Centre et périphéries

Pourquoi nous rejetons toute idée centralisée de la mondialisation par l'image.

Béatrice Joyeux-Prunel

Le récit d’une migration des centralités culturelles ne fonctionne pas.

Pour l’histoire de l’art et des images, l'idée de centres et de périphéries repose sur deux fondements fragiles :

d’un côté une approche qui se contente de sources issues d’un centre pour illustrer la domination de ce centre (alors qu’il faudrait vérifier cette prétendue domination en évaluant ce qu’on pensait de ce centre dans le monde entier) ; de l’autre, une prise en compte très formaliste des images – une conception rétinienne, pour rependre ce mot à Marcel Duchamp.

Suffit-il, en effet, de constater visuellement (avec notre rétine) qu’un même style est adopté dans plusieurs endroits du monde, pour décider de la domination mondiale du lieu où ce style semble apparaître en premier ? Encore faut-il être certain, d’abord, de l’endroit où le style en question apparaît d’abord. Les nombreuses querelles de préséance entre artistes, dans l’histoire de l’art, accompagnées bien souvent de pratiques d’antidatation (changer la date de création d’une œuvre), montrent qu’on ne peut se fier aux images et aux dates seulement.

 

 

--

Ci-dessus : Paris-New-York, un mythe entretenu par le travail historien ?

 

Il faudrait encore, pour affirmer qu’une diffusion stylistique prouve une domination, qu’il ne soit pas possible d’inventer en même temps un même style sans concertation. Or à certaines époques les artistes, plutôt que d’être influencés les uns par les autres, ont réagi avec les mêmes langages plastiques à un contexte similaire, sans concertation. – Ainsi l’invention à peu près simultanée du fauvisme et de l’expressionnisme abstrait en France et en Allemagne, vers 1905, est-elle mieux considérée comme une réponse visuelle à un problème social international (la domination européenne d’un impressionnisme socialement exclusif), que comme une preuve de l’influence de Paris sur l’Allemagne[1]. De même, l’apparition concomitante vers 1955 de l’assemblage des deux côtés de l’Atlantique, alors que les circulations artistiques entre les deux rives de l’océan reprenaient doucement, s’interprète mieux comme la réaction simultanée d’une nouvelle génération fatiguée des diktats de l’abstraction lyrique, que comme la preuve du « triomphe de l’art américain ». A cette époque, l’Europe avait bien assez de sa propre peinture abstraite pour se préoccuper de Jackson Pollock et de Mark Rothko[2].

Les absurdités les plus grosses sont souvent d’autant plus solides qu’on les considère comme évidentes. En les remettant en cause, on semble parfois ébranler des édifices intellectuels, professionnels et institutionnels établis de longue date.

 

 

Le récit des centralités successives de Paris et New York est autant un objet de croyance que le socle de dominations professionnelles, éditoriales, institutionnelles et artistiques.

 

Cette rhétorique a permis à certains mouvements artistiques de conquérir une légitimité symbolique bienvenue chez eux : proclamer que l’expressionnisme abstrait new-yorkais dominait le monde correspondait parfaitement à ce dont avait besoin l’opinion publique des États-Unis pendant la Guerre froide. D’autres ont pu se placer en importateurs d’une modernité destinée à rattraper le prétendu retard de leur pays (revenir de Paris dans les années 1890, ou de New York dans les années 1970, aidait certainement à trouver un marché local). La rhétorique des centres et des périphéries de la production artistique mondiale justifie encore dans le monde académique de l’histoire de l’art des positions confortables (être spécialiste de « l’art américain », est aujourd’hui le bon choix pour une carrière académique) ; positions entretenues par les moyens dont quelques mécènes arrosent certains sujets de recherche plutôt que d’autres. Il faudra du temps pour démonter ce récit, et pour en comprendre les tenants et aboutissants anciens comme actuels. Le défi de l’histoire de l’art et des études visuelles est de ne plus se contenter d’étudier les prétendus centres, mais de suivre de manière très concrète la circulation des objets, des personnes, des idées, des formes et des manières de fabriquer des images. On y verra les images circuler au rythme de variations, d’adaptations et de changements de sens qui font de la mondialisation artistique plus une histoire de diversité que de dominations.

 

Lire la suite :

Episode 2. Les promesses de la machine

 

Vers ce qui précède :

Passer du singulier au pluriel

Retour au chapitre :

I. Face au déluge


[1] Béatrice Joyeux-Prunel, Les avant-gardes artistiques 1848-1918. Une histoire transnationale, Paris, Gallimard (Folio Histoire), 2016.

[2]  Catherine Dossin, The Rise and Fall of American Art, 1940s-1980s, A Geopolitics of Western Art Worlds, Burlington, Ashgate, 2015; Béatrice Joyeux-Prunel, Naissance de l’art contemporain 1945-1970. Une Histoire mondiale, Paris, CNRS Editions, 2021.