2004

Le sport et l'économie

Entre le sport et l'économie, c'est "Je t'aime, moi non plus!"

 

L'été 2004 est placé sous le signe du sport. Les amateurs de foot (et de klaxons) ont eu droit à l'Euro portugais. Dès le 13 août, ce sera au tour des athlètes des Jeux Olympiques d'Athènes de déchaîner les passions - un terme non usurpé: 51% des hommes croates préfèrent regarder un match de l'Euro plutôt que de faire l'amour, selon une enquête rapportée par l'Agence France Presse. Et il n'y a pas que les téléspectateurs qui s'intéressent aux joutes sportives. A l'Université, le sport fait l'objet de recherches tout ce qu'il y a de plus académiques, en médecine notamment. Mais aussi, fait moins connu, en économie. C'est ainsi que Jean-Marc Falter, maître assistant au Département d'économie politique, a publié un article(1) consacré à la demande - au sens économique de l'offre et de la demande - de football dans la très sérieuse revue Applied Economics.

Le sport présente un modèle de fonctionnement économique très particulier qui permet de tester les limites de la théorie. Par certains aspects, il offre toutes les caractéristiques du marché habituel: des individus ou groupes mus par une compétition féroce et visant une position dominante. Toutefois, tandis que les entreprises privées "normales" visent à éliminer la concurrence jusqu'à obtenir un monopole, les agents sportifs ont besoin de leurs compétiteurs. Comme le rappelle l'étude de Jean-Marc Falter, un certain équilibre des forces est nécessaire à toute compétition sportive. Les supporters perdent très vite intérêt à suivre un championnat si les jeux sont courus d'avance, comme ce fut le cas cette année avec la domination écrasante de Bâle durant le championnat suisse de football. L'incertitude quant à l'issue des événements est l'un des facteurs clés de la demande de football.

Equitable mais pas trop
Les responsables du sport aux Etats-Unis ont complètement intégré cette donnée, tant et si bien que le fonctionnement économique des championnats de football américain ou de baseball ont des accents quasi socialistes. Contrairement à ce qui se passe en Europe, certaines recettes comme les droits télévisuels sont équitablement redistribuées entre chaque équipe à la fin de la saison, afin d'éviter qu'un club domine trop largement. De même, l'équipe classée dernière du championnat est la première à pouvoir se servir sur le marché des joueurs la saison suivante. Ils sont fous ces Américains.

En même temps, "trop d'équilibre tue aussi l'intérêt pour la compétition", relève Jean-Marc Falter: "les championnats américains donnent parfois l'impression que chaque équipe gagne à tour de rôle, ce qui, à mon sens, diminue l'attractivité." En bref, le sport aime l'équité mais pas trop.

Médailles à gogo
L'étude du sport offre également un intérêt pour évaluer l'efficacité des incitatifs. Une recherche effectuée dans les années 80 par Yves Flückiger, professeur au Département d'économie politique, avait ainsi examiné quels étaient les facteurs incitant les athlètes à gagner des médailles aux Jeux Olympiques ou des trophées dans des sports comme le tennis. Il en est ressorti que les athlètes américains et d'Europe de l'Ouest excellaient dans des disciplines à fortes retombées financières: la course, le tennis… Au contraire, les sportifs de l'Union soviétique et des pays d'Europe de l'Est étaient les meilleurs dans des disciplines nettement moins "vendables", comme le lancer du marteau ou l'haltérophilie, mais positivement connotées dans les pays communistes: l'haltérophilie était alors associée à l'ouvrier force de la nature. Leur but était aussi d'accumuler le plus grand nombre de médailles possibles pour prouver leur supériorité vis-à-vis des capitalistes.

Comportements "déviants"
Qu'en est-il de la motivation des présidents de clubs, entrepreneurs du sport? "Cela peut sembler une vérité de La Palice, mais pour qu'un modèle économique fonctionne correctement, selon les canons de la théorie, il faut que les agents aient un comportement économique. Or la plupart du temps les patrons des clubs sportifs ne poursuivent pas un but économique lorsqu'ils investissent dans une équipe." Le milliardaire russe de 37 ans Roman Abramovitch a ainsi injecté 260 millions de livres sterling (sur une fortune estimée à 7,5 milliards) dans l'équipe de Chelsea qu'il a rachetée l'an dernier en Angleterre. Une peccadille avec laquelle il ne vise pas un profit direct, bien que des intérêts financiers ne soient pas étrangers à sa démarche, mais plutôt un gain en terme d'image.

Ces comportements économiques "déviants" expliquent, selon Jean-Marc Falter, que les milieux sportifs, et le football en particulier, soient victimes d'endettement chronique. Le football n'est pas une affaire rentable, à quelques exceptions près. Seuls des clubs comme Manchester en Angleterre ou Bâle en Suisse, qui possèdent un public particulièrement fidèle, sont susceptibles de générer des rentrées financières suffisantes pour être efficaces d'un point de vue économique.

N'y aurait-il pas alors un peu de football, et de "déviance", dans l'économie en général, qui expliquerait le caractère imprévisible des marchés - et les difficultés des économistes à fournir des prévisions fiables?


(1) Jean-Marc Falter et Christophe Pérignon, "Demand for football and intramatch winning probability : an essay on the glorious uncertainty of sports", Applied Economics, 2000, 32, 1757-1765

Jacques Erard
Université de Genève
Presse Information Publications
Juillet 2004

5 juillet 2004
  2004