7 avril 2022 - Alexandra Charvet

 

Analyse

«Sans écrans à l’école, toutes les opportunités apportées par les outils numériques sont perdues»

Face au débat parfois vif sur l’introduction de l’éducation numérique dans les écoles, une conférence passe en revue trois décennies de recherche sur le potentiel pédagogique des technologies numériques.

 

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Le travail collaboratif figure parmi les atouts de technologies numériques. Image: Syda Productions

 

Le 18 mars dernier, le Grand Conseil genevois soutenait, par 60 voix contre 21, une pétition réclamant un moratoire sur la formation à l’aide de tablettes à l’école primaire. Pourquoi une telle frilosité alors que, devant l’omniprésence des technologies de l’information et de la communication dans nos sociétés, la grande majorité des pays ont décidé d’intégrer l’apprentissage de compétences numériques dans les cursus scolaires, et cela, dès le plus jeune âge? Le débat se focalise souvent sur des questions relatives à la prévention en ignorant les résultats des recherches sur le potentiel pédagogique de ces technologies. Professeure à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation et directrice de l’unité TECFA (Technologies de formation et apprentissage), Mireille Bétrancourt proposera, lors d’une conférence du Centre Jean Piaget le 13 avril prochain, des pistes pour le choix de ressources numériques et d’équipements en contexte scolaire. Entretien.

 

LeJournal: Quels sont les principaux résultats des recherches menées sur le potentiel pédagogique des technologies numériques?
Mireille Bétrancourt:
Ces technologies ne sont pas des solutions magiques pour améliorer les résultats des élèves, mais elles ne sont pas non plus néfastes. La recherche a en effet montré qu’on ne peut pas faire de liens directs entre la présence d’écrans et des effets sur les apprentissages. Cela dépend des utilisations qui en sont faites. La règle du 3-6-9-12 élaborée par le psychiatre Serge Tisseron, qui recommande certaines durées et types d’écran selon les âges n’est pas fondée sur des travaux scientifiques. Elle est le fruit de résultats qui ont été extrapolés et induit une ambiance sociale qui culpabilise énormément les parents, très inquiets depuis. L’école est devenue frileuse et on n’ose plus se poser la question de ce qu’on peut faire d’intéressant avec les technologies numériques.

 

Comment ces technologies peuvent-elles donc améliorer les apprentissages?
Il s’agit d’abord de réfléchir à ce qui peut être fait de mieux que ce qui existe déjà. Il ne sert par exemple à rien de faire du coloriage sur des tablettes. Le numérique possède quatre atouts pour le fonctionnement humain. Le premier, c’est qu’il est possible de stocker des informations pour les réutiliser par la suite. Le potentiel pédagogique pour la production de textes par exemple est énorme. Deuxième atout: le partage et le travail collaboratif. Pour exemple, Wikipédia est une magnifique aventure humaine. En troisième position, l’interactivité liée au traitement intelligent de l’information. Les réponses des élèves sont traitées automatiquement, ce qui se révèle particulièrement intéressant pour l’entraînement des compétences fondamentales comme la lecture, l’écriture ou le calcul. Chaque élève peut progresser à son rythme et des exercices qui correspondent exactement à ses difficultés lui sont même proposés. De son côté, l’enseignant, au lieu de passer du temps à corriger, peut repérer grâce aux tableaux de bord de ces outils les difficultés spécifiques à chacun d’entre eux lui permettant ensuite d’effectuer une remédiation personnalisée ou de donner des exercices complémentaires. Par ailleurs, il a été montré que les élèves passent volontiers plus de temps à faire des exercices de français ou de maths quand ceux-ci sont corrigés automatiquement. Enfin, quatrième atout, le multimédia, avec le son, le visuel et le tactile qui facilitent la concentration. Un-e enfant qui a des difficultés d’attention aura plus tendance à rester concentré-e sur un outil pédagogique numérique. Mais attention, celui-ci doit être conçu en prenant en compte la didactique de la discipline et les aspects pédagogiques. Il ne s’agit pas juste d’exercices réussis ou ratés, il doit y avoir une progression pédagogique et des tableaux de bord permettant à l’enseignant-e de suivre ce que fait l’élève.

 

Ces technologies ont-elles aussi des atouts pour les enfants en difficulté scolaire?
Bien sûr. L’entraînement des compétences fondamentales apporte déjà beaucoup. Par ailleurs, ces outils sont très souvent personnalisables en termes d’affichage. Enfin, le tactile est une modalité qui permet de décharger de l’effort de l’écriture les enfants qui présentent des problèmes de praxie. Ces derniers/ères ont bien sûr aussi besoin de s’entraîner à la graphie, mais si l’objectif est d’entraîner la conjugaison ou le comptage, cela a tout son sens.

 

Quelles sont les conditions nécessaires pour que l’introduction du numérique à l’école soit un succès?
En 2015, une étude de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) montrait une corrélation négative entre la présence d’outils numériques dans les classes et les résultats des élèves, mais la causalité n’était pas claire. Cette étude révèle surtout que des facteurs d’appropriation sont nécessaires. Ce n’est pas parce qu’on met des écrans et des ordinateurs à l’école que ça va marcher. Il faut d’abord former les enseignant-es, puis leur apporter un soutien institutionnel qui consiste en la mise à disposition de personnes ressources et de matériel adapté. Il faut du temps pour que les enseignant-es puissent prendre en main une panoplie d’outils à utiliser pour des degrés particuliers et pour des apprentissages spécifiques et se sentir à l’aise.

 

L’association «Réfléchissons à l’usage du numérique et des écrans – RUNE-Genève», qui a initié le moratoire sur le numérique à l’école, dit baser ses observations sur des études scientifiques. Qu’en est-il?
Leurs constats s’appuient sur des études corrélationnelles. Mais dès qu’un certain nombre de données sont collectées, toutes sortes de corrélations peuvent être effectuées. Le problème vient de l’extrapolation de la causalité. Une corrélation négative est en effet bien observée entre le temps passé devant les écrans et le développement cognitif. Elle n’est pas arbitraire, mais liée à un usage excessif. Si l’on passe plus de sept heures devant un écran quand on a 6 ans, le problème, ce n’est pas l’écran…. Ces études ont par contre montré que lorsque la nature des activités réalisées avec l’écran est prise en compte, les résultats sont inversés. Si les programmes sont éducatifs ou adaptés à l’âge, une corrélation positive est observée avec le développement cognitif de l’enfant. Par contre, là où une corrélation négative existe, c’est avec le temps passé par les parents sur les écrans… On retombe sur quelque chose de relativement évident: l’enfant a besoin de stimulations pour se développer. RUNE cite aussi des études qui montrent un effet des écrans sur le cerveau. Mais tout a un impact sur le cerveau! L’apprentissage de la lecture a, par exemple, une incidence très forte.

 

Quels sont les risques d’un tel moratoire?
Sans écrans à l’école, toutes les opportunités apportées par ces outils seront perdues. De plus, l’hétérogénéité déjà très forte entre des enfants qui ont la chance de se développer dans un environnement qui leur fait découvrir des usages critiques et des enfants qui n’y ont pas accès va augmenter. L’étude MIKE 2019 (Zurich School of Applied Sciences) montrait que les enfants dès 6 ans ont majoritairement accès aux tablettes. Cela signifie que s’il n’y en a pas dans les écoles, on laisse aux parents la responsabilité de l’éducation aux outils numériques et certains n’en ont pas forcément les capacités. Enfin, les politiques ont aussi fondé leur décision sur le fait que ces technologies deviennent rapidement obsolètes. Il est en effet important de trouver des solutions en termes de coûts. Les tablettes, par exemple, peu onéreuses, s’adaptent très bien à un fonctionnement en ateliers. Ainsi six tablettes s’avèrent suffisantes pour une classe.

FAUT-IL PLUS D’ÉCRAN À L'ÉCOLE? L’ÉCLAIRAGE DES RECHERCHES SUR L’ACCEPTABILITÉ DES TECHNOLOGIES

Conférence de Mireille Bétrancourt, professeure à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation et directrice de TECFA (Technologies de formation et apprentissage)

Mercredi 13 avril | 18h15 | Uni Mail, salle M1170 ou en ligne

 

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