Campus n°145

Les graffitis ornent les frontières de Dheisheh

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Une jeune géographe s’est rendue en Palestine pour étudier le phénomène des graffitis dans un camp de réfugiés de Cisjordanie. Elle en tire une thèse, un documentaire et un livre. Récit.

«Aujourd’hui, nous avons filmé le camp et nous avons marché sur son sang. » Clémence Lehec écrit ces mots le 5 avril 2017 au retour d’une marche dans le camp de réfugiés palestiniens de Dheisheh, à l’ouest de la ville de Bethléem, dans les territoires occupés par l’État d’Israël en Cisjordanie. Doctorante à la Faculté des sciences de la société, la chercheuse est alors au milieu de son travail de thèse portant sur les graffitis ornant les murs de ce quartier érigé il y a plus de 70 ans pour recevoir les personnes expulsées de leurs villages par la guerre de 1948. Dans ce cadre, elle coréalise avec la cinéaste palestinienne Tamara Abu Laban un documentaire (Les murs de Dheisheh*) sur les graffeurs et leur pratique. C’est durant le tournage de ce film que Clémence Lehec foule ce matin-là les taches du sang versé sur la chaussée par un jeune homme de 23 ans, blessé par balles lors d’un raid de l’armée israélienne la nuit précédente. Comme la jeune géographe le rapporte dans son livre qui vient de sortir (Sur les murs de Palestine, filmer les graffitis aux frontières de Dheisheh*), à l’endroit même du drame, les portraits de deux personnages sont peints sur un mur. Sur le front de l’un est dessiné un impact de balle. Celui de l’autre est percé d’un vrai trou, peut-être bien causé par une balle tirée cette nuit-là.


Insécurité permanente

Pour les besoins de sa recherche, Clémence Lehec s’est rendue à six reprises en Palestine entre 2013 et 2018. Au cours de ces séjours, elle a eu plus d’une fois l’occasion de constater de ses propres yeux ou par les témoignages qu’elle a recueillis la réalité des incursions de l’armée israélienne dans les territoires palestiniens et du sentiment d’insécurité permanent qu’elles provoquent. Les graffeurs sont particulièrement exposés par le simple fait qu’ils se trouvent dans les rues du camp la nuit, aux heures où les descentes ont habituellement lieu. La chercheuse genevoise, qui a suivi à plusieurs reprises les jeunes Palestiniens dans leurs expéditions nocturnes, a elle-même partagé cette peur. À partir de cette réalité et de ses propres observations, elle a forgé le concept de « frontières de Damoclès », ces frontières mobiles, parfois personnifiées par les soldats israéliens qui pénètrent brutalement dans les quartiers, les maisons, les chambres à coucher pour arrêter des individus, le plus souvent de jeunes hommes.
« Cette expression rappelle le danger permanent qui plane sur la vie des individus qui habitent dans ces camps, explique-t-elle. Il est possible à tout moment de voir cette frontière mobile se refermer sur soi, c’est-à-dire d’être fait prisonnier. L’expression évoque aussi plus concrètement les corps eux-mêmes qui se situent justement sous cette frontière et sur lesquels elle peut s’abattre, à l’image de la fameuse épée de Damoclès. Car, en s’actualisant, la frontière peut porter atteinte à l’intégrité des corps qu’elle contrôle. Elle est tellement violente qu’elle inclut la potentialité de la mort. »
Le graffiti sous la frontière La raison de la présence de Clémence Lehec dans ce coin du monde en proie à une violence importante résulte d’abord du choix d’un sujet de recherche plutôt que de celui d’un lieu. Alors qu’elle est encore étudiante à l’Université de Paris I, intriguée par le phénomène des graffitis, elle a l’idée d’essayer de comprendre une ville en lisant ce que ses murs racontent. L’objet de recherche ne paraît cependant pas suffisamment sérieux aux yeux de ses professeurs. Elle réoriente alors son projet en y ajoutant le concept géopolitique, réputé plus noble qu’est la frontière, tout en conservant le thème des graffitis.
« Je me suis lancée dans une réflexion sur la question de la frontière à partir de cette pratique esthétique, explique-t-elle. Le fait de peindre sur les murs touche plusieurs limites, notamment celle de la légalité, ou celle des corps, car, dans certaines situations, les graffeurs peuvent se mettre en danger pour peindre. Ce n’est que dans un deuxième temps que j’ai choisi la Palestine comme terrain de recherche. Et ce, dans l’idée d’étudier un élément barrière, en dur, qui sert notoirement de support à des graffitis : le mur de séparation. »
Construite par l’État israélien de manière illégale au regard du droit international, cette barrière de 700 kilomètres serpente parfois profondément à l’intérieur de la Cisjordanie. Seules certaines portions sont construites avec des pans de béton hauts de 8 à 10 mètres.
En se rendant sur place une première fois en 2013 pour son travail de master, Clémence Lehec comprend rapidement que les graffitis qui ornent le mur de séparation sont en réalité le fait de dessinateurs étrangers. Les créations des Palestiniens, il faut les chercher ailleurs : à l’intérieur des camps de réfugiés, à l’instar de celui de Dheisheh que Clémence Lehec, venue entre-temps à Genève, choisit comme terrain d’investigation pour une thèse qu’elle commence en 2015 sous la codirection de Frédéric Giraut, professeur au Département de géographie et environnement (Faculté des sciences de la société) et d’Anne-Laure Amilhat Szary, professeure à l’Université Grenoble-Alpes.


Hanthala et le pays perdu

Le graffiti palestinien a une histoire qui remonte aux années 1960, comme le rappellent des anciens du camp interrogés dans le documentaire de Tamara Abu Laban et de Clémence Lehec. Dans les années qui ont suivi la construction du camp de Dheisheh en 1949 en bordure de la route rejoignant Bethléem à Hébron, il n’y avait que des tentes et aucun mur pour écrire des slogans hostiles à l’ennemi. Mais dès la construction des premiers bâtiments qui accompagne l’arrivée des aides sociales et des premières épiceries en dur, des graffitis apparaissent, condamnant l’occupation israélienne. La pratique des graffitis se poursuit au cours des décennies suivantes en évoluant au gré des événements. Elle connaît notamment un regain très important lors de la première Intifada (un soulèvement palestinien qui a duré de 1987 à 1993) en réponse à la censure exercée par l’État israélien sur les médias traditionnels et pour appeler à la désobéissance civile. À cette époque, l’armée israélienne décide d’encercler Dheisheh avec un grillage en métal et des barbelés. De cet enclos aujourd’hui disparu, il ne reste qu’un tourniquet, témoin de cette période de forte répression.
Au début, on pouvait reconnaître l’appartenance politique de l’auteur d’un graffiti aux couleurs utilisées. Noir pour le Fatah (le mouvement de libération de la Palestine fondé par Yasser Arafat en 1959), rouge pour le Front populaire de libération de la Palestine (les communistes) et plus tard, vert pour le Hamas. Par la suite, ces codes se sont petit à petit perdus.
« Aujourd’hui, le thème le plus représenté par les graffeurs est celui des shuhada (martyrs), explique Clémence Lehec. Apparus sur les murs de Dheisheh dès les années 1980, ces portraits représentent des personnes mortes dans une confrontation avec l’État israélien, dans un affrontement ou comme victimes collatérales. Il s’agit le plus souvent de jeunes hommes originaires du camp. Pour les graffeurs, c’est une manière d’adresser un message aux soldats qui envahissent le camp et qui font face à ces regards. Un second motif, apparu assez récemment, est Hanthala. Il s’agit d’un personnage de caricature inventé par Naji al-Ali, dessinateur palestinien assassiné en 1987 à Londres. Hanthala est toujours représenté de la même façon, pauvrement vêtu, de dos, le regard porté vers le pays perdu. C’est un personnage qui s’est affirmé comme un symbole des réfugiés palestiniens et que la jeune génération de graffeurs a fait émerger sur les murs. »

Limites, limites

Pour réaliser sa thèse, Clémence Lehec a elle-même dû franchir un nombre impressionnant de frontières. Certaines sont matérielles, comme la frontière à l’entrée de l’État d’Israël, celle qui permet de pénétrer en Cisjordanie ou encore les check-points sur les routes qui relient entre eux les confettis du territoire placé, depuis les accords d’Oslo en 1993, sous l’Autorité palestinienne.
Mais il a fallu aussi jouer avec les limites de la déontologie, comme elle le détaille dans son ouvrage. Elle a ainsi affirmé aux douaniers israéliens venir sur le territoire israélo-­palestinien en qualité de touriste et non en tant que chercheuse. Un mensonge qu’elle a dû réitérer à chaque séjour et qu’elle a parfois dû assumer au cours de plusieurs heures d’interrogatoire. Ce subterfuge, qui est largement répandu et peu questionné dans le monde académique, se révèle essentiel pour mener des recherches dans les territoires occupés. Déposer une demande de visa de recherche, extrêmement difficile voire impossible à obtenir, ne lui aurait en effet pas permis d’accéder au terrain.
Quant à la frontière de la langue, elle a appris quelques notions d’arabe, à l’aide d’un stage intensif d’un mois. « Ça m’a été utile pour comprendre le sens général des conversations mais pas assez pour pouvoir mener des entretiens, note-t-elle. Ces derniers ont été réalisés en anglais ou avec un interprète, sauf pour le film qui a été tourné en arabe. »

Peindre la nuit

Elle décide dès le début de sa thèse de trouver un logement à Bethléem plutôt que de s’installer directement dans le camp. Elle souhaite ainsi conserver une certaine distance avec son sujet d’étude mais son choix est aussi dicté par la peur. Celle-ci n’est pas tant le fait de la mauvaise réputation des camps (les Palestiniens eux-mêmes considèrent ces dédales de ruelles serrées en effet comme des endroits dangereux) mais plutôt aux risques liés aux incursions fréquentes de l’armée israélienne.
À quelques reprises, elle suit un groupe de jeunes peintres en pleine nuit pour observer leur travail. En général, ces derniers préparent de jour une portion de mur en couvrant les inscriptions anciennes avec de la peinture blanche. Ensuite, ils y retournent de nuit pour dessiner leur fresque en décalquant une image projetée sur la paroi. Ils essayent en principe de terminer le travail assez tôt pour ne pas s’exposer aux raids de l’armée qui ont souvent lieu entre 2 et 5 heures du matin.
C’est paradoxalement au cœur de Bethléem que Clémence Lehec vit son premier raid de près. À l’été 2016, en pleine nuit, l’armée israélienne effectue en effet une opération en plein centre-ville, ce qui est plus rare que dans les camps. Elle se fait réveiller par des bruits de tirs ou d’explosions. Comme le recommandent les autorités dans ce genre de situation, elle ne regarde pas par la fenêtre afin de ne pas risquer de se prendre une balle perdue. Avec cet épisode, elle comprend à quel point la violence et la peur font partie intégrante du rapport à l’espace palestinien.
Une peur que Clémence Lehec traite dans son travail de thèse et dont elle propose une géographie. « L’étude des émotions est essentielle pour comprendre l’espace », souligne-t-elle. Obtenue en 2019, la thèse de Clémence Lehec comprend d’ailleurs plusieurs innovations. En effet, en plus de se situer dans le domaine de la « géographie expérimentale », c’est la première fois dans les sciences sociales francophones qu’un documentaire, de surcroît coréalisé, compte pour la moitié de la note d’un travail de doctorat.


Anton Vos


* « Sur les murs de Palestine, filmer les graffitis aux frontières de Dheisheh », par Clémence Lehec, MétisPresses, 2020, 222 p. Lien pour le documentaire, en arabe sous-titré en anglais, français et italien.
Un vernissage conjoint du livre et du documentaire aura lieu le lundi 28 juin à partir de 19h30 au cinéma Spoutnik, place des Volontaires 4, 1204 Genève.