2002

Dies Academicus 2002 - Discours

DIES ACADEMICUS 2002

 

DISCOURS

Maurice BOURQUIN  Pour imprimer
Recteur

Martine Brunschwig Graf   Pour imprimer
Conseillère d'Etat, présidente du Département de l'instruction publique

Professeur Olivier Fatio   Pour imprimer

Professeur Eric Froment   Pour imprimer

Professeur Peter Tschopp   Pour imprimer

 

 

Alloction du Recteur Maurice Bourquin

A l'occasion de cette journée du Dies Academicus, nous avons voulu placer notre Université dans sa dimension internationale. Non seulement parce qu'elle est un acteur important de la République en relation avec les organisations internationales établies à Genève, mais surtout parce qu'elle est également confrontée au formidable changement que l'on observe dans l'environnement de l'enseignement supérieur mondial. En effet, jusqu'à une époque récente, les universités, qui défendent la formation de femmes et d'hommes critiques, aux compétences larges et conscients des valeurs morales, étaient maintenues à une certaine distance des marchés commerciaux, où les acteurs opèrent pour un profit. Or, en quelques années, la mondialisation du commerce, de la production et des communications a créé un monde fortement interconnecté, entraînant une accélération générale de la concurrence internationale publique et privée. Comme les autres acteurs des sociétés développées, nos universités sont maintenant exposées à une combinaison de forces nouvelles. Ce sont l'accroissement de la demande de formation, le développement et la diversification de l'offre d'enseignement, l'apparition de nouvelles technologies de communication et d'apprentissage, l'augmentation de la mobilité et la naissance d'une économie de la connaissance. Force est de constater l'émergence d'un marché de l'enseignement supérieur.

Des deux côtés de l'offre et de la demande, les partenaires se transforment. Les étudiants ne sont plus toujours les jeunes diplômés fraîchement issus de l'école secondaire, mais également ceux qui, à tout moment de leur vie, décident de poursuivre des études supérieures. L'enseignement n'est plus seulement dispensé par les hautes écoles traditionnelles, mais aussi par toutes sortes d'entreprises et de consortium nationaux et internationaux publics et privés.

Ces secteurs publics et privés ont même tendance à se mélanger. Certains louent cette évolution, constatant que pour que l'économie se développe, il est essentiel que l'éducation supérieure soit en phase avec elle. De ce point de vue, une relation étroite avec le marché mondial ne peut être qu'un avantage. D'autres craignent que des intérêts commerciaux aient une emprise trop forte sur l'enseignement supérieur. Des intérêts à trop court terme pourraient prédominer et ces personnes font remarquer que les buts des universités et des entreprises commerciales sont différents. Dans les partenariats ainsi formés, les valeurs académiques pourraient se perdre en faveur de motivations de profits financiers.

Il est vrai que ce ne sont pas tous les secteurs de la formation supérieure qui se trouvent ainsi confrontés directement au marché mondial, mais plutôt certains domaines des sciences commerciales, du droit ou des sciences de l'ingénieur. Cette situation pourrait donc conduire à une séparation entre éducation supérieure universitaire académique, mettant en avant la réflexion critique, et professionnelle, en liaison plus forte avec le marché. Verra-t-on ainsi des domaines quitter l'Université pour des institutions à but lucratif? Ou l'inverse?
Ces considérations sur l'évolution internationale de l'enseignement supérieur nous conduisent à nous interroger sur les orientations politiques et académiques à prendre pour préserver la qualité, la créativité et l'attrait de l'Université de Genève. Les points suivants nous semblent à cet égard essentiels.

Tout d'abord, et puisqu'il est question que l'enseignement supérieur soit considéré comme commercial et donc soumis aux lois du commerce international dans le cadre du GATS, l'Accord général sur le commerce des services, il est à craindre que cet accord mette en danger le caractère démocratique et public de l'enseignement supérieur. Ainsi, il nous semble que nos autorités fédérales devraient être particulièrement prudentes avant de prendre des engagements dans ce cadre en matière d'enseignement supérieur. C'est bien l'avis exprimé récemment par l'Association internationale des universités et la Conférence des recteurs des universités suisses.

C'est le lieu de constater que la commercialisation de l'éducation supérieure est particulièrement problématique dans les pays en voie de développement. Un contrôle de qualité de l'offre de formation par un organisme international devient nécessaire. Il en est de même de la mobilité et du recrutement des étudiants de ces pays vers les pays développés. Nous pouvons apporter notre contribution à soulager ce 'brain drain' en intensifiant des projets communs de recherche et d'enseignement, tel celui intitulé 'Universanté', un espace d'apprentissage sur des problèmes de santé publique. Cette coopération, avec confrontation des idées, permet de garder la richesse de la diversité.

Ces nouvelles relations entre l'offre et la demande soulèvent aussi des questions concernant le rôle de l'Etat, dont l'une des tâches traditionnelles est de réguler l'offre d'éducation publique. Cette tâche devient plus difficile, d'une part parce que la démarcation entre public et privé devient plus floue (voir la stagnation des subventions étatiques de base et l'augmentation des financements pour des projets conjoncturels soutenus par des organismes publics ou privés) et, d'autre part, parce qu'une partie importante de l'éducation supérieure sera fournie par Internet ou par des organisations étrangères au pays. Et comme ces changements interviennent non seulement au niveau national, mais à un niveau global, le rôle que l'Etat pourra jouer à l'intérieur de ses frontières sera peu à peu remplacé par la globalisation. Qui garantira alors à l'avenir que les aspects les plus essentiels de l'enseignement supérieur soient son contenu, sa qualité, son accessibilité et son coût raisonnable ? Il nous semble que de nouvelles responsabilités pourraient être partagées avec des organisations internationales. D'ailleurs, en Europe, la gouvernance supra-nationale est en train d'être construite dans l'Espace européen de l'enseignement supérieur et dans l'Espace européen de la recherche, ce deuxième concept établissant un tout nouvel environnement pour les collaborations dans la recherche.

En ce qui concerne l'enseignement, le processus dit de Bologne - en promouvant en principe la transparence, la mobilité, la comparabilité et la qualité entre universités des divers pays d'Europe - pourra être un des moyens de réguler cette internationalisation et cette privatisation. Mais il ne pourra jouer ce rôle que si certaines conditions fondamentales sont respectées, que nous expliquons sans relâche aux autorités compétentes. On peut citer les coûts supplémentaires induits par l'allongement de la durée des études, la poursuite des allocations jusqu'à la fin normale des études qui sera le titre de Master, l'amélioration des conditions d'encadrement et les modalités de distinction et de passerelles entre les deux types de hautes écoles HES et universités, l'aide à la mobilité. Faute de respecter ces conditions, la mise en œuvre de Bologne ira à fins contraires.

L'Université doit intensifier encore l'attention qu'elle voue au développement et à la gouvernance de la formation continue, qui se situe précisément à la charnière entre les mondes académique et professionnel.

En ce qui concerne la recherche, il nous plaît de rappeler que l'Université de Genève est déjà fortement engagée dans des projets européens. Mentionnons, parmi les réalisations les plus récentes, le Centre de données spatiales du satellite européen d'observation de rayons gamma qui vient d'être inauguré à l'Observatoire de Genève. Relevons aussi que notre Université est membre fondateur de la nouvelle Ligue des universités européennes de recherche, qui regroupe les meilleures universités complètes en Europe. Nous sommes persuadés que cette alliance nous donnera des avantages décisifs dans la réalisation de projets de recherche internationaux et de formation de chercheurs.

L'Université de Genève a également cherché à optimiser ses activités, notamment en intensifiant les collaborations interuniversitaires: on peut citer la mise en route du pôle de sciences humaines et sociales IRIS et le projet de pôle de génomique fonctionnelle communs aux Universités de Genève et de Lausanne et à l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, la mise sur pied du RUIG avec IUHEI et IUED, l'élargissement de la coordination Genève-Lausanne, entamée en 1996, à l'Université de Neuchâtel, ainsi que les alliances transfrontalières CLUSE et Coimbra.

Enfin, afin de faciliter encore l'internationalisation de notre Université, nous avons besoin d'une réforme de notre cadre politique de gestion. Les travaux menés avec l'Etat de Genève sont en cours depuis un certain temps. En particulier, nous avons reconnu comme nécessaire la demande politique d'établir une convention pluriannuelle entre l'Université et l'Etat. Il est souhaitable que cette période d'incertitude prenne fin rapidement.

Une planification quadriennale 2003-2006 a été élaborée. Elle présente une université complète, avec des objectifs clairs, tendant à renforcer ses activités basées sur la recherche fondamentale et non liées directement au marché, quitte à abandonner certains domaines moins compétitifs sur le plan international.

Il en découle qu'une augmentation des moyens financiers publics pour la formation et la recherche est nécessaire, estimée à au moins 2 % par année sur 4 ans du budget de l'Université. Une privatisation de l'Université n'est pas envisagée. Notre analyse rejoint celle de tous ceux qui se sont penchés récemment au chevet de la place universitaire suisse, que ce soit le Conseil suisse de la science et de la technologie qui recommande un accroissement annuel de 10 % des dépenses publiques de recherche pour les 4 années à venir, les conseillers fédéraux Ruth Dreifuss et Pascal Couchepin qui soutiennent une croissance du système de l'enseignement tertiaire en Suisse ou la CRUS.

Sur deux points essentiels, il y a convergence de vue entre la planification de l'Université de Genève et celle de la Confédération : l'augmentation considérable du nombre d'étudiants, surtout dans les Facultés des sciences économiques et sociales, des lettres et de psychologie et des sciences de l'éducation, demande une amélioration substantielle des conditions d'encadrement et, d'autre part, un soutien prioritaire accru des pouvoirs publics à l'encouragement de la recherche scientifique fondamentale est nécessaire.

Nous ne voulons pas terminer sans féliciter chaleureusement le Fonds national suisse de la recherche scientifique qui fête cet été ses 50 ans d'existence. Cette superbe organisation joue un rôle capital en Suisse: la recherche fondamentale qu'il soutient, gérée par des scientifiques, est - par son indépendance même et par ses exigences de qualité - un des plus sûrs moyens de promouvoir des retombées utiles à la vie économique et sociale, tout en permettant à la Suisse de se profiler très favorablement, par la science, sur la scène internationale.

 

Allocution de Mme Martine Brunschwig Graf, Conseillère d'Etat, présidente du Département de l'instruction publique

Monsieur le Secrétaire général de l'ONU,
Mesdames et Messieurs les représentants des autorités politiques, académiques, scientifiques, religieuses et judiciaires,
Mesdames et Messieurs les représentants du corps diplomatique,
Mesdames et Messieurs les lauréats,
Mesdames et Messieurs les invités,
Mesdames et Messieurs,

Cette cérémonie du Dies revêt, nous le ressentons, tous, un aspect particulier cette année. Elle honore, comme il est de coutume, celles et ceux qui, de par leurs mérites, contribuent à élever l'image et la réputation de notre Alma Mater. Toutes et tous méritent notre reconnaissance et notre admiration. C'est le rôle des autorités universitaires que de rappeler les éléments marquants qui font de chacun des docteurs honoris causa une personne précieuse et importante pour la communauté universitaire genevoise. Mais vous me permettrez de déroger à la règle et de saluer particulièrment M. Kofi Annan, secrétaire général de l'ONU, enfant de Genève désormais, de par la bourgeoisie d'honneur qui lui a été conférée hier, par décision du Conseil d'Etat et du Grand Conseil genevois.

Vous n'occupez pas de chaire académique à proprement parler, Monsieur le Secrétaire général, mais vous représentez, à travers votre action exigeante, rigoureuse, difficile et indispensable, un symbole où toute université peut se retrouver. Votre territoire d'action, c'est le monde. Rien de ce qui est humain ne peut et ne doit vous être étranger. La réussite de votre action dépend de votre capacité à travailler dans un univers et des relations complexes où la remise en question, le doute et la recherche du " mieux " constituent la seule démarche qui permet de progresser. Vous le faites en forçant l'admiration et le respect et en affrontant, quotidiennement, les événements les plus contradictoires, réjouissants parfois, décevants souvent ; ils vous poussent à remettre sans cesse l'ouvrage sur le métier, obstinément, discrètement, convaincu que vous êtes de servir la cause des humains dont l'ONU constitue, pour certains, le dernier recours.

Il est particulièrement heureux que l'Université de Genève vous décerne aujourd'hui le titre de docteur honoris causa. Elle le fait au moment où la Suisse vient de démontrer, difficilement mais démocratiquement, son esprit d'appartenance à la communauté mondiale de par son adhésion à l'ONU. Mais là n'est pas la raison principale de cette démarche. De fait, Monsieur le Secrétaire général, les qualités, les compétences et l'éthique qui portent votre action constituent celle que l'on doit attendre des membres de notre communauté universitaire.

Cette année est à marquer d'une pierre blanche aussi puisque nous aurons la fierté de fêter ce jour le 75e anniversaire de l'Institut universitaire des hautes études internationales et que celui-ci coïncide, lui aussi, avec l'année de l'entrée de la Suisse à l'ONU ; je vous invite à y voir le symbole, pour l'Institut, de la réaffirmation de sa vocation et de son rôle particulier au sein de la scène universitaire suisse et internationale.

La démocratie qui nous gouverne comporte des chances et des risques. Un scrutin populaire tel que celui que nous avons vécu, en mars dernier, en était l'illustration. Il est difficile de déterminer, rétrospectivement, ce qui s'est révélé le plus déterminant dans le résultat du scrutin. Mais il est un élément certain : un système qui implique de façon aussi étroite les citoyens dans des décisions d'importance majeure ne peut se priver ni de débat ni de réflexion scientifique. S'il est un lien qu'il vaut la peine de cultiver, c'est bien celui qui unit la science et la cité.

Durant ces derniers mois, l'enseignement et la recherche ont trouvé quelques avocats pour faire entendre leur voix, sur la scène fédérale et dans les médias. Manifestations médiatiques et interventions plus ciblées se succèdent pour rappeler aux autorités politiques qui tiennent les cordons de la bourse que la matière grise constitue notre seule matière première et qu'il s'agit de la préserver.

On peut s'étonner du temps qu'il aura fallu pour réagir et faire valoir enfin les nécessités d'une politique qui s'attache, tous domaines confondus, à encourager, développer et valoriser la capacité de réflexion, de découverte et d'innovation qui font la véritable richesse de notre pays. On peut au moins se réjouir de cette détermination des milieux académiques et scientifiques à mettre en évidence l'importance de l'enseignement et de la recherche.

Mais les appels les plus médiatiques n'ont de chance d'être entendus que si nous sommes capables, autorités universitaires et politiques, de démontrer le bien unique et précieux que constituent les lieux où le savoir se construit, se transmet et se remet en question. Cette Université de Genève dont nous célébrons le Dies aujourd'hui n'a longtemps pas possédé de murs. " Elle se trouvait là où ses maîtres parlaient " racontent les historiens, auteurs de l'Histoire de l'Université de Genève… Les premiers bâtiments universitaires, aux Bastions datent de 130 ans seulement notre université fêtera , en 2009, ses 450 années d'existence !

Ainsi, ce ne sont donc pas les lieux qui sont importants mais celles et ceux qui les font vivre et surtout l'exigence et la rigueur qu'ils mettent dans le suivi de la démarche académique. Ce faisant, la communauté universitaire peut démontrer que ses actions et ses préoccupations s'inscrivent dans une volonté constante de viser le meilleur et de chercher ce qui permet d'expliquer, de progresser, de guérir et, pourquoi pas, d'ouvrir la voie à de nouveau rêves!

L'Université de Genève a pour tradition de placer son Dies en fin d'année académique. Cela nous incite à regarder par dessus notre épaule, mais cela ne nous dispense pas d'adresser les vœux des autorités genevoises à l'attention de toutes celles et ceux qui composent la communauté universitaire ainsi qu'aux docteurs honoris causa et aux lauréats qui en renforcent la réputation. A toutes et à tous, et pourquoi pas aussi, aux autorités politiques ici représentées, je propose de faire nôtre cette pensée intime d'Albert Einstein qui écrivait, il y a 50 ans de cela à Carl Seelig: "Je n'ai pas de talents particuliers. Je suis juste passionnément curieux." Avant lui, Ernest Renan avait déjà mis en évidence ce moteur puissant à l'origine de tout enseignement et toute recherche de qualité: "La science, écrivait-il, restera toujours la satisfaction du plus haut désir de notre nature, la curiosité; elle fournira à l'homme le seul moyen qu'il ait pour améliorer son sort. Elle préserve de l'erreur plutôt qu'elle ne donne la vérité ; mais c'est déjà quelque chose d'être sûr de n'être pas dupe."

La collectivité genevoise connaît ses devoirs à l'égard de notre Alma Mater. Puissent celles et ceux qui la fréquentent justifier, par une curiosité inépuisable, les efforts qui sont consentis pour assurer son rayonnement et son développement actuel et futur ! Ainsi se poursuivra le contrat tacite qui justifie qu'une institution universitaire établisse des liens privilégiés avec le lieu qui l'a fait naître.

 

Allocution du professeur Olivier Fatio

L'Académie de Genève urbi et orbi
Le 6 octobre 1559, quelques semaines après que Jean Calvin eut fondé l'Académie, le doyen Haller de Berne écrivait au réformateur zurichois, Heinrich Bullinger (OC 17, 659): "Les Genevois fondent une académie. Ce sera pour les leurs seulement. Car il est peu probable qu'avec la cherté des vivres qui règne là-bas et l'incertitude de la situation, cette académie soit fréquentée".
Ce pronostic peu encourageant s'explique sans doute par le fait que Genève était soupçonnée de s'être achalandée en professeurs à Lausanne, alors sous domination bernoise, pour lancer sa propre académie. 443 ans plus tard, la méfiance commence à peine à se résorber...

Trève de plaisanteries. Haller s'est trompé, mais pour quelles raisons? Une première réponse se trouve dans le discours inaugural prononcé par Théodore de Bèze, notre premier recteur, qui était effectivement un ancien de Lausanne. Après avoir rappelé qu'il fallait une Académie pour former des pasteurs érudits et des citoyens éclairés, le bras droit de Calvin ajoutait que l'essor de l'Académie est indissociable du destin de Genève: "Dieu, dans sa bonté, a accordé à cette république ce privilège dont très peu ont joui avant elle, d'avoir une seule et même ville pour mère de son savoir et de sa foi".

Il énonçait le mythe mobilisateur de l'histoire genevoise: l'union entre travail scientifique, foi éclairée, mœurs vertueuses et institutions exemplaires. Il se battit pour sauvegarder l'Académie. En y attirant étudiants et savants, Scaliger, Casaubon, Hotman, il en fit la "pépinière du calvinisme", admirée ou détestée, en tous les cas connue à travers toute l'Europe. Cette vocation d'emblée internationale se mesure par l'origine des étudiants: pendant le 17e siècle, les Genevois sont moins de 15 %, mais les Français 35%, les Suisses 23%, le reste venant d'Allemagne, d'Angleterre, des Pays-Bas, de Pologne, du Danemark, de Bohème etc.

Dès lors se joue une subtile dialectique entre le rayonnement de Genève, Rome protestante, et la réputation scientifique de son Académie. On prête à la cité les qualités de son académie et à son académie l'éclat de la cité qui l'abrite.
A cet égard le 18e siècle est emblématique: le siècle des Lumières fut pour la vie scientifique une époque de développement étonnant. Dans cette ville de 20'000 habitants, on relève 60 noms de savants dignes d'êtres cités, dont un tiers d'importance majeure. Mais, on le sait moins, presqu'aucun n'enseigna à l'Académie, laquelle demeura pendant tout le siècle en dessous du niveau scientifique local! Certes elle maintint sa réputation en théologie avec Jean-Alphonse Turrettini qui, adaptant le calvinisme aux Lumières, était respecté par les plus grands de son temps. Mais elle n'offrit aux sciences expérimentales ni structures, ni programmes nécessaires à un développement réel. Pour un H.B. de Saussure, professeur à l'Académie, les plus illustres représentants de la science genevoise n'en firent pas partie, de Fatio de Duillier à Abraham Trembley, en passant par Charles Bonnet et le docteur Tronchin. Mais qui le savait dans le vaste monde ? Partout on créditait Genève et son Académie de leur renommée. Le mythe poursuivait son oeuvre bienfaisante.

Qu'advint-il lorsqu'à la Restauration, Genève devint suisse? Pour favoriser la modernisation de l'Académie, des esprits éclairés reprirent le thème de la dimension culturelle internationale de Genève. Ainsi Pellegrino Rossi, professeur de droit, tout catholique et ancien carbonaro qu'il fût, soutenait que "si Genève a mérité un nom en Europe, elle le doit essentiellement à ses établissements d'instruction publique, à son amour de la science, à ses efforts pour la propagation des lumières, aux hommes qui l'ont illustrée par leur enseignement et par leurs travaux scientifiques". Le gouvernement devait donc donner à Genève un vaste établissement scientifique, proportionné aux exigences du temps, digne de la réputation de Genève.

De fait, on se borna à des aménagements institutionnels, importants certes, mais qui laissaient encore aux bons soins des savants patriciens et de leur bourse le renom de la science genevoise. Candolle fonda lui-même le jardin botanique; les de la Rive avaient à leur domicile l'un des plus beaux laboratoires de physique d'Europe. Tant et si bien que le mythe perdurait et qu'un Tocqueville pouvait écrire en 1842 à Auguste de la Rive qui, outre sa qualité de physicien réputé au-delà de la Versoix, était le chef du parti conservateur: "Je crains que votre révolution - celle de 1841 - ne nuise [...] au caractère éminemment littéraire et scientifique de votre cité; ce caractère qui la met à part dans le monde".

La révolution radicale de 1846 qui fit entrer Genève dans la modernité s'acharna sur l'Académie, bastion de l'aristocratie, épurant sans discernement des hommes comme Ernest Naville, de loin le meilleur philosophe que Genève ait compté au 19e siècle, vénéré par l'Europe entière. Pourtant, tout en plaçant l'Académie sous la coupe du DIP, le nouveau régime se montra aussi soucieux que l'ancien de maintenir le renom de la cité à travers le prestige de sa science. James Fazy estimait que Genève devait toujours être en avance sur les autres.

La ville s'agrandît, devint dès 1860 un centre international avec la Croix Rouge et les congrès de l'Internationale des travailleurs. Les besoins technologiques, médicaux et sociaux relancèrent une Académie qui végétait, faute d'atouts scientifiques. Deux hommes la sortirent de ce mauvais pas: Carl Vogt, le zoologiste, homme de gauche, darwinien militant, savant de rénommée internationale et Pictet de la Rive, paléontologue, conservateur, anti-darwinien modéré, non moins réputé à l'étranger. Ils étaient tous deux partisans d'un savoir positif dégagé des systèmes philosophiques, démarche méthologique acceptée par la tradition protestante libérale encore vigoureuse à l'Académie. L'université issue de leurs efforts sera fruit d'une combinaison ingénieuse de tradition séculaire, de confiance en l'avenir et d'aptitude politique à saisir les circonstances favorables.

Dotée d'une faculté de médecine, l'Académie transformée en université dès 1874, retrouva peu à peu son audience internationale. Chacun convenait que la supériorité de ses productions scientifiques et intellectuelles était pour Genève le seul domaine où elle pût rivaliser avec les grandes nations.

Or sur le plan strictement académique, le niveau d'une université se mesure au nombre d'étrangers qu'elle attire. "La science est plus qu'internationale, elle est cosmopolite de sa nature, disait Vogt. Elle fuit dès qu'on essaie de la comprimer dans des limites nationales ou politiques. Par conséquent le professeur est pour ainsi dire constamment aux enchères, on se dispute les célébrités qui attirent les étudiants et celui qui offre le plus d'avantages les attachera à son institution".
La proportion d'étudiants étrangers fut considérée comme le meilleur baromètre du rayonnement de l'Université. Il y avait eu dans les années 1830, l'arrivée de Grecs attirés par l'intérêt de l'élite genevoise pour leur cause nationale. Il y avait toujours les étudiants en théologie français, attirés sans doute davantage par la bourse qui leur était servie que par les cours des professeurs!

Etat et Université engagèrent une stratégie de promotion, misant sur une clientèle allemande, anglaise et américaine. Or, ce furent par centaines des étudiants issus de l'empire tsariste qui affluèrent! Ils étaient près de 800 en 1908. Davantage que le prestige de Genève, c'est la présence dans la ville de mouvements révolutionnaires organisés et autorisés qui les attiraient. Ce serait trop dire que ces "orientaux", comme on les appelait, s'assimilèrent: les barbes et longs cheveux des étudiants, le monocle des étudiantes coiffées à la garçonne passaient mal dans la population et les milieux bourgeois, qui se piquaient de culture, masquaient leur xénophobie par des clichés sur la race slave. Mais contre ces attaques, les autorités universitaires maintinrent une politique libérale.

Chaïm Weizmann, brièvement privat docent de chimie à Genève, évoque ces milliers d'étudiants juifs russes qui, dans une sorte de ruée vers l'instruction, voyaient en Genève un carrefour des forces du changement où les attiraient la présence et l'autorité de révolutionnaires auréolés du prestige de l'exil sibérien. C'est une de ces étudiantes qui devint la première femme professeur à Genève: Lina Stern fut nommée en 1918 professeur de chimie physiologique.

Genève continua à miser sur la clientèle étrangère en créant des cours de vacances, le séminaire de français moderne, l'enseignement de droit allemand, plus tard l'Ecole d'interprètes. Les résultats furent tangibles: en 1910, 81% des étudiants étaient d'origine étrangère. Ils étaient encore 57% en 1960.
Mais ne nous laissons pas abuser par les chiffres. On peut avoir une belle fréquentation étrangère, cela ne nous met pas à l'abri d'une certaine cécité pour autant. A l'époque même où les forces politiques se félicitaient du rayonnement retrouvé de Genève, en 1912, à l'occasion d'un référendum contre un projet de réforme de la loi universitaire lancé par le Sénat de l'Université, le parti alors majoritaire défendit la nouvelle loi en ironisant sur le cours du professeur de Saussure fréquenté par 2 ou 3 étudiants. Or, nous le savons, le cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure est la seule contribution, avec peut-être les travaux de Jean Piaget, que l'Université de Genève aura donnée au savoir universel pendant le 20e siècle. Le discernement de ce qui fait la valeur internationale d'une université est malaisé.

Et puis vint 1919. Wilson, habité par la tradition protestante, fit pencher la balance en faveur de Genève comme siège de la SDN, plaçant la cité dans une situation paradoxale. Au moment où elle était projetée à nouveau sur le devant de la scène et devait mettre son capital intellectuel au service d'un "esprit de Genève" censé incarner une humanité réconciliée, elle se rétrécissait aux dimensions d'une enclave, peinant à maîtriser ses problèmes internes et à trouver pour son université des moyens dignes de cette nouvelle donne.
Les fonds privés, au début tout au moins, suppléèrent les finances publiques défaillantes et permirent la création en 1927 d'IUHEI dont le lustre bénéficia à l'ensemble du monde universitaire genevois. Rappard, son fondateur, deux fois recteur, défendit dans son discours du Dies de 1936 l'université libérale. Contre la fascination des idéologies, il affirme la libre recherche de la vérité, le pluralisme des opinions, principe d'autant plus nécessaire qu'une grande partie des activités universitaires porte sur des objets qui, sans être inconnaissables du point de vue de la rationalité, n'en fournissent pas moins des résultats qui peuvent rarement prétendre à l'assentiment unanime. Paroles fortes qui apparaissent comme le fondement de la vocation internationale de la cité et de l'Académie au 20e siècle.

Il faut rappeler le nom des institutions qui, dans la foulée, élirent domicile à Genève. Cela va de l'Institut Rousseau en 1929, transformé par Piaget en FPSE, à l'Institut oecuménique de Bossey en passant par l'installation du CERN et de tant d'autres programmes de sciences naturelles ou morales. Tout ceci est connu. Nous en avons été les témoins voire les acteurs.

Et maintenant? Olivier Reverdin a écrit: "Le renom de Genève n'est lié ni au théâtre de Neuve, ni à l'aérodrome de Cointrin, ni à la patinoire des Vernets, ni au jet d'eau de la rade, mais bien à l'oeuvre de quinze générations de théologiens, de penseurs, de savants qui ont fait d'elle un foyer de vie intellectuelle et spirituelle. Si la flamme intérieure venait à s'éteindre, il ne subsisterait qu'une ville sans âme, de 200'000 habitants, comme il en existe des centaines dans le monde".

Jusqu'à quand l'Université pourra-t-elle non seulement rendre à la communauté qui la fait vivre les services que cette dernière attend, mais continuer à remplir une mission intellectuelle qui dépasse les limites de cette communauté. La question ne se pose pas qu'à l'Université, mais à Genève elle-même. Si son histoire a dépassé la chronique locale, elle le doit à la ténacité avec laquelle, dès le 16e siècle, elle s'est donné les ressources humaines et spirituelles qui lui permirent de s'affirmer sur la scène mondiale.

Genève a-t-elle encore une histoire? L'Université peut elle encore offrir quoique ce soit qui la distingue des milliers d'établissements analogues qui répondent aux besoins croissants des sociétés en matière de recherche et de formation?
L'histoire ne saurait nous écraser. J'ai essayé de le rappeler, elle est moins exemplaire que le prétend la vulgate. Mais si notre vocation internationale et notre prestige scientifique ont connu des éclipses, ils ont également connu des périodes fastes que rien ne nous interdit de prolonger ou renouveler. Le théologien sait que cela dépend de la Providence, mais il sait aussi que cette dernière n'agit pas sans le concours de bonnes têtes et de bras vigoureux. Les unes et les autres ne sont-elles pas dans cette Université?

Nota bene: cet exposé tire nombre de renseignements des ouvrages de Charles Borgeaud et Marco Marcacci sur l'histoire de l'Université de Genève.

 

 

Allocution du professeur Eric Froment
Président de l'Association Européenne de l'Université


Européanisation et internationalisation des universités

C'est un grand honneur de devoir prononcer cette intervention à l'occasion du Dies Academicus de l'Université de Genève et je tiens à vous en remercier Monsieur le Recteur. J'en profite, au nom de l'Association Européenne de l'Université (EUA) que je préside pour y ajouter d'autres remerciements concernant l'aide très concrète et précieuse que l'Université de Genève nous apporte quotidiennement, en particulier au plan informatique.

N'est-il pas normal et évident, si l'on considère les questions universitaires, de faire de l'internationalisation et donc, a fortiori, de l'européanisation un élément inhérent à notre activité: l'espace universitaire peut-il être borné? L'activité universitaire suppose l'ouverture d'esprit; il ne peut y avoir d'activité de diffusion des connaissances ou de recherche sans le souci de connaître, de discuter les résultats émanant de n'importe quelle partie du monde, sans la soumission à la critique d'où qu'elle vienne, sans la rencontre et la discussion avec les collègues étrangers.

Mais laissons de côté l'universitaire et considérons l'institution, l'université, censée protéger et défendre cet esprit: est-elle naturellement internationale? A l'évidence pourtant difficilement, car simultanément la force du caractère national de l'université est considérable. C'est dans ce cadre, en particulier légal, qu'ont été établies la plupart des universités et c'est à celui-ci que se réfèrent quotidiennement des établissements marqués par ce passé.

Cette tension entre esprit universitaire et origine des universités existe donc et est d'autant plus forte que nous vivons une mondialisation qui affecte toutes les activités, celle universitaire comme les autres.

Il est temps de livrer quelques définitions aidant l'analyse ou suscitant la discussion.

La mondialisation: elle s'impose dans pratiquement tous les domaines et à tous les acteurs. Il s'agit de ce phénomène de "rétrécissement du monde" qui fait que l'espace naturel dans lequel nous sommes tenus de raisonner et où se déroule notre activité, change pour des raisons techniques.
- La barrière des distances décroît avec l'accroissement des facilités de communication de tous types;

- L'interdépendance des activités de même nature s'accroît et rend illusoire l'idée de les accomplir dans un espace national ou régional autonome.

Face à cette mondialisation, les universités ne réagissent pas comme des multinationales en décidant de s'implanter en différents points du monde. Mais pourtant elles doivent réagir.

Qu'est ce que l'internationalisation pour une université?
- C'est sûrement d'échapper à la seule considération de l'espace national et de ses règles lors de la prise de décision.
- C'est avoir une institution dont la stratégie, les décisions de recrutement, de formation et d'activité de recherche intègrent systématiquement des facteurs extra-nationaux.
Et l'européanisation n'est qu'une internationalisation limitée, indiquant l'origine géographique des facteurs extra nationaux pris en compte.

Notre propos, simple, consistera à insister d'abord sur le difficile et lent mouvement d'internationalisation des universités contrastant avec la réalité d'une européanisation dont la rapidité est frappante, puis sur les problèmes que cela ne manque pas de soulever pour le futur.

Bien que l'activité universitaire y conduise logiquement, bien que les membres de l'université aient de nombreux contacts internationaux, bien que la mondialisation ne fasse que favoriser cette tendance naturelle, l'internationalisation des universités, au sens où nous l'entendons, n'affecte pourtant qu'une partie d'entre elles et encore souvent dans certaines disciplines ou activités. En effet, accueillir des étudiants étrangers - indicateur le plus souvent utilisé pour attester de cette évolution - si c'est en leur offrant des diplômes locaux existant, ne peut être considéré comme une prise en compte de phénomènes nouveaux dans l'activité de l'établissement, comme une internationalisation de l'université ; le nombre croissant des effectifs d'étudiants est en fait la preuve de l'internationalisation des mentalités… des étudiants et de leur famille, mais pas des universités. De même toute formation à distance proposée, y compris sur le plan international, n'indique pas nécessairement la mise au point d'enseignements pensés différemment de ceux qui seraient proposés dans le cadre national.

Tout ceci est à nuancer, car bien sûr des établissements, comme votre Université, ont adapté leur fonctionnement, recrutant par exemple fréquemment des enseignants étrangers, modifiant leur cursus et/ou les langues utilisées pour les enseignements ou encore, dans certaines disciplines, mettant en place des diplômes conjoints.

Cette variété de comportements peut s'expliquer par différents facteurs dont l'histoire des institutions universitaires, la pratique des langues, la pression plus ou moins forte subie par les universités pour accueillir une proportion plus importante de jeunes dans l'enseignement supérieur et polarisant leurs efforts sur les problèmes qui en résultent, la taille des pays dans lesquelles se trouvent les universités. Le mouvement n'en demeure pas moins limité.

C'est probablement sur notre continent que nous trouvons, avec l'européanisation, la pratique la plus avancée de l'internationalisation des universités.

Cette européanisation, nous la devons principalement, au processus intergouvernemental de la Sorbonne et de Bologne, associant plus de trente pays et dépassant le cadre de l'Union Européenne. La mise en œuvre de la déclaration de Bologne a bouleversé les repères des universités qui sont désormais poussées, par l'attitude de leur propre gouvernement, à prendre en compte des données communes extra-nationales : division en deux cycles, systèmes européens d'accumulation et de transferts de crédits, supplément au diplôme pour prendre des exemples simples.

A ce processus d'origine intergouvernemental sont associées de façon constante depuis Prague, l'EUA et l'organisation représentative des associations nationales d'étudiants, faisant de ce mouvement, un mouvement réellement international (trente pays) et exemplaire sur le plan mondial.

Le relais des universités est essentiel et l'on voit clairement que progresse rapidement la prise en compte de ce phénomène dans les décisions des établissements. A cela s'ajoute, du fait des programmes cadre en matière de recherche (5ème et 6ème PCRDT), la construction, à des vitesses variables selon les disciplines, des réseaux d'excellence liant les laboratoires de recherche des universités, situées dans les différents pays européens. Il y a là un accélérateur puissant d'internationalisation, mais une internationalisation de type limité, puisque incitant à établir des relations et à organiser son développement au sein d'un continent seulement.

Ainsi, à cette exception près, "pratiquer l'internationalisation" pour les établissements reste souvent conçu comme une occasion de s'imposer, d'imposer son système de formation et de recherche dans un espace plus large et non comme l'occasion de s'adapter et d'évoluer en tenant compte des aptitudes et besoins des autres. On a en fait tendance à confondre la compétition internationale des universités, qui effectivement existe mais reste une compétition d'universités nationales souvent limitée d'ailleurs à certaines disciplines, avec l'internationalisation des institutions qui suppose une pénétration des facteurs internationaux dans le fonctionnement de l'institution.

L'intéressant est d'esquisser un pronostic, au risque de se tromper sur l'avenir de ces mouvements. Trois questions méritent d'être posées:

L'européanisation est-elle une étape vers une prise en compte de plus en plus prononcée des éléments extra-nationaux dans la stratégie ou n'est-elle que l'émergence d'un nouvel espace de référence certes plus large mais qui lui aussi restera borné?
Cette seconde hypothèse nous paraît plus vraisemblable. Toutefois faut-il que demeure la volonté politique commune des Etats ayant signé la déclaration de Bologne de faire de l'Europe une zone attractive en matière d'enseignement supérieur, une zone concurrente, se différenciant et s'opposant à d'autres (Etats-Unis d'Amérique, Australie, Japon etc…). Or il est à remarquer que cet ensemble "Bologne", qui fait du continent son critère, est promu par un groupe de pays plus large que celui des seuls pays de l'Union Européenne. Paradoxalement, moins dépendant des problèmes et des équilibres politiques de l'Union Européenne, cela donne peut-être plus de force à un processus quasi culturel visant à rassembler toute l'Europe dans sa diversité. Cette volonté commune affichée par les gouvernements paraît assez forte pour impressionner les établissements et infléchir leur stratégie.

La réaction des universités sera-t-elle identique?
Bien sûr chaque établissement d'enseignement supérieur, étant autonome, demeure libre d'adopter une stratégie, de prendre des décisions qui privilégient ou non la référence à ce nouvel espace européen. Du fait de leur localisation, des relations de partenariat établies avec des groupes industriels et commerciaux ou avec des collectivités, certains d'entre eux peuvent parfaitement choisir de développer des stratégies d'alliance en matière de recherche, de diplômes conjoints, de recrutement d'enseignants, de pratiques linguistiques dans d'autres espaces: l'Asie, l'Amérique latine ou les Etats-Unis, selon des dosages variables. Il n'y aura donc pas une réaction unique des établissements, même si l'européanisation nous paraît devoir l'emporter sur d'autres formes d'internationalisation. En particulier la démographie - une variable essentielle, trop souvent sous-estimée alors qu 'elle est la seule qui dessine avec force des tendances futures - plus précisément l'arrivée à l'âge de la retraite de nombreux enseignants de façon quasi simultanée dans la plupart des pays européens ainsi que le déclin démographique en Europe - vont exercer une influence conduisant les établissements à élargir leur espace d'intérêt, car ils vont être à la recherche de formateurs et de formés. Nécessité fait loi.

Les négociations commerciales au sein de l'OMC peuvent-elles affectées ces processus?
Comme vous le savez le GATS a succédé au GATT et s'intéresse désormais à la libéralisation des échanges de services, y compris en matière d'éducation. Les différents Etats et la Commission, en ce qui concerne l'Union Européenne, vont se prononcer et décider des engagements qu'ils se déclarent prêts à prendre, puis devoir négocier entre eux la levée des obstacles à la libre prestation de services d'enseignement supérieur et à l'égalité de concurrence.

La question est donc aussi posée de savoir quel impact cela peut avoir sur le processus de Bologne. Le processus de Bologne est-il compatible, puisqu'il s'agit de créer une sous-zone au sein de l'espace mondial, avec des règles particulières dont certaines pourraient être lues (système européen d'accréditation des établissements ou de financement de la mobilité des enseignants) comme des obstacles à la libre prestation de service d'enseignement supérieur ? A l'occasion de la Convention de Graz en mai 2003, l'EUA doit discuter de cette question de l'espace européen au sein de l'espace mondial. Il serait dommage que l'avenir et l'évolution des universités soient dictés exclusivement par des considérations marchandes et commerciales. Les universitaires ne peuvent être hostiles à lever les barrières des échanges, mais dans leur esprit, les échanges ne sont pas d'abord les échanges commerciaux.

C'est l'occasion de rappeler, pour terminer, le dernier principe énoncé dans la Magna Charta Universitatum signée en 1988 à Bologne par de nombreuses universités européennes: "Dépositaire de la tradition de l'humanisme européen, mais avec le souci constant d'atteindre au savoir universel, l'université, pour assumer ses missions, ignore toute frontière géographique ou politique et affirme la nécessité impérieuse de la connaissance réciproque et de l'interaction des cultures".

Allocation du professeur Peter Tschopp
Directeur de l'Institut universitaire de hautes études internationales


Monsieur le Recteur,
Mesdames et Messieurs les représentants des autorités politiques,
Monsieur le Secrétaire général,
Mesdames et Messieurs les représentants de la Genève internationale,
Chers collègues et étudiants,


Je remercie l'Université, marraine de l'Institut universitaire de hautes études internationales, de me donner ici l'occasion d'ouvrir officiellement les manifestations qui entourent le 75ème anniversaire de notre institution. Je me félicite également que les Facultés des sciences économiques et sociales et de droit se soient associées à HEI pour décerner un doctorat honoris causa à ce Genevois d'exception qu'est Kofi Annan.

HEI doit sa naissance à un duumvirat d'exceptionnelle qualité, de complémentarité et de clairvoyance: Paul Mantoux et William Rappard. L'éminent juriste que fut Paul Mantoux a su canaliser son collègue William Rappard, véritable entrepreneur en plus de ses qualités académiques qui couvraient de façon interdisciplinaire un champ allant de l'histoire à l'économie et à la science politique.

William Rappard, avant de s'engager dans le projet de la création de HEI, a rendu des services exceptionnels à la Confédération durant la Première Guerre mondiale. Nos ancêtres de cette époque lui doivent en particulier d'avoir pu agrémenter l'ordinaire de leur diète de guerre, car ce fut Rappard qui mit en place en pleine guerre un transport de céréales à partir des Etats-Unis. Cette liaison avec l'Amérique, les liens qu'il entretenait avec les personnalités qui comptaient à l'époque, en particulier le Président Woodrow Wilson, expliquent d'ailleurs la naissance de HEI. En effet, sans le concours financier décisif de la Fondation Rockefeller et sans la bienveillance du Président Wilson, Genève, siège de la Société des Nations, n'aurait pu se doter de cette institution, dont le but était et reste de servir de base académique à la Genève internationale.

L'avènement du fascisme dès le milieu des années 30 et le lent déclin du grandiose projet de la SDN mirent HEI à l'épreuve du feu. Grâce à son rayonnement international et à sa notoriété, l'Institut devint le centre d'enseignement de relations internationales sur le continent européen, où il était probablement la seule institution vouée aux relations internationales qui continuait à fonctionner en pleine liberté académique dans les trois disciplines de l'histoire, de l'économie et du droit international.

L'Après-Guerre a vu se consolider et s'élargir l'héritage de Rappard et Mantoux sous la conduite de Jacques Freymond. Rappelons en effet que l'Institut africain, aujourd'hui Institut universitaire d'études du développement, ainsi que le Centre de recherches sur l'Asie moderne, sont le fruit de l'imagination de ce grand directeur de HEI.

Depuis cette époque et durant la vingtaine d'années qui nous séparent de "l'ère Freymond", HEI s'est institutionnalisé. Les esprits chagrins voient dans ce processus de dépersonnalisation une perte de prestige. Il faut dire que cette vision des choses est plutôt limitée à la scène locale. Sur un plan international, la renommée et le rayonnement de l'Institut n'ont cessé de croître. Avec ses quelque 700 étudiants répartis à parts égales entre les études de licence et les études post-grades, avec un tissu de plusieurs milliers d'anciens étudiants qui maintiennent un contact avec l'Institut et qui le font rayonner à travers leurs activités sur tous les continents, HEI continue de jouer un rôle tout à fait central sur la scène des universités formant des cadres spécialisés en affaires internationales. Ce rôle est doublé par une série impressionnante d'étudiants post-licence dont Rudiger Dornbusch, lauréat du Prix Mondial Nessim Habif de cette année, est un exemple de choix.

Espérons qu'à l'heure où la politique extérieure de la Suisse se doit de devenir à nouveau plus active grâce au vote du peuple et des cantons du 3 mars de cette année, HEI puisse apporter sa contribution à ce renouveau et sortir du rôle du prophète souvent ignoré dans son pays.

3 juin 2002
  2002