2004

Université et laïcité

Le mot du recteur - Laïcité!

Beaucoup se sont émus récemment, et dans des sens parfois opposés, de ce que l’Université de Genève se soit trouvée le théâtre d’événements communément mis en relation avec ce que l’on nommera de manière neutre l’«irrationnel», et que l’on désigne diversement dans le vocabulaire courant: par exemple «religieux», «croyance», «foi», «cérémonie» lorsqu’on veut témoigner son respect pour autrui en la circonstance, ou «secte», «aberration», «rituel» lorsqu’on désire au contraire marquer sa désapprobation ou son mépris. Ces termes ne sont pas anodins, et l’on rappellera que les chrétiens des premiers siècles se sont mutuellement condamnés et entre-déchirés à coup de semblables moyens terminologiques.

Deux manifestations organisées par des associations d’étudiants se trouvent en cause, mais elles ne figurent ici qu’à titre d’illustration d’une question plus générale :

  • une manifestation de l’ «Association des étudiants de Falun Gong de l’Université de Genève (AEFG)» dans le hall central d’Uni-Mail à l’occasion de la journée internationale des droits de l’homme ;
  • sous l’égide d’une autre association d’étudiants, les «Groupes bibliques universitaires», une mise à disposition, pendant la période pascale, d’exemplaires du Nouveau Testament dans les halls principaux des grands bâtiments universitaires. Précisons que ces exemplaires étaient offerts, sous la responsabilité de cette association, par le groupe des «Gédéons», dont on sait qu’il s’agit d’une société américaine se proposant de mettre à disposition le texte biblique (vous en avez sans doute trouvé à l’occasion dans le tiroir d’une table de nuit dans une chambre d’hôtel). On n’accordera pas de considération particulière au fait que les «Gédéons» ajoutent au texte biblique une préface (la lecture des préfaces n’est à l’évidence pas obligatoire, et elle ne saurait en tout état de cause pas inquiéter un public universitaire rompu à l’exercice de la critique intellectuelle), ni au fait qu’ils se proposent de convertir les âmes au christianisme, dès lors que c’est l’objectif avoué du christianisme lui-même.

Les points communs sont aussi évidents que les différences :

Points communs:

  • Il s’agit dans les deux cas d’activités qui ne relèvent pas des missions spécifiques de l’Université telles que les définit la loi, mais bien d’activités associatives annexes exercées par des membres de l’Université en conformité avec le «Règlement de l’Université».
  • Les deux associations en question sont inscrites en tant que telles à l’Université («enregistrées»): elles ont par conséquent le droit d’utiliser les panneaux d’affichage prévus à leur intention et de demander l’usage des locaux universitaires pour des activités conformes aux objectifs qui leur ont été reconnus au moment de leur enregistrement.
  • Enfin, les deux manifestations se réfèrent au domaine des convictions, non de la science.

Différences:

  • Principalement, la différence réside dans les courants de pensée religieuse qui président aux deux manifestations. Le Falun gong (ou «Falun dafa») est issu du bouddhisme. La distribution de textes bibliques, avec ou sans préface, relève pour sa part d’une pratique chrétienne surtout illustrée par le protestantisme, une pratique dans la mouvance de laquelle a été fondée l’Académie de Calvin dont est issue l’Université de Genève (on a beaucoup imprimé le Nouveau Testament à Genève à l’époque, et dans le même but qui est aujourd’hui celui des «Gédéons»: répandre le texte pour convertir des âmes).
  • Une autre différence se trouve dans le fait qu’il y eut un malentendu dans le premier cas, et pas dans l’autre.
    En effet, la manifestation de l’association des étudiants de Falun Gong dans la rue centrale d’Uni-Mail repose sur un malentendu relatif au contenu de l’autorisation accordée. La lettre d’autorisation rappelait que les associations doivent s’en tenir à leurs droits; or, en l’occurrence, ils ont été légèrement outrepassés, notamment dans le fait qu’une dénonciation du régime chinois avait été explicitement retirée des objectifs de l’association au moment de son enregistrement (mars 2002), et que ce fut là l’essentiel de la manifestation, qui visait des violations des droits de l’homme en Chine.
    On rappellera cependant que l’Université de Genève est fière de son «auditoire des droits de l’homme Alexei Jaccard» (MR380), du nom d’un étudiant qui avait milité contre le régime de Pinochet et qui paya de sa vie son engagement politique.
    Dans le cas de la mise à disposition du Nouveau Testament, en revanche, la vice-rectrice Nadia Thalmann avait très explicitement donné l’autorisation pour la période de Pâques, forte de la tradition culturelle dans laquelle nous vivons, et du fait que notre Université comporte une faculté de théologie dont l’enseignement repose pour l’essentiel sur ce texte même.

Question:

  • Quels sont, au-delà des conditions formelles (articles 73 et 77 du «Règlement de l’Université»), les objectifs admissibles pour qu’une association d’étudiants soit «enregistrée» ou «reconnue»?
  • Faut-il montrer patte blanche et «certificat de laïcité»? Non, certainement pas: on voit où mènerait cette position, à commencer par l’interdiction des groupes bibliques universitaires, des aumôneries universitaires, de l’exécution par le chœur de l’Université d’une messe de Mozart….d’ailleurs, on ne pourrait faire de pire injure à la belle idée de laïcité que de lui reconnaître d’une manière ou d’une autre le statut d’une religion plus intolérante que toutes les autres.

La question ne peut à l’évidence pas s’accommoder de réponses préfabriquées. L’exercice difficile de l’ouverture et de la tolérance, dont on souhaite ardemment qu’il constitue une partie intégrante de la vie associative universitaire, relève de la pratique quotidienne dans un monde en mouvement.

N’en déplaise à qui voudrait des interventions à coups de vigoureuses réglementations, d’articles de loi bien sentis, bref de textes supposés rassurants (à valeur «religieuse»?) et qui nous délivreraient une fois pour toute du pénible devoir de réfléchir en continu: nous préférerons nous situer dans la ligne de l’adage de Jean-Paul Sartre, «faire et en faisant se faire». L’Université, à travers son devoir de «développer et diffuser une culture fondée sur les connaissances scientifiques (article 1A,c de la loi sur l’Université)» peut se référer à l’un des atouts majeurs de la recherche scientifique: l’éthique implicite dans l’exercice de l’honnêteté intellectuelle.

Plutôt que de jouer les pères fouettards de la bonne conscience, attachons-nous à faire de l’éthique impliquée dans le cœur de la recherche scientifique une forme de laïcité d’où rayonne la tolérance et le respect d’autrui.

André Hurst, le 7 mai 2004

 

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André Hurst
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Mai 2004

7 mai 2004
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