MOLTMANN, Jürgen, Dieu dans la création. Traité écologique de la création, trad. M. Kleiber, Paris : Cerf, 1988, p. 245 - 266 (Les notes de bas de page sont entre parenthèse).

 

Chap. VIII / II.

Evolution ou création ? Fausses lignes de front vrai problème

 

Est‑il possible et raisonnable d'établir un lien entre le concept de l'évolution et le concept de la création ou est‑ce que ceux-ci s'excluent mutuellement a priori ?

La théorie scientifique moderne de l'évolution s'est heurtée dès sa naissance à l'opposition des Églises chrétiennes. Pie X l'a condamnés en 1907 dans l'encyclique Pascendi dominici gregis comme l'une des erreurs du modernisme : la théorie du développement de la vie à partir de la matière conduirait au matérialisme, au panthéisme et à l'athéisme. Pie XII a confirmé en 1950 l'incompatibilité de la théorie de l'évolution avec la foi chrétienne, dans l'encyclique Humani generis : la théorie de l'évolution autoriserait le contrôle artificiel des naissances et l'interruption de grossesse, seule la foi en la création conserverait la fidélité à la nature et le respect de la vie humaine en gestation. Les Écrits de Pierre Teilhard de Chardin, qui dans sa cosmologie a réuni dans une synthèse créatrice la théorie de l'évolution et la foi en Dieu, sont encore aujourd'hui considérés comme suspects, parce “ qu'ils portent atteinte à la doctrine catholique ”. Même pour les protestants la théorie de l'évolution et la foi en la création ont paru inconciliables. D'où le débat public suscité autour de l'ouvrage faisant époque de Charles Darwin On the Origin of Species by Means of Natural Selection, or the Preservation of Famous Races in the Struggle for Life, Londres 1859. En 1860 il y eut le débat fameux entre Wilberforce, l'évêque d'Oxford, et Th. H. Huxley dans la British Association for the Advancement of Science, dont Huxley et non l'évêque sortit vainqueur. Sans doute la théorie de l'évolution des organismes et des espèces est plus ancienne. Le philosophe Herbert Spencer l'avait utilisée avant Darwin et forgé l'expression “ the survival of the fittest ”. Darwin lui‑même n'usait du terme “ évolution ” qu'avec hésitation et préférait les expressions “ transformisme ” et “ théorie de l'hérédité ”. Bien que l'affirmation souvent citée de Darwin à la fin de son œuvre aille dans cette direction : “ La lumière se fera aussi sur l'homme et son histoire ”, il n'a probablement pas pensé à une simple transposition de la théorie de l'hérédité et de la sélection au processus social, comme on la trouve dans ce qu'on appelle le “ darwinisme social ”. Le darwinisme social a été invoqué pour interpréter la lutte capitaliste pour la concurrence ainsi que le colonialisme européen, le racisme blanc et le patriarcalisme ‑ “ la domination de l'homme blanc ” ‑ et même la lutte des classes, comme des processus de sélection naturelle. Mais on a invoqué aussi le darwinisme social pour interpréter les nouvelles formes communautaires socialistes dans le sens du principe de sélection comme une étape supérieure de l'évolution humaine.

La résistance théologique ne s'est pas élevée seulement contre ces idéologisations politiques d'une théorie scientifique, elle a opposé ici un refus formel. Elle s'est dressée contre la théorie elle‑même : si on remplace l'hypothèse d'une “ création ” divine par celle d'une “ origine ” naturelle, l'homme ne se sent plus dans les mains d'un Dieu qui se préoccupe de chacun en particulier, mais dans l'engrenage d'une nature qui semble traiter les individus avec indifférence, pourvu que les espèces s'adaptent aux milieux changeants et se sélectionnent dans ce processus d'adaptation. Comment l'évolution naturelle peut‑elle être le sens du monde, si la majorité des êtres vivants ne représente que des tentatives vaines de la nature ?

Des cercles fondamentalistes ont provoqué en 1925 dans l'État du Tennessee aux U.S.A. ce qu'on a appelé le “ procès des singes ”. Le jugement stipulait que la théorie de l'évolution ne pouvait pas être enseignée dans les écoles contre la volonté des parents. Encore aujourd'hui la querelle se poursuit aux États‑Unis, entre les “ évolutionnistes ” scientifiques et les “ créationnistes ” fondamentalistes avec cependant cette nouveauté caractéristique que les “ créationnistes ” se comprennent aujourd'hui comme des scientifiques croyants et se livrent à des recherches autonomes dans leurs propres instituts scientifiques.

Dans la théologie protestante allemande, Karl Beth, Adolf Titius et Karl Heim se sont efforcés de faire une synthèse féconde entre la théorie de l'évolution et la théorie de la création.

Malheureusement cette tentative intéressante pour les deux parties a été interrompue lorsque la théologie morale du libéralisme aussi bien que la nouvelle théologie dialectique se sont engagées dans la “ solution indifférentiste ” (H. Ott) d'une non‑ingérence réciproque de la théologie et de la science de la nature. Mais comme cette proposition n'apporte aucune solution aux problèmes, mais seulement leur mise entre parenthèses, la théologie doit reprendre les tentatives de synthèse antérieures pour comprendre de façon nouvelle la création et l'action de Dieu dans le monde, dans le cadre des connaissances actuelles de la nature et de l'évolution et rendre compréhensibles même à la raison scientifique le monde comme création et l'histoire du monde comme action divine. Pour cela il faut d'abord faire la critique des idées unilatérales et des étroitesses qui se sont développées dans la doctrine chrétienne de la création à cause de la polémique contre la théorie de l'évolution.

1. Les récits bibliques de la création proviennent comme les écrits de l'Ancien et du Nouveau Testament de périodes historiques différentes. Ils représentent chaque fois une synthèse réussie de la foi en la création et de la connaissance de la nature. C'est une méprise bibliciste sur les témoignages bibliques que de penser que ceux‑ci prétendent fixer une fois pour toutes une certaine connaissance de la nature et rendre inutiles des recherches ultérieures. Comme l'histoire de la tradition biblique le prouve elle‑même, les récits de la création se situent dans un processus herméneutique de révision et d'innovation par des expériences nouvelles. En tant que témoignages de l'histoire entre Dieu et le monde, ils poussent même vers de nouvelles expériences du monde dans cette histoire et s'offrent par là même à une réinterprétation féconde et à un développement ultérieur. C'est pourquoi il est non seulement possible mais nécessaire de mettre les témoignages bibliques de la création et de l'histoire entre Dieu et sa création en rapport avec les connaissances nouvelles de la nature et les nouvelles théories d'interprétation de ces connaissances et de les formuler eux‑mêmes de façon nouvelle à la lumière de celles‑ci. L'ouverture à des synthèses toujours nouvelles se fonde sur l'ouverture vers l'avenir des témoignages bibliques eux‑mêmes. Il est vrai que cette ouverture vers l'avenir fait de toute synthèse un projet provisoire et interdit tout dogmatisme.

2. Dans la controverse avec la partie de la théorie de l'évolution qui traite de la descendance de l'homme, on a limité la doctrine chrétienne de la création à la création originelle (creatio originalis) et en elle à l'aspect de la “ création ” divine. La doctrine de la “ fabrication ” divine, la doctrine de la création continuée (creatio continua) et la doctrine de la création nouvelle (creatio nova) passèrent à l'arrière‑plan et furent oubliées. C'est pourquoi la création originelle a été déclarée une création achevée et parfaite qui n'a pas d'histoire et qui n'a pas besoin d'évolution. Même l'homme, créé “ à l'image de Dieu ” a été considéré comme un être créé une fois pour toutes et de ce fait achevé, qui n'est soumis à aucune évolution. Enfin le rapport de Dieu à sa création a été limité à la causalité, et la multitude de ses autres relations avec le monde et du monde avec lui a été négligée. Or ces conceptions apologétiques de la théorie de la création n'ont fait que figer l'image de la création divine dans les représentations d'un cosmos statique qui étaient courantes au Moyen Age. Les contradictions entre la foi créationniste biblique et la piété cosmique antique, qui dans ces synthèses médiévales demeuraient non‑résolues, ont été négligées.

3. Enfin ce qui fait le plus obstacle à l'intégration de l'homme dans l'évolution de la vie, c'est la vision de l'homme idéaliste chrétienne du XIXe siècle. L'homme est‑il un animal plus développé ou “ le couronnement de la création ” ? Est‑il un maillon de la chaîne de l'évolution ou est‑il l'image de Dieu ? La théorie de l'évolution a ébranlé aussi bien la compréhension chrétienne que la compréhension bourgeoise de soi, l'autocompréhension de l'homme européen, qui au nom de Dieu s'est rendu maître de la terre. Elle a bouleversé toute la conception moderne anthropocentrique du monde : l'espèce humaine n'est qu'un petit chaînon dans une série interminable de l'évolution. Mais si l'homme n'est qu'un résultat intermédiaire et non le résultat final définitif de l'histoire cosmique passée, il ne peut pas être le but de la création, et la création ne peut pas être faite pour lui. Les réactions excessives des Églises et de la bourgeoisie à la théorie darwinienne de l'évolution s'expliquent par l'attaque contre cette vision anthropocentrique du monde. Mais est‑ce que cette vision du monde peut se prétendre biblique ou même chrétienne ? N'est‑elle pas simplement l'autojustification idéologique de l'homme européen du XIXe et du XXe siècle, qui veut conquérir le monde, exploiter la nature et se diviniser lui‑même ?

Mais d'autre part il ne faut pas oublier, que la théorie de l'évolution se prêtait tout particulièrement au développement d'une vision matérialiste du monde. L'une des racines philosophiques du concept de l'“ évolution ” se trouve déjà dans le panthéisme de type néoplatonicien : l'Un se déploie dans le multiple (explicatio), le multiple retourne à l'Un (implicatio). “ Dieu ” est la quintessence du tout, en son Êêtre toutes les choses sont impliquées (complicatio. Scot Érigène, Nicolas de Cues, Giordano Bruno et même Teilhard de Chardin emploient le concept, d'évolution dans ce cadre panthéiste. Friedrich Engels et Karl Marx ont salué immédiatement la parution de L'Origine des Espèces de Darwin (1859) comme “ le fondement naturel‑historique de notre conception ”. Ernst Haeckel a utilisé la théorie darwinienne comme preuve de sa “ philosophie moniste ” (1899) : “ Dieu et le monde sont un être unique. Le concept de Dieu s'identifie avec celui de la nature ou de la substance. ” Le panthéisme est “ nécessairement la vision du monde de notre science de la nature ”. Interrogé sur sa croyance en Dieu Albert Einstein répondit également : “ Je crois au Dieu de Spinoza, qui se manifeste dans l'harmonie de tout l'être, mais non en un Dieu qui s'occupe des destinées et des actions humaines ”. Les concepts de la théorie de l'évolution utilisés aujourd'hui, comme “ autoorganisation ”, “ autoreproduction ”, “ auto‑arrangement ”, “ autoplanification ”, “ autocontrôle ” et “ autotranscendance ” de la matière ne sont sans doute rien d'autre que les éléments d'une théorie, mais peuvent facilement être utilisés au profit d'une vision universelle du monde, qu'elle soit de type matérialiste ou religieux‑spiritualiste. Le mondé, existe alors ex se, non ab alio. On lui attribue des prédicats divins. Les théoriciens de l'évolution ne reconnaissent pas toujours que l'usage philosophique de leurs concepts théoriques gêne plus qu'il ne favorise leur travail scientifique. Des exemples éclatants pour montrer l'idéologisation d'un concept de la théorie de l'évolution sont la conception darwinienne de la “ lutte pour la vie ” et sa toi évolutive de la “ survie des plus aptes ”. Darwin a développé ces idées à partir de la sélection des espèces dans la lutte avec les conditions du milieu. C'est seulement Huxley qui les a transposées en lutte pour la concurrence dans la société capitaliste moderne et a interprété la “ lutte pour la vie ” au sens de Hobbes comme “ lutte de tous contre tous ”. Ce “ darwinisme social ” n'était pas dans l'intention de Darwin. A l'encontre, les zoologues russes Karl Kessler et Peter Kropotkin ont dès 1880 et 1890 indiqué la loi évolutive et l'“ entraide ” chez les animaux et les hommes : “ dans la lutte pour la vie ” les êtres vivants qui se montrent les plus forts, ce sont précisément ceux qui vivent en symbiose.

(P. Kropotkine, Gegenseitige Hilfe in der Tier und Menschenwelt, éd. G. Landauer, Leipzig, 1920, édition populaire; P. Kropotkine, Ethik ‑ Ursprung und Entwicklung der Sitten, Berlin, 1976, réédition. Cette controverse se poursuit aujourd'hui encore, par exemple par K. Lorenz, Das sogenannte Bôse, Wien, 1963, qui reconnaît des “ combats ” entre les animaux même dans des situations d'environnement pacifique, parce qu'il présuppose le combat comme le “ père de toutes choses ”, et S. Lackner, Die friedfertige Natur. Symbiose statt Kampf, Munich, 1982, qui prouve que l'évolution remporte ses meilleurs succès non par la “ lutte pour la vie ”, mais par la symbiose et la collaboration).

Pour cette raison l'isolement de l'homme dans la lutte pour la concurrence dans la société moderne entraîne son affaiblissement. Darwin lui‑même avait déjà observé et exposé des phénomènes de socialisation chez des animaux et des espèces animales différentes. Ils ont été étouffés seulement par le “ darwinisme social ”, qui a fait de la théorie de Darwin un abus idéologique afin de justifier le capitalisme naissant et la politique raciale impérialiste : s'il en est ainsi chez les animaux, l'oppression du faible par le fort est chez les hommes quelque chose de “ tout à fait naturel ”, disait‑on.

La transposition à l'aide de raisonnements analogiques d'une étape de l'évolution à une autre pour interpréter des rapports non clarifiés conduit dans la plupart des cas à des interprétations erronées. Cela vaut aussi bien pour l'anthropomorphisme, qui interprète des rapports non humains selon des analogies humaines, que pour le biomorphisme, pour qui les rapports humains doivent être interprétés et régis par analogie avec les comportements et les modes de vie des animaux. Cette critique s'adresse également à la présentation des processus naturels par analogie avec les automates et les ordinateurs, qui est à la mode aujourd'hui. Car elle n'est rien d'autre qu'un ergomorphisme, si je peux employer cette formule.

Il n'est possible et raisonnable d'unir le concept d'évolution au concept de création que si on débarrasse les deux concepts des idéologies qui les accompagnent et qu'on s'en tient strictement à leur signification originelle. Au plan idéologique, la foi créationniste et le panthéisme s'excluent. Au plan idéologique, l'intégration de l'homme dans l'évolution et son élévation religieuse vers Dieu s'excluent. Mais à ce niveau idéologique les deux concepts ne signifient plus du tout ce qu'ils visaient à l'origine et voulaient vraiment dire.

Pour interpréter la foi chrétienne en la création dans le cadre des connaissances naturelles mises à jour par la théorie de l'évolution, il faut observer les points suivants :

1. Au sens strict l'évolution n'a pas affaire à la “ création ” elle‑même, mais à la “ fabrication ”, et à l'“ arrangement de la création ”. Créer et faire, créer et distinguer sont des concepts bibliques différents, qu'il ne faut pas confondre. La “ création ” désigne le miracle de l'existence en général. L'acte de création saisit en un seul instant divin l'existence en elle-même, étendue dans le temps et différenciée dans la richesse de ses formes. C'est pourquoi il n'y a en principe aucune contradiction entre la “ création ” et l'“ évolution ”. Les concepts se situent à des niveaux différents. Ils expriment des aspects différents de la même réalité.

2. L'évolution décrit la construction progressive de la matière et des systèmes vivants. La théorie de l'évolution appartient de ce fait au lieu théologique de la création continuée (creatio continua). Mais comment Dieu crée‑t‑il et agit‑il dans l'histoire continuée de la création ? Ce serait une erreur théologique que de transposer les formes de la création divine originelle en formes de l'action divine dans l'histoire. Du Point de vue théologique les formes de la conservation, du maintien, de la transformation et de l'accélération divines de la création doivent être présentées dans son histoire ouverte sur l'avenir, ce concept théologique de l'ouverture vers l'avenir reprenant et dépassant le concept, d'ouverture de la théorie des systèmes. La théologie doit partir de l'idée que la création n'est pas encore achevée et n'a pas encore atteint son but. En union avec d'autres formes de la vie et de la matière, l'homme se situe dans le processus ouvert du temps. La continuation directe de l'évolution qui a conduit à la naissance de l'espèce humaine sur terre se trouve aujourd'hui dans les mains des hommes eux‑mêmes : ils peuvent détruire cette étape de l'évolution ou organiser pour eux‑mêmes une forme supérieure de vie en commun et faire progresser l'évolution.

3. La théorie biblique de la création, et tout particulièrement la théorie messianique, s'oppose fondamentalement à la conception d'un cosmos statique, clos, équilibré par lui‑même et tourné sur lui‑même. A son orientation eschatologique vers l'achèvement correspond plutôt la vision d'une histoire cosmique inachevée, mais cela implique l'abandon de la vision anthropocentrique du monde : l'homme est certes l'être vivant le plus développé que nous connaissons, mais la “ couronne de la création ” est le sabbat divin. C'est pour cette fête de la création, qui célèbre le Dieu éternel, inépuisable et qui dans ce chant de louange trouve et exprime son propre bonheur, que l'homme a été créé. Le sens permanent de l'existence humaine se trouve dans la participation à cette louange de la création divine. Cette louange est chantée avant l'apparition de l'homme, elle l'est en dehors de la sphère humaine et elle le sera aussi après une ‑ possible ‑ disparition de l'homme, par cette planète. Pour l'exprimer sans l'aide du langage imagé de la Bible : le sens du monde n'est pas l'homme. L'homme n'est pas le sens de l'évolution. La cosmogénèse n'est pas liée au destin de l'homme. C'est plutôt à l'inverse le destin de l'homme qui dépend de la cosmogénèse. Du point de vue théologique le sens de l'homme se trouve, avec celui de toutes choses, en Dieu lui‑même. C'est pour cela que tout homme individuel, comme d'ailleurs tout être vivant individuel dans la nature, a un sens, qu'ils soient utiles à l'évolution ou non.

Le sens de l'individu ne se trouve pas dans le collectif de l'espèce, le sens de l'espèce ne se trouve pas dans l'existence de l'individu. Le sens des deux se trouve en Dieu. C'est pourquoi aucune réduction n'est admissible, mais seulement l'arrangement et la médiation. Sans, le dépassement de l'ancienne vision anthropocentrique du monde par une nouvelle compréhension théocentrique de la nature et de l'homme et une compréhension eschatologique de l'histoire de ce monde naturel et humain, il est impossible d'acquérir une perspective théologique sur la théorie de l'évolution.

III. LES PROCESSUS ÉVOLUTIFS DE LA NATURE

Il existe dans la nature une série ‑de processus évolutifs différents et de ce fait aussi une série de théories différentes de l'évolution : l'évolution de la matière, l'évolution de la vie, l'évolution de la conscience, l'hylogénèse, la biogénèse, la noogénèse. Pour comprendre certains ensembles plus vastes dans les processus naturels il faut réunir les différentes théories de l'évolution et former des théories synthétiques de l'évolution. Ce ne sont pas tant les synthèses physiques‑chimiques‑biologiques qui nous intéressent ici, mais les possibilités d'une synthèse de théories scientifiques de l'évolution de la nature et de théories scientifiques de l'histoire humaine. Les parallèles sont trop visibles pour qu'on ne tente pas cette synthèse. Nous empruntons aux théories de l'histoire des sciences de l'esprit les théories herméneutiques. Le “ cercle herméneutique ” offre de nombreux modèles pour le processus hasard‑sélection‑nécessité, d'où proviennent les évolutions naturelles, de telle sorte qu'on peut considérer l'évolution de la matière et l'évolution de la vie comme des processus herméneutiques simples. La théorie synthétique de l'évolution que nous recherchons, peut par conséquent s'intituler une théorie herméneutique de l'évolution. Pour le caractériser nous empruntons quelques rares éléments aux théories scientifiques de l'évolution.

(D'un intérêt tout particulier est ici la combinaison de l'information génétique (ADN) et de l'information linguistique (mémoire). Qu'est‑ce qui relève de l'hérédité, qu'est‑ce qui est acquis par l'expérience et transmis par la tradition ? Le sujet de l'information génétique est l'espèce, le sujet de l'information linguistique est le groupe dans son espèce. Comment le stockage de l'information dans la mémoire collective est‑il lié à l'information génétique ? D'où l'araignée tire‑t‑elle le modèle de son filet, la mère l'amour de son enfant ?)

1.          L'évolution du cosmos. Pendant des millénaires les étoiles avec leurs orbites régulières étaient pour les hommes la substance du cosmos reposant sur lui‑même, parfaitement ordonné et en cela stable. Leur mouvement circulaire reflétait l'éternité des dieux. Leur révolution régulière révélait la raison universelle. Leur caractère inébranlable garantissait la stabilité du monde dans l'équilibre de ses forces. Cette image du “ cosmos ” a été dépassée par les connaissances nouvelles de la radioastronomie, de l'astronomie de l'infrarouge, des rayons X et des rayons gamma. Avec ces nouvelles possibilités de perception, on reconnaît les mouvements cosmiques insoupçonnés de la naissance, du développement et de la destruction des étoiles et des galaxies. Les quasars, les pulsars et les collapsars, les nova et les “ trous noirs ” révèlent un univers qui loin d'être stable est hautement instable.

(Cf. W. Stegmüller, Hauptstrômungen der Gegenwartisphilosophie II, Stuttgart, 1979, qui dans le chap. iv : “ Die Evolution des Kosmos ” (p. 497 s.) et dans le chap. v . “ Die Evolution des Lebens ”, présente et discute les implications philosophiques de la théorie plus récente de l'évolution. Accessible à tous est l'ouvrage de H. von Ditfurth, Wir sind nicht nur von dieser Welt. Naturwissenschaft, Religion und die Zukunft des Menschen, Hambourg, 1981.

Mais ce qui est encore plus important c'est la connaissance du mouvement dans lequel l'univers lui‑même semble se trouver. E. Hubble interprète le déplacement vers l'infrarouge, partout observé de la lumière qui nous vient des galaxies, comme signe d'un mouvement de fuite ; cela rend vraisemblable la théorie de l'univers en explosion et en expansion. Celle‑ci implique qu'il n'y a pas d'univers stationnaire, mais que l'univers en sa totalité et tous les corps qui le composent sont engagés dans un mouvement unique et dans une “ histoire ” irréversible.

Ce qui conduit à admettre un point initial à partir duquel le monde a commencé à se dégager de son état de concentration primitive et à se répandre à une vitesse égale à celle de la lumière. Cette théorie, qu'on a appelée théorie du “ big bang ”, est, au regard de l'origine de l'univers, de l'ordre de la spéculation, mais la réalité qu'ellé interprète, l'expansion actuelle du monde, nous est connue, Les galaxies s'éloignent les unes des autres comme les éclats d'une grande explosion. Il faut en tirer ici les conséquences pour la compréhension de la nature et des lois naturelles.

Au regard de ces connaissances de la nature C. Fr. von Weizsacker a parlé de “ l'histoire de la nature ”.

(C. Fr. von Weizsäcker, Die Geschichte der Natur, Gôttingen, 1952; de façon plus détaillée et au regard du problème du temps aussi . Die Einheil der Natur, Munich, 1971. Cf. aussi G. Picht, “ Die Idee des Fortschritts und das Problem der Zeit ”, in Hier und Jetzt 1, Stuttgart, 1980, 375 s)

Il a emprunté cette formule à Schelling et a surmonté grâce à elle le dualisme de la science de la nature et de la science de l'histoire, qui était courant au XIXe siècle. Par “ histoire ” on entend dans cette perspective des événements et des suites d'événements uniques, dont le propre est d'être irréversibles dans le temps. Si on applique ce concept de l'histoire à la nature, la “ nature ” cesse d'être un concept désignant des processus réguliers, réversibles et répétitifs. Le processus naturel est alors lui aussi un processus unique, irréversible et non répétitif, avec une certaine direction. “ La non‑historicifé de la nature est une illusion d'optique. C'est une question de mesure du temps. ” Mais si la nature est impliquée dans une histoire unique, aucun processus ne se répète en elle à proprement parler. Tout processus individuel est au fond un processus unique. Or pour des événements uniques et des processus non répétitifs il ne peut y avoir de lois naturelles au sens cosmologique de la loi. Car les lois naturelles sont caractérisées par le retour ou la possibilité de la répétition du processus. C'est la raison pour laquelle les lois naturelles avaient selon la conception cosmologique antérieure une “ validité intemporelle ”. Elles éliminent le temps, elles égalisent les temps, car elles doivent être valables à travers tous les temps. Ceci vaut manifestement encore aujourd'hui pour les “ lois ”.

Cette “ rationalité ” des lois naturelles correspond à la conception antérieure d'un cosmos stable reposant sur lui-même et de l'univers comme d'un grand système équilibré. Or si 1'univers n'est pas un “ système clos ”, comme la physique classique l'a supposé, mais un “ système ouvert ”, si l'univers ne représente pas un immense système équilibré, mais se trouve dans ce déséquilibre dont parle la théorie du “ big bang ”, les lois naturelles se rapportent alors à l'histoire unique et irréversible de la nature. En fait, elles font abstraction de cette réalité historique. Elles ne représentent que des approximations de la réalité. Leur vérification par la réitération et la répétition représente une abstraction de la réalité historique, qui en réalité ne peut se répéter. “ Personne ne descend deux fois dans le même fleuve ”, disait Héraclite en énigme. La reconnaissance de l'histoire de la nature relativise les lois naturelles, parce qu'elle supprime l'impression de régularité du processus qui les sous‑tend.

Cela suscite des questions importantes :

Est‑ce que les lois naturelles, valant comme des approximations dans l'histoire de la nature, valaient aussi pour l'état du monde avant “ l'explosion primitive ” ?

Si elles sont des approximations de l'histoire unique de la nature, sont‑elles historiques elles aussi et impliquées dans des transformations de longue durée ? Comment les lois de l'histoire de la nature peuvent‑elles se formuler historiquement ?

Ne faut‑il pas abandonner l'idéal déterministe dans la formulation des lois naturelles, puisque nous n'avons pas affaire dans la nature à un système clos équilibré ?

Est‑ce que la contingence de la nature peut être saisie autrement que dans un ordre contingent ?

La vision mécaniste du monde de Newton a été “ supprimée ” dans la vision dynamiste plus universelle du monde de Maxwell et d'Einstein. De façon analogue, le principe de causalité rigide peut être “ supprimé ” par le principe contingent de l'ordre flexible du contingent. Cette suppression conserve la vérité, mais surmonte la rigidité de la connaissance antérieure.

2. L'évolution de la vie. Les lois de la physique classique sont des lois déterministes. Elles étaient valables dans la mesure où l'on admettait que tous les processus dans le monde se déroulent à l'intérieur d'un “ système clos ”. Les principes bien connus de la thermodynamique classique de la conservation de l'énergie et de l'entropie valent pour des processus à l'intérieur d'un système équilibré clos. Le but de la connaissance des lois naturelles pouvait être formulé ainsi par Leibniz : “ Si nous connaissons bien le présent, nous pouvons prédire l'avenir. ” C'est pourquoi la connexion entre la cause et l'effet doit être identique avec la connexion historique entre le présent et l'avenir. Mais pour cela l'avenir doit être déjà totalement présent dans le présent, sinon l'extrapolation de l'avenir serait impossible. C'est la raison pour laquelle Laplace a attribué à l'esprit du monde la connaissance de toutes les lois naturelles. Si malgré cela nous ne pouvons pratiquement pas prédire l'avenir, ou seulement à l'aide de probabilités ou de lois statistiques, cela est dû, d'après la physique classique, à notre connaissance encore déficiente du présent et de ses facteurs déterminants. Mais depuis la théorie des quanta, il y a l'autre explication, à savoir que les limites de la connaissance tiennent à la réalité elle‑même. Les probabilités ne sont nullement des lois déterministes imparfaites, mais correspondent plutôt exactement à l'indétermination partielle de la nature elle‑même. Un comportement déterminé peut être prédit avec certitude dans des conditions données de l'environnement. Un comportement encore indéterminé, par contre, ne peut être prédit que d'après les lois de la probabilité. L'avenir n'est alors pas totalement contenu dans le présent. Il contient aussi du hasard, parce qu'il peut apporter du nouveau. Les probabilités ne sont donc pas des lois déterministes imparfaites, mais ce sont plutôt les lois déterministes qui sont elles‑mêmes des probabilités, à savoir des lois dont, comme on dit, “ la probabilité touche à la certitude ”.

Dans les systèmes complexes de la matière et de la vie, le temps est vécu de façon plus complexe que ne le laisse supposer la simple mécanique de la cause et de l'effet. La complexité tient à l'expérience de la différence entre le passé et l'avenir. L'expérience de la différence du passé et de l'avenir n'est pas un concept préscientifique, mais un concept authentiquement scientifique. Tout système complexe ouvert “ fait l'expérience ” de la différence des temps et de l'irréversibilité de l'orientation du temps, car il existe précisément dans dette expérience. Les systèmes complexes existent, chacun à sa manière, entre un passé fixé et un avenir partiellement ouvert et s'organisent dans l'intervalle des temps ainsi qualifiés. Ils construisent leur structure dans la différence des temps. “ L'orientation du temps est un concept "primitif", une présupposition de toutes les formes de la vie [ ... ] une amibe qui cherche sa nourriture ne pourrait le faire si elle ne connaissait pas la différence entre le passé et l'avenir ”.

(I. Prigogine et I. Stengers, La Nouvelle Alliance. Métamorphose de la science, Paris, 1979. Cf. aussi 283 : “ Le résultat le plus important de cette discussion consiste dans le fait que l'avenir n'est plus donné. Il n'est plus contenu dans le présent. ” Je suis dans ce paragraphe la présentation de l'expérience du temps dans les systèmes dissipatifs par Prigogine. Cf. aussi I. Prigogine, From Being to Becoming, San Francisco, Freeman, 1979. Pour la théorie des “ systèmes dissipatifs ” de Prigogine, cf. A. Peacocke, Creation and the World of Science, op. cit., 97 s.

Nous concluons de là, non seulement que l'univers et tous les systèmes partiels se situent dans l'expérience de la différence des temps et de l'irréversibilité de l'orientation du temps, mais aussi que tous les systèmes partiels . ont “ leur temps ” et que leur communication croissante doit consister dans la synchronisation de leurs expériences du temps. Ils sont impliqués dans une formation collective de l'histoire.

Cette observation nous conduit inévitablement à la question métaphysique : est‑ce que l'univers est un système déterminé ou un système partiellement indéterminé, un système “ fermé ” ou un système “ ouvert ” ? Les processus qui conduisent à la construction de structures matérielles et à la construction des systèmes anorganiques et organiques de la vie sont manifestement des processus irréversibles. Ils ne se produisent pas dans les systèmes équilibrés, mais dans les systèmes non équilibrés. Les lois qui règlent les mouvements des parties d'un système clos sont symétriques par rapport au passé et au futur et invariantes par rapport à l'inversion du temps. Mais l'évolution des systèmes de la matière et de la vie montre la différence qualitative entre le passé et le futur : le passé qui détermine le présent est fixé; mais l'avenir qui s'ouvre au présent n'est pas fixé, il est partiellement indéterminé, Le présent est de ce fait en partie déterminé et en partie indéterminé. Il se situe entre la nécessité et le hasard et se développe dans la sélection des hasards.

Toute matière structurée présente une marge de possibilités en partie indéterminée, qui laisse son comportement ouvert.

"Il nous faut renoncer à une description purement causale du comportement de certains atomes et compter pour ce qui est de la nature avec un choix libre entre diverses possibilités sur l'issue duquel nous ne pouvons avancer que des probabilités (N. Bohr, Atomtheorie und Naturbeschreibung, Munich, 1931, 3; cf. aussi W. Heisenberg, Der Teil und das Ganze, Munich, 1969, 110).

Les énoncés des lois causales sont de purs énoncés sur le réel. Ils ne font pas de différence entre le passé et le futur, la réalité et la possibilité.

Mais les énoncés des lois de probabilité quantifient des possibilités et sont des énoncés qui prennent en compte statistiquement la différence entre l'avenir et le passé et observent de ce fait également l'orientation du temps de la réalisation des possibilités. L'orientation du temps est irréversible : le possible devient réel, et non l'inverse ; le futur devient passé, non l'inverse.

Le processus de l'évolution des systèmes de la matière et de la vie n'est pas une chaîne causale unilinéaire, mais ressemble plutôt à un réseau croissant et s'élargissant de particules élémentaires et de structures. Les structures se propagent en éventail. Elles ne se propagent pas seulement dans les environnements existants, mais aussi dans les marges de possibilités de l'avenir. Toute réalité individuelle n'est alors que la réalisation de l'une d'entre les multiples possibilités. “ Si on voulait représenter toutes les structures de protéines possibles, chacune par une copie individuelle, nous aurions affaire à une quantité qui, même avec l'emballage le plus serré, ne pourrait pas être stockée dans l'univers entier Il. ” Toute réalité singulière est, à y regarder de près, une réalité unique : “ Aucun œuf ne ressemble à un autre. ”

Lors de chaque réalisation de possibilités surgissent en outre des formes plus complexes qui ouvrent de nouvelles marges, de possibilités. Ainsi par la réalisation les possibilités, loin de diminuer, augmentent. Avec la richesse des formes croit également l'indétermination du comportement et avec celle‑ci les possibilités d'un avenir. Dans le développement gradué de la matière et de la vie, l'indétermination du comportement va en croissant. En même temps s'accroît aussi la capacité de s'adapter aux modifications du milieu et de se transformer soi‑même ou de s'interpréter de façon nouvelle. Si la complexité croissante augmente la marge de possibilités, elle augmente malheureusement aussi le degré de vulnérabilité et de destructibilité. Ainsi certains systèmes hautement complexes peuvent dégénérer d'autant plus rapidement.

Si les systèmes de la matière et de la vie peuvent être décrits comme des “ systèmes ouverts ”, cette ouverture signifie par rapport au temps :

1.          L'état futur des systèmes transformés par des processus irréversibles est autre que l'état de départ actuel.

2.          Par le concept de possibilité on exprime que le système peut parcourir des processus de transformation divers.

3.          L'indétermination du comportement qui en résulte, qui est quantifiée par les lois de probabilité, indique que le système possède une certaine marge d'anticipation.

4.          Les systèmes ouverts sont déterminés par la structure temporelle de la différence qualitative entre l'avenir et le passé. Ils réalisent des possibilités et acquièrent par leur réalisation de nouvelles possibilités.

5.          Enfin à l'ouverture des systèmes correspond toujours leur fermeture relative, sans laquelle l'ouverture mènerait à l'autodestruction. Seuls les systèmes relativement stables peuvent se permettre l'ouverture à la communication et à l'anticipation.

Le développement de l'évolution de la vie montre une continuité et des sauts qualitatifs. Si nous prenons comme degrés ceux de la séquence suivante :

Particules élémentaires,

Atome,

Molécule,

Macromolécule‑cellule,

Organisme multicellulaire,

Organisme vivant,

Populations d'organismes,

Etre vivant,

Animal,

Animal‑homme‑champ de transition,

Homme,

Populations humaines,

Communauté de l'humanité...

nous constatons qu'à partir des parties se produit constamment un tout, à savoir une structure nouvelle et un nouveau principe d'organisation. Ce sont des “ sauts ” d'une quantité dans un espace déterminé vers une nouvelle qualité. Nous constatons en outre qu'avec la complexité de la structure s'accroît la capacité de communication. Avec celle‑ci s'accroît à son tour la capacité d'adaptation et de transformation. Avec cela s'accroît aussi la marge d'anticipation. Rien ne permet de parler d'une limitation de principe des réseaux croissants de communication entre les systèmes vivants ouverts. Rien ne permet non plus de supposer une fin de l'évolution des systèmes complexes et des nouveaux principes d'organisation.

Ceci nous amène à la dernière question qui se pose dans ce contexte : si l'on ne peut comprendre le processus de l'évolution des systèmes de la matière et de la vie qu'en supposant qu'il s'agit de systèmes ouverts et non de systèmes fermés, comment faut‑il alors comprendre l'univers dans son ensemble : comme un système clos ou comme un système ouvert ?

Si nous admettons un univers clos, nous aurons affaire dans l'évolution à des processus de sous‑systèmes qui communiquent et qui opèrent avec des possibilités limitées par principe. La loi de l'entropie demeure valable pour l'univers dans son ensemble, même si elle ne s'applique pas à tel ou tel système ouvert particulier.

Si au contraire nous pensons que l'univers lui‑même se trouve dans une histoire irréversible et en évolution, nous le comprenons comme un système ouvert. Alors il se peut qu'on trouve de l'entropie dans les systèmes et les processus particuliers, mais il n'y en a pas dans l'ensemble. Mais nous devons alors admettre pour l'univers lui‑même un environnement transcendant avec lequel il est en communication, et un avenir transcendant dans lequel il se développe.

Nous essayons de comprendre ici le cosmos évolutif lui-même, comme un système irréversible, communicant et ouvert sur l'avenir : l'histoire de la nature et le déroulement de l'évolution montrent une orientation qui distingue entre l'avenir et le passé. L'évolution n'est possible que par la reproduction et la communication croissante des systèmes ouverts. Grâce à une interdépendance croissante ce sont des possibilités toujours plus riches qui sont mises en valeur. L'expansion et l'enchevêtrement des systèmes ouverts acquiert un surplus croissant de possibilités. Celui‑ci ne se produit pas seulement grâce à l'échange d'énergies actuelles mais aussi par l'expansion des anticipations dans les marges de l'avenir transcendant. Si le symbole du “ système ouvert ” est applicable à tous les systèmes de la matière et de la vie, ne faut‑il pas considérer alors l'univers lui‑même comme un “ système ouvert ” ? Mais comment faut‑il comprendre alors l'environnement de l'univers lui‑même, la condition de ses possibilités et de son évolution ?

1. Si les systèmes particuliers dont est fait l'univers sont des “ systèmes ouverts ”, nous devons ‑ par analogie concevoir l'univers comme un “ système ouvert ”.

2. Si l'évolution des “ systèmes ouverts ” conduit à des “ systèmes ouverts ” complexes et qu'aucun terme de cette évolution n'est prévisible, nous devons penser l'univers lui-même comme un “ système qui se transcende lui‑même ”.

3. Compris comme “ système ouvert ” l'univers est :

a) un système de participation qui est organisé en vue d'une communication de plus en plus riche et variée entre les divers sous‑systèmes ouverts au même niveau ou à des niveaux différents. L'accumulation d'une multiplicité quantitative à un niveau suscite des possibilités de saut dans la qualité nouvelle à un niveau supérieur. Manifestement l'univers tend vers une symbiose universelle de tous les systèmes de la matière et de la vie en vertu de la “ sympathie de toutes choses ”.

b) En tant que système organisé en vue d'une communication croissante le monde doit être également conçu comme un système d'anticipation. Avec la communication universelle croissent aussi les marges d'anticipation dans le domaine des possibilités. Le système ouvert du monde est caractérisé par l'autotranscendance dans le particulier et aussi en totalité. Il tend à se dépasser, parce qu'à cause de son absence d'équilibre, il ne peut manifestement pas se maintenir dans un état donné. Cette autotranscendance permanente renvoie à l'antichambre d'une transcendance accueillante et directrice qui la rend possible.

c) Ainsi nous comprenons l'“ univers ” comme l'ensemble autotranscendant d'une multiplicité de systèmes individuels ouverts communicants. Tous les systèmes individuels de la matière et de la vie, ainsi que leurs réseaux de communication existent tous pour une transcendance et subsistent à partir de celle‑ci. Si nous appelons, “ Dieu ” cette transcendance du monde nous pouvons dire sous forme d'essai : Le monde est dans le détail et dans l'ensemble un système ouvert à Dieu. C'est Dieu qui est son environnement extramondain, dont il vit et dans lequel il vit. Dieu est l'espace extramondain à l'intérieur duquel il se développe. Dieu est la source de possibilités nouvelles qui lui permettent d'obtenir sa réalité.

Dieu de son côté est alors à comprendre comme un ÊEtre ouvert au monde. Il entoure le monde des possibilités de son Etre et le pénètre par les forces de sa vie et de son Esprit, Il est présent dans le monde par les énergies de son Esprit et immanent en tout système individuel. Les tendances reconnaissables à la communication universelle et les intentions de l'autotranscendance permanente dans tous les systèmes ouverts sont des signes de la présence et des réactions à la présence de l'Esprit divin dans le monde, au sens de l'ancienne doctrine des “ vestigia Dei ”.

(Le concept de l'autotranscendance comme principe du monde orienté vers Dieu est également utilisé par K. RAHNER, “ Die Christologie innerhalb einer evolutiven Wehanschauung ”, Schriften zur Theologie V, 183‑221).

C'est la raison pour laquelle il est impossible de penser la transcendance divine par rapport au monde sans cette immanence divine dans le monde, comme à l'inverse il n'y a pas d'immanence évolutive de Dieu dans le monde sans sa transcendance par rapport au monde. Les deux sont en relation réciproque. On ne peut parler raisonnablement d'un au‑delà divin par rapport au monde, que dans la mesure où on perçoit l'en deçà divin dans le monde et inversement. Comme la théologie des Églises s'est de plus en plus repliée sur l'au-delà divin, les théoriciens anciens et nouveaux de l'évolution ont dû naturellement recourir au panthéisme pour décrire l'en deçà divin qu'ils percevaient.

La théologie comprend le monde comme un système ouvert de participation et d'anticipation, quand elle comprend l'histoire de la création comme le jeu alterné de la transcendance et de l'immanence divines par rapport au monde. Mais, bien sûr, ces affirmations théologiques basées sur des hypothèses scientifiques ne sont que des hypothèses et non des dogmes. (…).