2004

Ego-histoires

Les historiens de Suisse romande face à leur miroir

Comment les historiens analysent-ils leur propre parcours? Quels liens établissent-ils entre leur méthode de recherche et leur vie personnelle, entre mémoire collective et individuelle? Un groupe de jeunes historiens, issus notamment de l'Université de Genève et regroupés sous le label Atelier H, ont posé ces questions à une soixantaine de leurs pairs, celles et ceux qui, à un titre ou à un autre, écrivent l'histoire en Suisse romande. Vingt d'entre eux ont répondu positivement et leurs contributions ont été recueillies dans un ouvrage, Ego-histoires, écrire l'histoire en Suisse romande, s'inspirant d'un concept développé dans les années quatre-vingt par l'historien français Pierre Nora, qui préface d'ailleurs le livre. A travers ces témoignages, c'est aussi la notion de Suisse romande et sa pertinence historique qui sont interrogées.

Ils ou elles se nomment Alfred Berchtold, Jean-François Bergier, Louis Binz, Martine Chaponnière, Liliane Mottu-Weber ou encore Anne-Marie Piuz. Leur point commun: avoir mené toute ou partie de leur carrière en Suisse romande et partager une passion pour l'histoire. Si nous n'avons volontairement cité là que des auteurs enseignant ou ayant enseigné à l'Université de Genève, tous n'ont pas mené une carrière académique. Certains, comme Claude Cantini, infirmier en psychiatrie de profession et spécialiste de l'histoire du fascisme italien en Suisse, ont fait de l'histoire une passion pratiquée pendant leurs heures de loisirs.

Le retour du sujet en histoire
Autre point commun: des trajectoires en zigzag à travers la Suisse, voire l'Europe, comme si l'intérêt pour la matérialité temporelle se doublait nécessairement d'une conscience des dimensions géographique et territoriale. Beaucoup de ces historiens et historiennes sont nés ailleurs qu'en Suisse romande, et beaucoup de ceux qui y sont nés ont étudié en Suisse alémanique ou à l'étranger.

Mais pourquoi s'intéresser à la vie des historiens? Pour Gilles Forster, assistant au Département d'histoire économique et sociale de l'UniGe, membre de l'Atelier H et ancien collaborateur scientifique à la Commission Bergier, la démarche est à situer dans le mouvement général de "retour du sujet" en histoire. Après la période d'après-guerre, marquée par le courant des Annales en France, où les historiens visaient à dégager, au-delà des faits, des thématiques s'inscrivant dans la durée, hors de toute référence à un point de vue particulier, une nouvelle génération s'est intéressée à la construction de la mémoire, replaçant la personne humaine au centre de la pensée. C'est en poussant à bout cette tendance que Pierre Nora en est venu à introduire son concept d' "égo-histoire", l'histoire des historiens.

"Ces dernières années, l'histoire a fait régulièrement la 'Une' de l'actualité en Suisse. Il paraissait donc légitime de mieux connaître qui sont les personnes qui écrivent l'histoire dans notre pays", ajoute Gilles Forster.

La Suisse romande, invention des médias?
Au-delà de l'aspect purement biographique, ce recueil d'historiens décrivant leurs liens avec la Suisse romande apporte passablement d'enseignements sur l'identité d'une région aux contours parfois mal définis. A quelques rares exceptions près, les auteurs parlent de leur rapport à leur canton, plus qu'à la Suisse romande. On est Fribourgeois ou Jurassien, bien avant d'être Suisse romand.

D'un point de vue historique cela s'explique: "En Suisse, la langue n'est qu'une caractéristique parmi d'autres, comme la religion ou le profil socio-économique, et pas forcément la plus importante", observe Gilles Forster. A cet égard, il n'est pas surprenant que des projets politiques, tels la fusion Vaud-Genève, n'aient pas trouvé faveur auprès des électeurs. Le canton de Vaud a davantage de liens historiques avec Berne qu'avec Genève. De même, le canton du Jura s'est établi sur des frontières religieuses plus que linguistiques. On pourrait ajouter que les rapprochements entre hautes écoles romandes n'empêchent pas, loin s'en faut, les irrédentismes cantonaux…

"L'idée d'une identité romande est apparue surtout à partir des années 70, pour des raisons de marketing médiatique. La TSR ou des journaux comme Le Matin ont cherché à établir une audience à travers toute la Suisse francophone et ont donc beaucoup contribué à diffuser cette idée. Typiquement, c'est Le Matin qui a lancé le concours de l'élection de Miss Suisse romande. Mais même dans ce cas, la notion s'établit essentiellement par la négative: est suisse romand ce qui n'est pas suisse alémanique. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si l'on n'entend pratiquement jamais le terme de 'Romandie', mis à part dans la bouche des Suisses alémaniques… ", commente Gilles Forster.

Atelier H (éd.),
Ego-histoires, écrire l'histoire en Suisse romande.
Editions Alphil, 2003, 458p., 39 francs.

Jacques Erard
Université de Genève
Presse Information Publications
Février 2004
17 février 2004
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