Campus n°143

« Avec le solaire, on décarbone la Suisse en trente ans »

04INVRA18_portrait_0077_1.jpg

Le photovoltaïque représente-t-il la solution énergétique de demain ? Oui, en grande partie, répond Christophe Ballif, professeur à l’École polytechnique fédérale de Lausanne et directeur du PV-center du Centre suisse d’électronique et de microtechnique (CSEM) de Neuchâtel. Il était invité en septembre à Genève pour présenter sa vision aux chercheurs et chercheuses de l’Institut des sciences de l’environnement. Interview.

Campus : Est-ce que l’énergie photovoltaïque est à même de subvenir à l’ensemble des besoins en électricité de la Suisse ?

Christophe Ballif : Techniquement, oui. Rien qu’en utilisant les toits et les façades des bâtiments existants pour y installer des modules solaires, on pourrait produire davantage d’électricité que ce que la Suisse consomme. Si on exploite d’autres espaces comme les lacs de barrage, les bords d’autoroutes et de voies de chemins de fer ou encore les parkings, on peut même faire beaucoup mieux. En fait, le potentiel photovoltaïque est si grand qu’il peut couvrir non seulement nos besoins en électricité mais aussi ceux en énergie totale.


Comment cela ?

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’énergie solaire est une énergie dense. Un mètre carré en Suisse récolte par année quasiment autant d’énergie provenant du soleil qu’un baril de pétrole (159 litres) peut en produire. Et les meilleurs panneaux solaires nous permettent d’en transformer plus de 20%. Sachant cela, si l’on veut substituer par du photovoltaïque non seulement toute l’énergie d’origine nucléaire mais aussi toute l’énergie d’origine fossile consommée dans notre pays, il faudra installer l’équivalent d’une puissance de 50 gigawatts (GW, milliards de watts) de panneaux solaires. Avec la technologie actuelle, cela revient à couvrir de modules une surface d’environ 250 km2, soit moins de 10% de la superficie occupée par les habitations et les infrastructures en Suisse.


Cela risque de prendre un certain temps…

Pas nécessairement. L’objectif à atteindre est la neutralité carbone en 2050 afin que la Suisse puisse respecter son engagement de limiter le réchauffement global à 2°C, comme le précisent l’Accord de Paris sur le climat. Au vu des derniers chiffres, on installera probablement au total l’équivalent de 400 mégawatts (MW, millions de watts) de panneaux solaires en Suisse en 2020. Si on continue à ce rythme durant trente ans, on arrivera à 12GW en 2050. C’est bien mais ce n’est pas assez. Aucun obstacle technologique ni industriel ne s’oppose toutefois à multiplier cette cadence par trois ou quatre dans un futur proche. En d’autres termes, en trente ans, on décarbone la Suisse. Il faudra toutefois remplir quelques autres conditions en même temps…


Lesquelles ?

Notre consommation énergétique doit massivement basculer vers l’électricité. Il faut, entre autres, passer de la voiture à essence à la voiture électrique et assurer le chauffage de nos bâtiments, par exemple grâce à des pompes à chaleur, du chauffage à distance (provenant d’usines d’incinération, de géothermie, de biomasse, etc.), etc. Il existe par ailleurs déjà des prototypes d’avions électriques ou à hydrogène (pour les long-courriers). Ces mouvements sont déjà lancés. Il ne reste plus qu’à les aider à s’imposer. En trente ans, cela peut fonctionner. Et bien sûr, il faut économiser et optimiser l’énergie partout où c’est possible et en particulier dans les bâtiments.


Installer 250 km2 de panneaux solaires, ça coûte cher ?

Pas du tout. Ce qui nous coûte de l’argent, et c’est une certitude, c’est d’acheter du pétrole, du gaz naturel, voire du charbon. Nous dépensons chaque année des milliards de francs pour ces produits dont la combustion est responsable de l’augmentation du taux de gaz à effet de serre dans l’atmosphère et donc du réchauffement global. Ces sommes suffiraient à installer des dizaines de kilomètres carrés de panneaux solaires chaque année. On peut d’ailleurs comparer les coûts d’importation des deux sources d’énergie. Si nous achetions nos panneaux solaires sur le marché international, chaque kilowattheure (kWh, unité d’énergie) importé nous coûterait 1 centime. L’essence (à 50 centimes le litre) nous coûte, quant à elle, 15 centimes par kWh effectif. Conclusion : nous continuons à payer 15 fois plus en importation pour une énergie qui pollue et détruit notre climat. N’est-ce pas absurde ? De plus, pour le photovoltaïque, l’essentiel de la chaîne de valeur comme l’engineering et l’installation se trouve en Suisse. De quoi créer des milliers de places de travail supplémentaires.


Comment se porte le marché du photo-­­voltaïque ?

Tous les voyants sont au vert. Fin 2019, la capacité mondiale installée se montait à 630 GW. L’Europe, en particulier l’Allemagne, a été la première à se lancer dans l’installation de masse, suivie (et dépassée depuis) par l’Asie, Chine et Japon en tête. En tout, l’année dernière, 700 km2 de panneaux ont été déployés dans le monde. C’est 4 fois plus qu’en 2013. En Suisse, le solaire pourvoit à plus de 4% de l’électricité consommée. Cette production à grande échelle de modules solaires, alliée aux développements technologiques et industriels, fait baisser les prix de manière constante depuis des décennies. Les entreprises ont par exemple réussi à améliorer la découpe des lingots de silicium en plaquette en utilisant des fils recouverts de diamant. Avec la même quantité de matière première, elles arrivent ainsi à débiter 60% de plaquettes en plus. De son côté, la recherche, à laquelle mon groupe du CSEM participe activement, a permis d’augmenter le rendement des modules en moyenne de 14% en 2006 à près de 20% à fin 2020. Résultat, aujourd’hui, le watt de module solaire «standard» (qui produit environ 1kWh par an quand il est installé en Suisse) coûte entre 20 et 30 centimes, soit 30 à 50 fois moins qu’il y a trente ans**. On peut acheter un panneau d’1 m2 pour 44 francs. En Allemagne, l’énergie solaire est devenue la moins chère (à environ 4 centimes le kWh). Elle est carrément imbattable dans des pays du sud de l’Europe ou dans les régions très ensoleillées comme Dubaï, l’Arabie saoudite ou le Mexique où des appels d’offres fixent le tarif à 2 centimes le kWh. En 2020, pour la première fois depuis vingt ans, l’Association internationale de l’énergie, qui a toujours minimisé l’importance du solaire, a indiqué dans son rapport que «The new king of energy is solar ».


Cela semble d’autant plus vrai qu’il existe désormais aussi des panneaux « esthétiques ».

Des progrès énormes ont en effet été réalisés dans l’intégration architecturale des panneaux solaires. Ils existent sous forme de tuiles noires, par exemple, qui contrefont parfaitement un toit moderne. Les rendements sont devenus tellement bons, plus de 22% pour certains modèles, et la technologie tellement bon marché que l’on peut désormais couvrir les modules avec un revêtement blanc ou coloré qui n’arrête qu’une partie du rayonnement solaire. On divise par deux le rendement mais cela permet de fabriquer des panneaux terracotta pour se fondre dans les anciennes toitures, de faire des immeubles blancs mais solaires, ou encore d’imprimer sur la surface des modules des images, des motifs, bref tout ce que l’on veut.


Le problème avec le photovoltaïque, c’est que le soleil ne brille pas tout le temps. Comment gère-t-on les périodes de nuit, de mauvais temps et d’hiver ?

S’il n’y avait que l’alternance du jour et de la nuit, on pourrait compter en grande partie sur le système de pompage/turbinage des barrages alpins pour réguler les différences entre l’offre et la demande en Suisse. En cas de déploiement massif du photovoltaïque, il est toutefois nécessaire de prendre des mesures plus importantes pour amortir la saison hivernale. On peut installer plus de panneaux, en particulier sur les façades exposées, qui deviennent plus intéressantes dans cette période car le soleil est plus bas dans le ciel. Rehausser certains barrages peut aider aussi. La Suisse n’est cependant pas une île et s’il subsiste un creux hivernal, il faut se rappeler que le pays est déjà complètement connecté au système électrique européen. Nous importons aujourd’hui autant d’électricité que nous en exportons et ce, dans des quantités impressionnantes. Viser l’autarcie dans ce domaine n’a pas de sens. Dans le contexte européen, le scénario de décarbonisation correspond à une prépondérance des énergies solaires et éoliennes, couplées aux barrages et à la biomasse. Avec ces quatre sources principales, on peut équilibrer les variations de demande et d’offre entre l’été et l’hiver. Toutefois, pour une bonne gestion du système énergétique, il faudrait encore ajouter au moins deux éléments.


Lesquels ?

D’abord, la baisse du prix de l’énergie solaire et éolienne permettra de fabriquer de l’hydrogène (grâce à l’électrolyse) à un coût intéressant. Ce gaz peut jouer un rôle pour les processus industriels, notamment quand il s’agit de produire de la chaleur importante, comme dans la sidérurgie ou dans les cimenteries. Il est également facile à stocker et il peut ensuite servir à reproduire de l’électricité si nécessaire car les centrales à gaz les plus modernes sont compatibles avec l’hydrogène.


Est-ce que l’hydrogène pourrait aussi servir comme carburant pour les voitures ?

Oui, mais il semble que l’industrie automobile a fait son choix qui est clairement celui de la voiture électrique. Cela n’empêche pas le développement de véhicules à hydrogène pour des marchés importants, par exemple certains poids lourds ou pour des trajets très longs et sans ravitaillement. Le fait de fabriquer de l’hydrogène grâce à l’électricité (on abandonnerait bien sûr la filière du gaz naturel, source fossile), de remplir un réservoir puis de faire fonctionner une pile à combustible pour créer de l’énergie mécanique fait perdre la moitié de l’énergie de départ. Quand c’est possible, il est plus intéressant d’utiliser directement un moteur électrique au rendement proche de 100%.


De quoi faut-il encore tenir compte pour arriver à un bon système énergétique ?

Le réseau électrique du futur nécessitera plus d’intelligence et de gestion active. Il faudra également des techniques de stockage sous forme électrochimique, c’est-à-dire des batteries. En connectant des batteries aux points de congestion du réseau électrique, on peut baisser la charge durant quelques heures de pointe, par exemple, quand il y a trop d’électricité sur les lignes à haute tension, puis réinjecter du courant plus tard quand c’est nécessaire. Ce genre de dispositifs est indispensable pour le bon fonctionnement d’un système qui dépend des énergies renouvelables, fluctuantes, mais prévisibles. Les développements technologiques dans les batteries sont d’ailleurs tout aussi rapides que dans le domaine des cellules solaires. Le kWh stocké dans une batterie lithium-ion coûtait plus de 900 dollars en 2011. Il est tombé à 135 dollars en 2020. Des scénarios clairs montrent que la combinaison entre les batteries et le pompage/turbinage des barrages permettra d’équilibrer un réseau européen décarboné à l’horizon 2050.


L’énergie « grise » nécessaire pour fabriquer les cellules photovoltaïques est-elle importante ?

Non. Après un an ou un an et demi en Suisse, un module photovoltaïque a produit l’équivalent de l’énergie nécessaire à sa fabrication, de l’extraction du silicium à son installation sur un toit. Et son fonctionnement est garanti pour vingt-cinq à trente ans. On peut aussi calculer le bilan CO2 d’un tel dispositif. S’il est fabriqué en Chine par un producteur qui n’utiliserait que de l’électricité charbonnée, le panneau générerait durant toute sa durée de vie un kWh équivalent de 30 à 40 grammes de CO2 (à titre de comparaison, une centrale au charbon produit plus de 900 g de CO2 par kWh). Si on le fabrique de manière plus propre, on descend à environ 15 g par kWh. Et si, dans un futur proche, on parvient à mettre en place un système énergétique totalement décarboné, cette quantité avoisinera évidemment le zéro.


Pour mettre en place le système énergétique dont vous parlez, il faudra beaucoup de matières premières et donc des mines dont l’exploitation pose des problèmes environnementaux, de droits humains et de ressources. Qu’en pensez-vous ?

Il est évident que la pression des consommateurs et des entreprises sur les sociétés minières doit se poursuivre pour obliger ces dernières à adopter de bonnes pratiques à tous les égards. Il en va de même pour les minerais utilisés dans les énergies renouvelables et c’est d’ailleurs justement grâce à cette filière que la pression monte sur les groupes miniers. Mais il ne faut surtout pas comparer les problèmes d’exploitation minière à ceux que l’on cherche à résoudre, à savoir les conséquences du changement climatique, qui sont incommensurablement plus dévastateurs. Quant à la limitation des ressources, les panneaux solaires sont essentiellement fabriqués en silicium, qui est l’élément le plus abondant de la croûte terrestre. Les batteries actuelles contiennent du lithium, dont les ressources sont plus que suffisantes. On pourrait même se passer de cobalt si nécessaire, il existe déjà des alternatives avec du fer. Bref, il n’y aura jamais de limitation des matières premières pour le photovoltaïque ou pour les batteries. C’est un mythe. La filière connaîtra certes des goulets d’étranglement à certains moments. Jusqu’à ce qu’on ouvre de nouvelles mines ou que l’on introduise d’autres matériaux, déjà validés en laboratoire.


Comment convaincre la société que c’est la bonne voie à emprunter ?

Les outils aux mains des décideurs sont nombreux. Pour favoriser le recours à l’énergie renouvelable, ils peuvent aller de l’interdiction de certaines pratiques (notamment de la vente de voitures à essence d’ici à 2030, par exemple) à l’obligation d’autres (intégrer des panneaux solaires sur tout nouveau bâtiment, isoler les bâtiments, etc.) en passant par des encouragements tels que des tarifs de rachats préférentiels pour le courant vert ainsi que de vraies taxes sur le CO2. Il faut aussi continuer à sensibiliser la population de telle manière que plus personne ne puisse simplement imaginer habiter dans une maison sans photovoltaïque, chauffée au mazout et avec du simple vitrage.


Que faites-vous des climato-sceptiques ?

Les climato-sceptiques sont comme les platistes. Remettre en cause la réalité du réchauffement global, du rôle joué par les gaz à effet de serre et donc des activités humaines, c’est exactement du même niveau intellectuel que de prétendre que la Terre est plate. Le réchauffement global est une réalité scientifique établie et il n’y a aucun autre modèle qui explique ce que l’on observe. La seule chose dont on débat encore est l’ampleur de la catastrophe annoncée.


Propos recueillis par Anton Vos

** Selon la taille et le type, le prix actuel des systèmes solaires complets en Suisse varie entre 0,8 francs par watt pour les grandes centrales et 2 à 4 francs par watt pour les petits systèmes intégrés en toiture.