Campus n°146

L’Afrique À la croisée des chemins

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En 2050, un habitant sur quatre de la planète pourrait être né en Afrique. Basée sur un taux de natalité qui reste globalement plus élevé que dans le reste du monde, cette croissance démographique annoncée constitue une chance autant qu’une malédiction.

Lorsqu’il s’agit de dessiner le futur de l’Afrique, deux scénarios se disputent les faveurs des experts. Le premier, le plus optimiste, prédit que la baisse de la natalité sera suffisamment rapide et importante pour permettre au continent de bénéficier d’un « dividende démographique », à l’image de ce qu’ont connu certains pays d’Asie du Sud-Est au cours des dernières décennies. Cette augmentation du nombre d’actifs, couplée à une réduction de la proportion d’enfants à charge, renforcera la productivité du continent et ouvrira des perspectives de développement d’autant plus rapide que la croissance sera soutenue par l’élargissement du marché intérieur.
Le second, nettement moins favorable, repose sur l’idée que même si la diminution du taux de croissance démographique est déjà engagée en Afrique, celle-ci reste trop lente à l’heure actuelle pour envisager l’avenir sereinement. La région subsaharienne en particulier doit ainsi s’attendre à voir sa population continuer à augmenter fortement, tandis que ses grandes villes vont croître de façon alarmante. Il faudra alors trouver le moyen non seulement de fournir des services de base aux habitant-es de ces mégalopoles mais aussi d’éduquer les millions de jeunes cerveaux supplémentaires qui vont continuer à voir le jour au cours des prochaines décennies, puis de leur fournir des perspectives d’emploi.

Un équilibre fragile

C’est donc peu dire que la régulation des naissances constitue un enjeu majeur pour les décennies à venir. Un sujet que Clémentine Rossier, professeure associée à l’Institut de démographie et socioéconomie de la Faculté des sciences de la société, connaît bien. Outre de nombreuses études menées sur le terrain dans le domaine de la santé reproductive (principalement au Burkina Faso, dont elle possède la nationalité), elle a conduit entre 2013 et 2018 un projet soutenu par le Fonds national suisse consacré à la fécondité en Afrique subsaharienne.
« Le concept qui a structuré les politiques démographiques jusqu’au début des années 1990 nous vient de l’économiste britannique Thomas Malthus, rappelle la spécialiste. Il postule qu’une population donnée augmente ou décroît de façon exponentielle sitôt que l’équilibre entre la mortalité et la natalité est rompu, alors que les ressources, elles, augmentent ou déclinent de façon linéaire. Pour éviter un appauvrissement général, il faut donc veiller à ce que la population n’augmente pas trop rapidement.»
Jusqu’à la Révolution industrielle, à l’échelle planétaire, la chose n’a pas posé de difficulté particulière, la mortalité étant suffisamment élevée pour compenser les nombreuses naissances (six-sept enfants par famille en moyenne). À partir du milieu du XIXe siècle cependant, les progrès économiques, techniques et sanitaires ont entraîné une baisse rapide de la mortalité dans le monde occidental qui s’est traduite par un boom démographique et des migrations vers les colonies. Il a ensuite fallu près d’un siècle avant que le taux de fécondité par femme s’abaisse à deux enfants en Europe, ce qui a permis de retrouver un certain équilibre.
« Dans le reste du monde, et en particulier dans les pays du sud, cette transition démographique a été amorcée au début des années 1950, comme on l’a constaté dans les premières estimations de la population mondiale, pose Clémentine Rossier. Les prévisions des démographes étaient alors très alarmistes. On parlait d’une population bomb qui allait submerger la planète, ce qui a déclenché un véritable branle-bas de combat.»
Mise au point depuis peu, la pilule contraceptive est alors proposée partout via l’aide au développement. Des subventions massives sont accordées aux pays considérés comme pauvres afin de mettre en place des programmes de planification familiale et les campagnes de stérilisation – volontaires, mais aussi parfois forcées – se multiplient.
« Même si elle a donné lieu à certains excès, cette politique s’est traduite par une baisse de la natalité très rapide en Asie et en Amérique latine, puisqu’elle s’est faite en deux ou trois décennies seulement, constate Clémentine Rossier. En Afrique, en revanche, les choses ont été un peu plus longues à se mettre en place. Puis le contexte a changé de manière assez radicale.» En effet, au cours des années 1980, les féministes s’organisent pour faire valoir une autre vision de la planification des naissances, respectueuses des droits des femmes. De leur côté, les démographes proposent une vision plus nuancée des liens entre population et développement, notamment dans le rapport de 1986 de l’Académie des sciences américaines. Ce à quoi s’ajoute une décélération du taux de la croissance mondiale.
Pour les pays occidentaux, le message est clair : il n’est plus nécessaire de faire pression sur les États du Sud afin qu’ils contrôlent l’essor de leur population. La planification familiale cède dès lors le pas à la santé reproductive, ce qui est acté lors de la Conférence internationale sur la population et le développement de 1994 au Caire.

Santé reproductive

L’essor spectaculaire des « tigres asiatiques » (Thaïlande, Malaisie, Indonésie, Vietnam et Philippines), qui se concrétise pleinement à partir des années 1990, va toutefois inspirer un nouveau revirement. Certains observateurs réalisent alors à quel point la croissance de la population sur le continent africain alourdit ses ailes et empêche son décollage économique. D’où le retour en force de la régulation des naissances et la remise en route de l’aide au développement au cours de la première décennie du troisième millénaire.
Comme il n’est plus question de limiter le nombre d’enfants par femme de manière coercitive ou autoritaire, il s’agit d’élargir autant que possible l’accès à la contraception, en particulier en Afrique de l’Ouest où environ 25 % des femmes mariées âgées de 15 à 49 ans souhaitent espacer ou limiter les naissances mais n’utilisent pas de méthodes contraceptives modernes essentiellement du fait de l’inaccessibilité des services de planification familiale.
« L’idée sur laquelle on table pour agir, c’est que même si l’idéal d’une famille nombreuse reste présent en Afrique, les couples ne souhaitent pas avoir des enfants en continu, détaille Clémentine Rossier. Il y a donc une demande bien présente, notamment dans les villes, pour des méthodes qui permettent d’espacer les naissances autrement que par l’abstinence et qui sont moins radicales que la stérilisation.»

Préservatif ou implant ?

Offrant en outre une protection efficace contre la propagation du VIH, le préservatif a largement été promu à l’échelle de la planète. Mais c’est une solution qui reste relativement coûteuse, qui pose des problèmes d’accès et d’utilisation. Son usage demande en effet une certaine pratique et implique la coopération de l’autre membre du couple.
Permettant de gérer sa fertilité sur une très courte durée, la pilule suppose, quant à elle, la proximité d’un médecin ainsi que d’une pharmacie, ce qui n’est de loin pas toujours le cas dans les régions concernées. Également très efficace, la pose d’un stérilet demande un savoir-faire certain et peut entraîner des complications si les conditions d’hygiène laissent à désirer.
« La méthode la plus efficace et la moins coûteuse, c’est de recourir soit à un implant posé dans le bras et qui agit pendant trois à cinq ans, soit d’utiliser des contraceptifs que l’on peut s’injecter soi-même et qu’il faut renouveler tous les trois mois, résume Clémentine Rossier. Ces techniques permettent d’énormes gains en termes d’interactions entre le médecin et le patient, d’autant que pour faire face à l’énormité des besoins, on a procédé par délégation des tâches. Alors qu’en Occident, la prescription de contraceptifs est du ressort des médecins gynécologues, dans l’hémisphère Sud, c’est un acte qui peut aussi être accompli par les infirmiers et infirmières, ainsi que par les sages-femmes ou des agents communautaires.»
Les coûts liés au déploiement de ces outils auprès de toutes les femmes africaines âgées de 15 à 49 ans qui n’y ont pas accès actuellement ont été estimés à 1,5 milliard de dollars par année par l’Institut Guttmacher, une ONG états-unienne spécialisée dans la production de données scientifiques et le lobbying. Pour financer les opérations, les bailleurs de fonds traditionnels (agences onusiennes, ONG, fondations privées) ont accepté de mettre la main à la poche, à condition toutefois que les gouvernements concernés s’engagent à inscrire dans leur budget national une ligne consacrée à la contraception.
« C’est une étape capitale pour la pérennisation de ces mesures, observe Clémentine Rossier. Tout est prévu pour que les gouvernements prennent le relais le plus rapidement possible. Ces derniers étant d’ailleurs pleinement conscients du problème.»
En témoigne notamment le lancement du Partenariat de Ouagadougou en 2011. Paraphé par les neuf gouvernements des pays francophones de l’Afrique de l’Ouest, en collaboration avec des partenaires financiers et techniques, cet accord vise à accélérer les progrès de l’utilisation des services de planification familiale au Bénin, au Burkina Faso, en Côte d’Ivoire, en Guinée, au Mali, en Mauritanie, au Niger, au Sénégal et au Togo. Son objectif est d’atteindre 13 millions d’utilisatrices de méthodes contraceptives modernes d’ici à 2030, soit le double du chiffre actuel.

Course d’obstacles

Pour y parvenir, il faudra toutefois franchir un certain nombre d’obstacles. Il y a tout d’abord le poids du conservatisme. Toutes les grandes religions sont en effet favorables aux familles nombreuses. L’Église catholique ou les mouvements évangélistes ou islamiques rigoureux, qui connaissent une forte croissance dans ces régions, cultivent une vision très conservatrice de la contraception, ce qui pourrait susciter de vives résistances en certains endroits.
« Les pays dans lesquels ces programmes de planification familiale marchent le mieux sont ceux qui disposent d’un gouvernement suffisamment fort pour être à même de négocier avec les autorités religieuses pour s’assurer de leur coopération, observe la démographe. C’est ce qui s’est passé notamment en Tunisie où les imams avaient donné à l’époque leur assentiment sur le sujet
Dans la mesure où la promotion de la régulation des naissances entraîne quasiment de facto une réévaluation du statut de la femme et que les inégalités de genre sont largement fondées sur le statut maternel de la femme, d’importantes réserves sont également susceptibles d’apparaître dans les territoires où le patriarcat est encore profondément implanté.
« Lorsque la fécondité est encore très élevée, les femmes, qui sont souvent fatiguées après de multiples grossesses et qui doivent assumer l’éducation des enfants, sont en général très preneuses de ces méthodes, note la spécialiste. Au départ, c’est donc souvent le mari qui se montre réticent parce qu’il redoute de perdre le contrôle sur la vie de son épouse et qu’elle en profite pour aller voir ailleurs. Mais dès que le mouvement est engagé, on assiste à un renversement : les hommes se montrent souvent plus progressistes, notamment parce que ce sont eux qui paient l’éducation des enfants.»

Démarche transversale

Cependant, comme le soulignent aujourd’hui les démographes, s’en tenir strictement à la limitation des naissances ne suffira pas à assurer le décollage des régions concernées. Une synthèse menée par l’équipe de Clémentine Rossier pour l’Agence française de développement montre en effet assez clairement que les pays où les politiques visant à freiner la natalité ont bien fonctionné (Tunisie, Bangladesh, Mexique, Éthiopie, Rwanda) sont ceux qui ont investi massivement dans le secteur social de manière transversale, c’est-à-dire en prenant en compte aussi bien l’éducation que l’assurance vieillesse. « Ce n’est – et de loin – pas qu’une question de culture, appuie Clémentine Rossier. Il faut aussi que ces enfants moins nombreux puissent réussir à l’école et se placer sur le marché du travail, que les parents aient de quoi assurer leur retraite. Sans quoi, ils se retrouveront encore plus pauvres qu’ils ne l’étaient auparavant, en premier lieu dans les campagnes.»

 

Le revers de la pilule


Symbole de la libération sexuelle des années 1970, la pilule contraceptive ne fait plus l’unanimité en Occident. De nombruses femmes, quelles que soient leurs préférences politiques, se sont détournées de ce qui apparaissait jusque-là comme des acquis.
« Pendant longtemps, il a semblé que le sujet ne faisait pas débat, confirme Clémentine Rossier, professeure associée à l’Institut de démographie et socioéconomie de la Faculté des sciences de la société. Mais dans les faits, plus ça va, plus on voit des revendications apparaître sur le sujet ainsi qu’une forme de désaveu des méthodes médicalisées parce que la balance des intérêts a changé.»
Lorsque la pilule est apparue sur le marché, il s’agissait en effet d’une révolution technologique et sociale dans la mesure où celle-ci permettait aux femmes d’être enceintes au moment où elles le désiraient. Face à un tel gain de liberté, la question d’éventuels effets secondaires ne se posait pas vraiment. Depuis, les conséquences négatives de la pilule sur la santé des femmes ont régulièrement été mises en avant par la communauté scientifique et les médias. Si bien que les jeunes générations, qui ont toujours connu cette possibilité de contrôle, ne la perçoivent plus comme une évidence.
« Il est vrai que cette méthode a un coût sanitaire, constate Clémentine Rossier. Aujourd’hui, il y a de nombreuses interrogations autour du vaccin contre le Covid-19. Mais les risques qu’on encourt en prenant une contraception hormonale sont plus graves. Beaucoup de jeunes filles ne voient donc pas pourquoi elles devraient infliger de telles ubstances à leur corps. D’où un retour aux méthodes traditionnelles, et notamment du préservatif, ainsi qu’une demande de partage des responsabilités avec les hommes dans ce domaine-là également.»

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