hébreu: hevel. Cette conception est angoissante parce qu'il n'y a plus de Dieu derrière le système qui soutient le monde contre les forces du mal.
Au plan théologique, la conséquence fondamentale du rationalisme de Qohélet est la suppression de toutes les oppositions traditionnelles fondées sur la distinction entre cosmos et chaos. Ainsi, pour Qohélet, il n'est plus vraiment possible de distinguer entre le sage et l'imbécile, entre le pieux et l'impie, le bon et le méchant, le sacrifiant et le non-sacrifiant, etc. "Le sage a les yeux là où il faut, l'imbécile marche dans les ténèbres. Mais je sais, moi, qu'à tous les deux un même destin arrivera. Alors, moi, je me suis dit en moi-même: Ce qui arrivera à l'imbécile m'arrivera aussi, pourquoi donc ai-je été si sage?" Qo 2,14-15; (cf. aussi Qo 3,18-21; 9,3). 
L'empirisme de Qohélet aboutit donc à une forme de scepticisme. Dieu est incompréhensible, il est transcendant, il est "dans le ciel, et toi sur la terre" (Qo 5,1). Mais son Dieu est le Dieu biblique. Il ne s'agit pas d'une construction philosophique, comme chez Platon et Socrate. Qohélet admet même que Dieu est créateur du monde (Qo 3), que le monde est création de Dieu (Qo 3), que les sages, les justes et leurs travaux sont entre les mains de Dieu (9,1), et aussi que les plaisirs des êtres humains sont un don de Dieu (3,13; 5,17-19). Il l'admet, mais cela reste irrationnel, invérifiable et incertain.
L'éthique n'a pas disparu de son système, même si elle est sans garantie de réussite pour le sage. L'homme doit se débrouiller tout seul dans le monde: "Tout ce que ta main se trouve capable de faire, fais-le selon ta force, car il n'y a pas d'action, ni d'intrigue, ni de connaissance, ni de sagesse dans l'Hadès, où toi tu iras" (9,10). L'absurdité radicale de l'existence n'est donc pas un argument pour ne rien faire (ou attendre que quelque chose se passe venant de la part de Dieu, espérer ou prier). La pensée de Qohélet est assez moderne: il n'existe pas de garantie de bonheur, mais il subsiste néanmoins pour l'homme la possibilité de chercher son bonheur par ses propres moyens.

Conclusion
La critique de Job et de Qohélet est classiquement désignée par líexpression de "crise de la sagesse". Elle ne caractérise pas ce qui serait la fin du développement sapiential vétérotestamentaire, mais seulement la fin du développement sapiential canonique: après Qohélet, le Siracide réaffirme le système traditionnel de la rétribution. Théologiquement, la Bible serait moins intéressante, moins relevée, sans ces deux livres.
 

C. Sagesse traditionnelle yahviste, pieuse et nationaliste
Après la critique de Qohélet des fondements de la sagesse traditionnelle, celle-ci a dû se réorganiser. Les textes issus de cette réorganisation sont Pr 1-9, Siracide, Sagesse de Salomon. Citons les divers changements que les sages ont alors apporté au système traditionnel:

1. Les sages ont réussi à sauver le principe de la rétribution divine en projetant la récompense dans le futur. Le Psaume 49, anti-qohélétien, exprime bien ce déplacement:
"Voici le destin de ceux qui ont une folle confiance en eux-mêmes, l'avenir de ceux qui se plaisent à leurs discours: Ils sont parqués aux enfers comme des brebis; la Mort les mène paîtres. [Ö] Mais Dieu rachètera ma vie au pouvoir des enfers; oui, il me prendra" (Ps 49,14-16; cf. aussi Ps 73). D'une façon générale, l'Enfer devient un lieu concret réservé aux impies et aux sceptiques (Pr 2,16-22; 9,13-18).

2. Les attaques de Qohélet contre les facultés cognitives de la sagesse (cf. Qo 7,23, 8,16-17), sont résolues de manière spectaculaire: alors qu'elle est instrumentale et limitée pour Qohélet, désormais la sagesse devient médiatrice entre Dieu et la création (Pr 3,13-20; 8,22-31; Si 16,24-17,10; 24). C'est elle qui donne au sage la sagesse et le discernement (Pr 1-9). C'est également elle qui institue les rois et leaders politiques (Pr 8,12-16). La sagesse se personnifie sous les traits d'une femme, qui représente l'esprit de Yahvé (Pr 1,20-33; 8; 9,1-6; Sa 1). Ce processus commence cependant avant Qohélet, il existe déjà en germe dans Job 28.

3. La sagesse devient la vraie piété. En effet, les sages ne sont plus seulement des "justes" ou des "bons", ils se définissent à présent aussi comme "pieux" (cf. Pr 2,8), et cela par opposition aux "sceptiques" et aux "esprits forts" taxés d'impiété (Pr 2,12-15; 9,7-12; Sa 1,16-2,24). 

4. La sagesse devient peu à peu aussi le guide de l'histoire sainte d'Israël. Les premiers éléments textuels allant dans ce sens apparaissent dans le livre du Siracide, mais ils prennent leur forme explicite dans le livre de la Sagesse de Salomon et de Baruch.

5. Enfin, la Sagesse est assimilée à la Tora (Si 24), assimilation qui existe déjà en germe dans Pr 1-9 et 31.

La représentation du monde de la sagesse traditionnelle post-qohélétienne ne diffère pas essentiellement de celle d'avant Qohélet. Les deux éléments nouveaux sont ceux du rôle médiateur de la sagesse vis-à-vis du cosmos, et la création d'un Enfer pour accueillir les impies, c'est-à-dire tous ceux qui ne marchent pas dans les traces de la sagesse traditionnelle.

Conception sapientiale traditionnelle post-qohélétienne (Prov. 1-9; Si; Sa)
 


 

Conclusion
Les traditions sapientiales de la Bible hébraïque ont leur place légitime dans le cadre d'une Théologie de l'Ancien Testament. Il faut tout de suite faire remarquer que ces traditions sont multiples. Deux tendances principales se dégagent de cet ensemble: une tendance traditionaliste et une tendance rationaliste. La première est plutôt dogmatique et fondamentaliste, la seconde est plutôt libérale. L'antagonisme entre ces deux tendances est attesté dans les livres de Job et de Qohélet, qui font une critique du système adverse; mais il est aussi attesté dans la littérature post-qohélétienne, dans laquelle les sceptiques ou esprits libres (c'est-à-dire les disciples de Qohélet) passent pour des impies et même des pervers.
Le vrai enjeu théologique qui se manifeste de manière persistante tout au long de ce conflit est celui de la confrontation entre théorie et pratique. Pour les tenants de la sagesse traditionnelle, les faits n'ont aucune valeur argumentative. S'ils contredisent le dogme, c'est le dogme qui néanmoins aura raison contre les faits. Ainsi, les sages savaient très bien que Dieu ne rétribuait pas concrètement ni automatiquement les justes et les pieux, ce qui ne les a pas empêché de préserver leur doctrine envers et contre toute évidence. Au contraire, pour les rationalistes, une théorie s'avère complètement fausse si un seul argument contredit le système tout entier.
"Job" et Qohélet se considèrent eux-mêmes comme d'authentique pieux (eved Yahvé chez Job, et "crainte de Dieu" en Qohélet 3,14; 8,15). Ils reconnaissent également que Dieu a créé le monde beau et bon (Qo 3,10), et qu'il se soucie du juste et de l'innocent: mais ils refusent d'ériger cela en un système qui ne coïncide pas avec la réalité quotidienne.
 

© Alain Bühlman / unige