19 mai 2022 - Jacques Erard

 

Analyse

Vingt ans après le rapport Bergier, beaucoup reste à explorer

Pour marquer les 20 ans de la publication du rapport Bergier, la Maison de l’histoire (MdH) invite, le mardi 24 mai, l’historien Marc Perrenoud de la Commission indépendante d’expert-es Suisse-Seconde Guerre mondiale (1996-2002). Entretien avec Sébastien Farré, directeur exécutif de la MdH, qui a rédigé une thèse de doctorat en parallèle des recherches ayant mené à cette publication.

 

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© Chappatte dans Le Temps (mars 2002), Suisse.


En mars 2002, la Commission indépendante d’expert-es nommé-es en 1996 par la Confédération pour faire la lumière sur l’affaire des fonds juifs en déshérence publie la version finale de son rapport: un travail colossal de quelque 11'000 pages rédigées avec la collaboration de plus de 120 chercheurs et chercheuses. Dirigée par l’historien Jean-François Bergier, décédé en 2009, la Commission fait la lumière sur la restitution des biens placés dans des banques suisses avant et pendant la Deuxième Guerre mondiale par des juifs victimes du nazisme. Leur restitution est alors réclamée par des héritiers qui se heurtent à une fin de non-recevoir des banques suisses, promptes à minimiser l’ampleur de ces placements. La polémique enfle rapidement à partir de 1995. L’image de la Suisse est écornée, ce, d’autant plus que des critiques vis-à-vis de la politique de la Confédération à l’égard des réfugié-es fuyant le nazisme refont surface, un certain nombre d’entre elles et d’entre eux ayant été refoulé-es avant d’être envoyé-es à Auschwitz. Autant de zones d’ombre dans l’attitude de la Suisse que la Commission a pour mandat d’éclaircir.

Pour marquer les 20 ans de la publication de ce rapport, la Maison de l’histoire (MdH) a invité l’historien Marc Perrenoud, conseiller scientifique de la Commission. «Il s’agit du collaborateur qui a été le plus proche de Jean-François Bergier, un spécialiste de l’histoire financière de la Suisse», précise Sébastien Farré, directeur exécutif de la MdH, qui a lui-même rédigé une thèse en parallèle des travaux de la Commission en tant que jeune chercheur. «C’est à ma connaissance la première fois qu’il s’exprimera à l’Université de Genève dans le cadre d’une conférence grand public au sujet du rapport et nous nous réjouissons beaucoup de l’accueillir.» Son intervention sera introduite par l’ancienne conseillère fédérale Ruth Dreifuss.

 

Le Journal: Dans quel contexte la Commission a-t-elle été créée?
Sébastien Farré: Le mandat du Conseil fédéral donné aux historien-nes était le résultat de pressions extérieures qui plaçaient la Suisse dans une situation délicate sur le plan diplomatique et politique. Il s’agissait à la fois d’apporter des réponses scientifiques à des questions débattues au niveau international et de montrer que la Suisse était capable de faire face à son passé, alors qu’elle était accusée de ne pas avoir assumé ses responsabilités historiques et de ne pas avoir fait preuve d’honnêteté, ni à l’égard des victimes du nazisme ni au sujet de ses relations avec le Troisième Reich durant la Deuxième Guerre mondiale.

Pourquoi a-t-il fallu attendre si longtemps pour débattre de ces questions?
Ce silence était, pour beaucoup, lié au contexte de la guerre froide. Une réflexion critique sur le rôle de la Suisse durant la Deuxième Guerre mondiale avait été menée par des historien-nes dans les années 1970 et 1980. Le film La barque est pleine du cinéaste Markus Imhoof en 1981, qui raconte le destin d’un groupe de réfugié-es juifs/juives refoulé-es par les autorités, avait fait un certain bruit. Mais ces démarches étaient très vite assimilées à du gauchisme, ce qui, dans le contexte de la guerre froide, avait pour conséquence de les disqualifier auprès d’une bonne partie de l’opinion publique. Ensuite, au milieu des années 1990, le monde a soudain pris conscience que les derniers/ères victimes de cette période étaient en train de disparaître et qu’il y avait une certaine urgence à répondre à leur questionnement. Malgré cela, la création de la Commission a été dénoncée dès le départ. Une partie de la droite a estimé que le Conseil fédéral avait cédé à des pressions extérieures, notamment des États-Unis et d’Israël, que la démarche était trop coûteuse et disproportionnée.

Au milieu de ces critiques, le travail des historien-nes a-t-il pu être mené dans de bonnes conditions?
Le cadre officiel facilitait l’accès aux archives fédérales, ce qui était une bonne chose. Mais cela a parfois été plus compliqué au niveau cantonal. Et, surtout, les conditions n’étaient pas idéales lorsqu’il s’est agi d’enquêter auprès des entreprises et notamment des banques. Les historien-nes avaient accès à leurs archives mais dans un temps limité. Elles et ils n’avaient pas le droit de faire des photocopies ou des photos, ni de venir avec des ordinateurs et devaient donc se contenter de crayons et de papier. Les banques n’ont à mon avis pas compris les enjeux et l’intérêt de jouer carte sur table.

Quelles ont été les réactions des autorités et du public quand le rapport est sorti?
Pour les autorités fédérales, cela a représenté un moment important de la réponse à la crise. Cette publication a été très bien accueillie du point de vue international, scientifique et diplomatique. La Suisse est passée du statut de mauvaise élève à celui d’un pays qui a effectué sur son passé un travail reconnu. Une base de données a été mise en place sur la question des réfugié-es. Par contre, le rapport a continué de polariser l’opinion publique en Suisse. Une partie des politicien-nes et des citoyen-nes a considéré qu’il s’agissait d’un travail d’historien-nes militant-es, que la Suisse avait été victime d’une forme de lynchage. Des contre-rapports ont même été produits, visant à saper le travail de la Commission. Face à ces attaques, les défenseurs/euses du rapport estimaient nécessaire de remettre en cause l’image héroïque d'une Suisse au-dessus de tout soupçon durant la Deuxième Guerre mondiale.

Comment évaluez-vous aujourd’hui l’impact de ce travail?
Il a permis une importante réflexion sur la manière d’enseigner l’histoire suisse récente, surtout dans les écoles. Il a eu un impact sur le rapport des Suisses et Suissesses au monde et sur la neutralité. Il constitue également un apport substantiel du point de vue de l’historiographie contemporaine sur la Suisse. Le rapport Bergier s’est imposé comme un label de qualité. Il a exploré en profondeur la position financière et économique de la Suisse vis-à-vis du Troisième Reich. Pour les jeunes chercheurs/euses qui ont participé à la rédaction, cela a représenté un travail très technique, sur les échanges économiques, les quantités d’or et le nombre de trains qui transitaient entre l’Allemagne et la Suisse, parfois via l’Espagne. C’était très formateur sur une question qui a beaucoup mobilisé. Une partie de ce travail a d’ailleurs donné lieu à des thèses. Par contre, on peut regretter le manque de suivi.

Que voulez-vous dire?
Cet engagement scientifique énorme, sur une durée relativement courte pour un projet de cette ampleur, n’a pas été lié à une recherche plus pérenne. Il n’a pas débouché sur des nominations de professeur-es ou sur la création de laboratoires dédiés à ces questions dans les universités, alors qu’il reste beaucoup d’aspects à explorer. Et ses traductions dans l’espace public sont rares. À Genève, il y a eu une exposition temporaire, quelques informations sur les bornes et les chemins qu’utilisaient les réfugié-es pour traverser la frontière, un petit monument devant l’école des Cropettes qui rappelle qu’elle a servi de camp d’hébergement. Mais cela reste très modeste par rapport à ce qui a été fait dans d’autres pays. Dans les musées, cet épisode est pratiquement invisible. Il manque indéniablement un lieu patrimonial proposant une réflexion sur le passé de la Suisse durant la Deuxième Guerre mondiale. Personne d’ailleurs n’a écrit la biographie de Ruth Dreifuss, première femme présidente de la Confédération et ministre de l’Intérieur au moment de la rédaction du rapport, qui est elle-même issue d’une famille juive de Saint-Gall. C’est étonnant. Et en même temps très suisse. Rien n’illustre mieux cette persévérance du non-dit que le monument Mandela qui a été inauguré en 2015 à Genève, sans aucune mention du soutien de la Suisse au régime de l’apartheid.

Le rapport Bergier 2002-2022. Quel bilan? 
Conférence de Marc Perrenoud
Modération: Adrià Burdy Carbó, journaliste Public Eye
Uni Bastions, auditoire B 106
Mardi 24 mai - 18h30

L’historien du système bancaire helvétique

Né en 1956 à Saint-Agrève, en France, Marc Perrenoud grandit en partie en Algérie. Au moment de l’indépendance du pays, il quitte le soleil d’Oran pour rejoindre les vallons brumeux du Jura neuchâtelois. Il se lance alors dans des études d’histoire, de philosophie et de littérature française à l’Université de Neuchâtel. Puis il vient à l’Université de Genève, où il rédige une thèse de doctorat sous la direction d’Antoine Fleury et de Jean-Claude Favez intitulée Banquiers et diplomates suisses dans un monde en guerres (1938-1946), tout en effectuant divers mandats dans le cadre de la recherche historique. Il collabore à la publication des Documents diplomatiques suisses, volumes 13 (1939-1940) à 17 (1947-1949). Ses publications dans le domaine des relations économiques internationales, de la politique extérieure, du système bancaire suisse font référence. En 1997, il est nommé conseiller scientifique de la Commission indépendante d’expert-es Suisse – Seconde Guerre mondiale. «Marc Perrenoud a joué un rôle central dans les travaux de la Commission, souligne Sébastien Farré. Les pourfendeurs/euses du rapport ont tenté de lui coller l’étiquette d’un historien engagé politiquement, alors qu’il a tout d’un scientifique très scrupuleux, doté d’une connaissance exceptionnelle des sources. Il est resté un personnage discret qui n’a pas obtenu toute la reconnaissance qu’il méritait. Je pense qu’il aura beaucoup de choses à nous raconter.»

 

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