Campus n°146

La Chine prise à son propre piège

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Après des décennies de contrôle des naissances strict, la Chine tente aujourd’hui de relancer la natalité pour faire face à une chute inquiétante de sa population. Le message risque cependant d’être difficile à faire passer auprès d’une population qui n’en a ni les moyens ni l’envie.

Virement de bord. Pays le plus peuplé au monde avec ses quelque 1,4 milliard d’habitants, la Chine s’était fait une spécialité du contrôle des naissances depuis la fin des années 1970. Et ce, avec des résultats spectaculaires. Sans doute un peu trop même. Au point que le gouvernement de Pékin a décidé de faire machine arrière. Après avoir autorisé un deuxième enfant par couple en 2016, il a annoncé un nouvel assouplissement ce printemps en rehaussant la limite à trois enfants par famille. Une politique qui a du sens au vu de la situation démographique actuelle du pays mais qui sera sans doute insuffisante pour inverser la tendance baissière de la fertilité. Explications avec Luca Gabbiani, chargé de cours au Département d’histoire générale et fin connaisseur du pays, où il a passé une dizaine d’années en tant que directeur de différents centres de recherche de l’École française d’Extrême-Orient.

Perte d’actifs

Les chiffres parlent d’eux-mêmes : selon le dernier recensement de la population, dont les résultats ont été publiés le 11 mai dernier, le pays n’a gagné « que » 72 millions de personnes depuis la dernière mesure dix ans plus tôt. Soit la plus faible augmentation enregistrée depuis le lancement de ces décomptes en 1953. Le taux de fertilité est, pour sa part, tombé à 1,3 enfant par femme, la Chine ayant enregistré en 2020 12 millions de naissances, ce qui constitue le chiffre le plus bas depuis 1961.
À l’autre bout de la pyramide des âges, la Chine compte désormais 13,5 % de personnes de plus de 65 ans (contre 18,7 % en Suisse), l’âge moyen de ses habitants (38,8 ans) a dépassé celui des États-Unis (38 ans) et la part des 15-59 ans a chuté à 63,3 % l’année dernière, contre 71,1 % dix ans plus tôt. À ce rythme, il y aura dès l’an prochain plus de décès que de naissances au sein de la République populaire et les moyens engagés jusqu’ici semblent bien dérisoires face aux difficultés qui s’annoncent.
Si la Chine a un tel besoin d’enfants, ce n’est pas tant pour éviter un déclin, dont la portée est avant tout symbolique et idéologique, que pour assurer les vieux jours d’une population qui compte de moins en moins d’actifs. « De manière générale, observe Luca Gabbiani, les Chinois partent à la retraite très tôt. À peu près tout le monde arrête de travailler autour de 60 ans. Si bien que, compte tenu du vieillissement de la population, on estime qu’à l’horizon 2050 près d’un tiers des Chinois seront au bénéfice d’une rente. Et la plupart d’entre eux vivront en ville, puisque le taux d’urbanisation du pays dépasse désormais les 50 %. Pour le pouvoir, une des options possibles est de prolonger le temps de travail obligatoire. Mais comme les aides sociales ne sont déjà pas très élevées, cela risque de susciter de très fortes réticences. L’autre solution consiste donc à encourager les familles à faire davantage d’enfants. Le problème, c’est que le message risque d’être difficile à faire passer auprès de nombreux citoyens, et en particulier des citadins, qui sont pourtant la cible visée en priorité par le régime.»

Les « petits empereurs »

Historiquement, la famille a longtemps eu une valeur très importante en Chine. Il était bon de vouer un culte aux ancêtres et de faire de nombreux enfants afin de maintenir la lignée. Par ailleurs, même si l’État prenait en charge les retraites et la santé, le fait d’avoir des enfants a continué au moins jusque dans les années 1970 à représenter une sécurité pour les vieux jours, principalement dans les campagnes.
Pour de nombreux couples nés avant cette date, la mise en place de la politique de l’enfant unique a donc été vécue comme une contrainte empiétant fortement sur les possibilités de vivre leur vie telle qu’ils le souhaitaient. Mais ce modèle sociétal semble aujourd’hui avoir vécu.
« La génération des « petits empereurs », comme on appelle les gens nés après les années 1990, qui pour la plupart ont grandi en tant qu’enfants uniques, a eu très tôt la possibilité de faire deux enfants, constate Luca Gabbiani. Mais la plupart d’entre eux ne l’ont pas souhaité.»
Le premier obstacle est économique. La spectaculaire croissance qu’a connue la Chine au cours de ces dernières décennies s’est en effet accompagnée d’une explosion des coûts. « En ville, reprend le chercheur, un homme qui souhaite se marier et fonder une famille se doit de posséder un appartement. Et pour cela, il faut l’acheter. Tout comme il faudra acheter des vêtements et des jouets aux enfants, leur payer des cours de sport et de musique, et surtout, leur assurer une bonne éducation, ce qui, dans un système qui est extrêmement compétitif, peut s’avérer très onéreux. Face à tout ce que le rêve de modernité implique, un enfant supplémentaire apparaît donc souvent comme un poids. Pour la plupart de mes anciens collègues chinois, la question d’avoir plus d’un enfant ne se pose d’ailleurs même pas s’ils entendent préserver leur niveau de vie actuel.»
Déjà difficile à envisager pour les classes moyennes, la perspective d’élever trois enfants relève quasiment de l’impossible pour une autre partie de la population chinoise : celle des migrants intérieurs, dont le nombre est estimé entre 3 et 4 millions pour la seule ville de Pékin.

Contourner le « hukou »

En Chine, le principal instrument de contrôle de la population est le système d’enregistrement de l’état civil ou hukou. Mis en place en 1958, il avait pour objectif de permettre au gouvernement de savoir où se trouvaient les gens et de les fixer afin de tenir les objectifs économiques avec deux mots d’ordre principaux : limiter l’exode rural et peupler les régions marginales. Schématiquement, le système divise la population entre ménages ruraux et ménages non ruraux, les intérêts et les droits individuels comme l’éducation, la santé, le logement et l’emploi étant liés au lieu de résidence. Les citoyens ruraux n’ont donc pas accès aux prestations sociales s’ils s’installent dans les villes, même s’ils y vivent et y travaillent. Ce qui, de facto, ne leur donne quasiment aucun droit.
« Au départ, le hukou était lié aux tickets de rationnement, explique Luca Gabbiani, donc il laissait très peu de marge de manœuvre. Après la répression de 1989 consécutive aux événements de la place Tian’anmen, le régime a toutefois eu l’intelligence de comprendre qu’il fallait lâcher la bride à l’économie, pour se faire pardonner et pour que l’amnésie collective fonctionne. À partir de 1992, les vannes ont donc été ouvertes et les gens se sont réellement enrichis. Mais pour faire tourner la machine à plein régime, il a fallu faire quelques entorses au hukou.»
Beaucoup d’hommes et de femmes jeunes, seuls, sont alors allés vivre en ville afin de fournir au pays la main-d’œuvre nécessaire au décollage économique. Les hommes allaient construire, les femmes allaient produire le textile ou l’électronique. Aujourd’hui, beaucoup d’entre eux ont fait leur vie en ville. Ils et elles ont adopté un mode de vie urbain et n’ont aucune envie de rentrer dans leur région d’origine pour faire des enfants. Quant à en avoir en ville, c’est un véritable chemin de croix compte tenu de leur précarité et des complications juridiques auxquelles il leur faudrait faire face.
Un autre écueil – et de taille – se dresse devant les ambitions natalistes du régime : la volonté des femmes. Un des mérites reconnus à la République populaire est en effet d’avoir équilibré les rapports de genre en leur offrant notamment de réelles possibilités d’accéder à un niveau d’éducation relativement élevé et donc de mener une carrière professionnelle. Or, les jeunes Chinoises d’aujourd’hui ne semblent pas prêtes à abandonner cette forme de liberté. Elles ont en effet envie de tout sauf de saborder leurs perspectives d’avenir pour s’occuper d’un mari fainéant et changer les couches des enfants.
« Dans la réalité du couple, les femmes se rendent bien compte que ce sont elles qui vont devoir assumer la charge mentale si des enfants arrivent, confirme Luca Gabbiani. Comme ailleurs dans le monde, elles posent donc des limites. Et une de ces limites, c’est de ne pas forcément se marier pour ne pas hypothéquer leurs chances de réussite. C’est un calcul très rationnel qui peut paraître un peu bizarre vu de l’Occident mais qui est bien présent dans l’esprit des Chinoises.» Selon le Ministère des affaires civiles, 3 millions de couples se sont ainsi mariés au cours du premier trimestre de 2018, contre 4,3 millions en 2013, soit une baisse de près de 30 % en cinq ans.
Quant au recours à l’immigration, qui permet notamment aux pays occidentaux de pallier leur déficit démographique, c’est une option à laquelle Pékin semble avoir résolument tourné le dos. En dix ans, le nombre de ressortissants étrangers enregistrés en Chine a en effet chuté de 40 % à Pékin et de 25 % à Shanghai, si bien que le pays en comptait environ 850 000 en 2020, alors que la Suisse en abrite à elle seule plus de deux millions…

 

Miracle à Pékin

De là à penser que la partie est perdue d’avance et que la Chine court à la catastrophe, il y a un pas que le chercheur se refuse pourtant à franchir. « Une partie du miracle économique chinois est due au fait qu’après quelques décennies de libéralisation, le marché interne est devenu assez puissant pour entraîner la machine durablement, constate le chercheur. Aujourd’hui, la Chine n’a plus peur d’éventuelles sanctions économiques occidentales parce que ses citoyens prennent suffisamment l’avion, qu’ils achètent assez de jeans et de smartphones. Mais à terme, en vieillissant, la population risque de dépenser moins ou de façon différente.»
La machine économique pourrait alors s’enrayer entraînant effectivement le pays dans une période très difficile. D’un autre côté, le gouvernement ne manque pour l’instant pas de ressources. Il a les moyens de mettre en place des aides massives qui pourraient lui permettre d’atteindre son but. Et même si les gens ne sont pas dupes de la propagande des médias officiels et qu’ils sont loin d’obéir aveuglément au pouvoir, ce dernier dispose de certains moyens de pression au travers notamment de diverses organisations sociales et sociétales comme les comités de quartier ou les comités de résidents, qui pénètrent très profondément dans la société ainsi qu’on a pu le voir avec la gestion de l’épidémie de covid l’an dernier. « La Chine a réussi à se développer à un rythme inconnu jusque-là, conclut le chercheur. Dans un sens, elle a fait des miracles, même si c’est au prix d’une pollution qui est elle aussi sans égale. Peut-être qu’en fin de compte, elle arrivera aussi à gérer ce problème.»