2005

Etude de l'UNIGE sur la maltraitance envers les enfants

La face cachée de la maltraitance envers les enfants

L’équipe du prof. Franz Schultheis, sociologue à l’Université de Genève, a été mandatée, en mars 2004, pour mener une étude complète sur la maltraitance envers les enfants. Riches d’enseignements, les résultats obtenus par les chercheurs de l’UNIGE font état de l’émergence d’une nouvelle sensibilité collective vis-à-vis de la question de la protection de l’enfance, tandis que les cas de maltraitance sont en forte augmentation.

En passant de 12 à 300 en dix ans (1990-2000), le nombre de cas de maltraitance signalés sur le territoire genevois par l’Office de la jeunesse a été multiplié par 25. Les résultats de l'étude menée par les sociologues de l'UNIGE évoquent l'hétérogénéité des faits qui se cachent aujourd’hui derrière le terme de maltraitance. Ils montrent que, par-delà les dimensions morale et pénale de la maltraitance, c’est avant tout un problème social qui se noue.

Au plan de la formation, cette étude aura vu plusieurs étudiant-e-s en sociologie de l’UNIGE participer activement aux travaux d’investigation. Une occasion particulièrement propice à pratiquer un nouveau type d’apprentissage, où la recherche est encore plus directement intégrée à l’enseignement. Enfin, les travaux de l’équipe du prof. Schultheis sur la question de la maltraitance vont se prolonger via une recherche fondamentale, puisque les scientifiques viennent de décrocher un financement de plus de 400.000 francs suisses pour les trois années à venir.

La maltraitance: un nouvel intolérable
Parvenus au terme de cette vaste enquête qui aura nécessité l’analyse de nombreux documents, coupures de presse, dossiers et rapports, la conduite de dizaines d’entretiens avec des professionnels de la santé et du social, mais aussi avec des familles, les sociologues de l’UNIGE ont pu constater que le changement indiqué par les statistiques officielles n’est pas simplement dû à une transformation des comportements des familles. Au contraire, ce sont les modifications de la sensibilité publique, confrontée à un «nouvel intolérable», et les évolutions des modes de repérage de la maltraitance, qui fondent avant tout cette augmentation chiffrée.

Les scientifiques relèvent en effet que c’est suite à la médiatisation de certains scandales à fortes connotations sexuelles, comme l’affaire Dutroux en 1996, que la nécessité de «lutter contre la maltraitance» va progressivement devenir un credo collectivement partagé. De plus, l’évidence selon laquelle il faut combattre à tout prix et par tous les moyens toute forme de maltraitance se traduit au sein des pratiques professionnelles par l’adoption de grilles de repérage, sans cesse affinées, et par l’intégration de nouvelles facettes du phénomène.

Des normes de repérage hétérogènes
Pour les sociologues, cette tendance se manifeste notamment via l’élargissement de la signification et de l’usage du mot «maltraitance». Les faits sociaux classés sous cette catégorie s’étendent donc, passant de la violence physique aux abus sexuels, des problèmes de négligences légères à ceux des violences conjugales. En 1999, le Service Santé Jeunesse (SSJ) met d’ailleurs en place un nouveau recueil de données qui désormais prend aussi en compte «l’enfance en risque» d’être maltraitée.

Ainsi, au fil de leur enquête, le prof. Schultheis et son équipe ont pu remarquer que les faits, rapportés dans les dossiers traitant de maltraitance, sont caractérisés par une forte hétérogénéité. Les symptômes considérés chez l’enfant vont de signes corporels traduisant un état de santé physique fragilisé à la présence de troubles psychiques en passant par des écarts vis-à-vis des normes scolaires ou de savoir-vivre. A la vue de cette hétérogénéité, les sociologues ont pu conclure que l’attention des acteurs de terrain engagés dans le repérage de la maltraitance touche à un grand nombre de faits. Mais ni l’ampleur ni la gravité de ces derniers ne correspond à l’image du phénomène tel qu’il est restitué d’ordinaire par les discours politiques, juridiques et médiatiques, discours où les abus sexuels et les violences physiques extrêmes sont le plus souvent mis en avant.

L’enfant, baromètre de la dangerosité familiale
Dans ce contexte, il est devenu rapidement clair pour les chercheurs de l’UNIGE que les dossiers forment aujourd’hui un lien entre les enfants en danger et les «familles dangereuses», l’enfant devenant un moyen pour évaluer la dangerosité du milieu familial. Au-delà des mesures prises afin de pallier les problèmes, ce qui se joue au cœur du repérage de l’enfant en danger est en réalité la définition du bon comme du mauvais parent. Pour le prof. Schultheis «la question des conceptions éducatives se retrouve pour chacun des critères d’évaluation. Le mauvais parent est évalué par les acteurs institutionnels comme celle ou celui qui s’écarte de certaines normes éducatives. Mais ces normes, qui sont souvent considérées dans leur discours comme «basiques», ne vont en réalité pas de soi.»

En effet, aux yeux des sociologues, ces normes sont non seulement ambiguës, mais aussi contradictoires. Si le bon parent est celui qui est capable de cadrer son enfant, il ne doit pas le faire de manière autoritaire. De nombreux reproches adressés aux familles labellisées «maltraitantes» se réfèrent d’ailleurs à un parent ne sachant pas «poser de limites à ses enfants». Les parents sont alors qualifiés de laxistes, de démissionnaires, d’incapables de fournir à l’enfant un cadre normatif clair. La définition du bon parent, qui apparaît subséquemment dans les dossiers, oscille entre le pôle de l’autorité et de l’autoritarisme, menant à cette injonction contradictoire: «Ayez de l'autorité, mais ne soyez pas autoritaires!»

Du normatif au normal: un modèle de «privilégiés» imposé aux classes populaires
Présentés comme des normes universelles, les critères considérés par les acteurs institutionnels sont en fait des dispositions «particulières» que l’on retrouve surtout chez les classes moyennes et privilégiées de la société et qui semblent avoir été faites par et pour celles-ci. A la lumière des dossiers analysés, les sociologues de l’UNIGE peuvent affirmer que la très large majorité des familles cataloguées comme «déviantes» et «maltraitantes» appartiennent aux franges les plus précaires des classes populaires ou aux catégories précaires de chômeurs (trois quarts des dossiers). Ce sont des familles étrangères également (deux tiers des dossiers), qui viennent essentiellement des pays d’Europe du Sud, d’Afrique du Nord ou des Balkans ; des familles où l’on trouve une surreprésentation des cas, où un seul des deux parents s’occupe de l’enfant et qui ont en moyenne trois enfants et plus (la moitié de l’échantillon).

Faire fructifier son capital humain
D’après le groupe du prof. Schultheis, le rapport à l’enfant a changé ces dernières années, notamment depuis la reconnaissance des droits de l'enfant (qui sont énumérés dans la Déclaration des droits de l'enfant, adoptée en 1989 par la convention internationale des droits de l'enfant et ratifiée en Suisse depuis 1997). La première dimension identitaire de l’enfant ne réside plus dans son origine familiale ou sociale. L’enfant a droit à une identité strictement personnelle qui modifie son éducation. Celle-ci n’a plus pour fonction de modeler l’enfant selon les souhaits des générations précédentes, mais de permettre à l’enfant de développer ses propres ressources, de chercher sa voie originale, de s'épanouir personnellement.

La responsabilité parentale se déplace alors de la défense d’un modèle moral, imposé de l’adulte à l’enfant, à la promotion d’un modèle de proximité et de réciprocité non hiérarchique, où chaque parent est chargé de créer un environnement propice à l’individualisation de l’enfant. La nouvelle figure du parent devient celle d’un coach révélant le potentiel de l’enfant, qui l’entraîne à donner le meilleur de lui-même, à rentabiliser son capital humain. Cette figure du bon parent, en tant qu’entraîneur, suppose des dispositions à la souplesse, de la flexibilité, de l’autocontrôle, tout comme la nouvelle figure du «bon cadre», dispositions emblématiques demandées aux managers à l’heure de ce que certains sociologues nomment le nouvel esprit du capitalisme.

Une diffusion inégale du savoir éduquer
Aux vues de ces nombreuses mutations, les sociologues de l’UNIGE confèrent à la maltraitance le statut de révélateur: un révélateur à la fois de nouvelles définitions du bon parent et du nouveau statut associé à l’enfant. Mais également un révélateur de la question sociale contemporaine. En effet, la «maltraitance», qui comporte une dimension morale et pénale, cache également une dimension sociale, celle des inégalités sociales et culturelles contemporaines. Ce sont effectivement les familles les plus précaires qui sont repérées et qui font l’objet des interventions institutionnelles des différents services de l’Office de la jeunesse.

A cet égard, il ne s’agit en aucun cas pour les chercheurs genevois de critiquer la pratique quotidienne des acteurs institutionnels, une pratique qu’ils savent être délicate, complexe et particulièrement ingrate (étant donné qu’on les accuse soit «d’en faire trop», soit de «ne pas en faire assez»). Bien conscients de leur propre appartenance à ces classes moyennes et privilégiées, les sociologues partagent à l’évidence ces nouvelles normes éducatives. Cependant, ils savent aussi que l’évolution des normes du savoir éduquer ne se diffusent pas de manière égalitaire au sein de la structure sociale, et que ce sont les classes populaires qui ont le plus de difficulté à s’adapter à ces nouvelles normes et à la définition du bon parent, des critères élaborés par et pour les classes moyennes. Il est impératif de prendre conscience de cette diffusion inégale du savoir éduquer au sein de la structure sociale.

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23 novembre 2005
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