Campus n°146

« Swiss 100 » perce les secrets du grand âge

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Lancée début 2020, la première étude suisse consacrée intégralement aux centenaires s’appuie sur de nombreuses technologies numériques pour dresser un portrait aussi fin que possible des personnes nées avant le 31 décembre 1921.

En 1900, la Suisse comptait un seul centenaire. Ils étaient 12 en 1950, 787 en l’an 2000 et on en dénombrait 1813 début 2021. À la hausse, avec un doublement tous les dix ans, la tendance ne semble pas près de s’infléchir, puisque selon l’Office fédéral de la statistique (OFS), une fille sur quatre et un garçon sur six nés aujourd’hui pourraient vivre plus d’un siècle.
Première étude du genre menée en Suisse, « Swiss 100 » vise à percer les secrets de cet accroissement de la longévité dont on ne sait encore pas grand-chose sur le plan scientifique.
Piloté par la professeure Daniela Jopp, de l’Université de Lausanne, le projet ambitionne d’identifier les caractéristiques, les défis et les besoins spécifiques des centenaires que compte notre pays. Résolument interdisciplinaire, l’étude, lancée début 2020, combine sociologie, psychiatrie, psychologie, médecine et biologie afin de décrire la population des centenaires en Suisse de manière aussi complète que possible. Le volet biologique et le traitement statistique des données seront réalisés à Genève respectivement par Karl-Heinz Krause et François Herrmann, tous deux professeurs à la Faculté de médecine.
« Notre objectif était d’aller à la rencontre de 240 centenaires répartis dans les cantons de Vaud, du Tessin et de Zurich et de les suivre tous les trois mois par téléphone et tous les six mois en présentiel sur une période de quatre ans, explique François Herrmann. Mais avec les restrictions et la fermeture des EMS dictées par la pandémie, cela n’a pas été possible jusqu’ici. Pour ne pas perdre trop de temps, il a fallu que nous nous adaptions aux circonstances.»
Contre mauvaise fortune bon cœur, une étude préliminaire portant sur un échantillon aléatoire couvrant les 26 cantons et comportant un volet sur le Covid-19 (lire en page 33) a donc été planifiée dans l’urgence. À ce jour, une cinquantaine d’entretiens ont d’ores et déjà été réalisés grâce à une méthodologie bien huilée.
Sachant que la population des centenaires est extrêmement volatile, puisqu’elle affiche un taux de mortalité avoisinant les 50 %, que 30 à 50 % d’entre eux sont victimes de démence et que les problèmes d’audition et d’élocution s’accroissent avec l’âge, les chercheurs ont multiplié les précautions.
Pour éviter que la population concernée par l’étude ne diminue trop, la base de données sera régulièrement mise à jour. L’échantillon retenu sera ainsi réévalué tous les trois mois sur la base des données fournies par l’OFS afin de remplacer les personnes décédées par de nouveaux entrants pour lesquels l’étude sera reprise au niveau initial.
Afin de repérer d’emblée les personnes souffrant de troubles cognitifs qui pourraient entraver le bon déroulement de l’enquête, l’équipe procédera à un rapide test de mémoire au début de l’entretien, que celui-ci se fasse par téléphone ou en visuel.
« Il s’agit d’une précaution indispensable parce que l’on sait très bien que dans ce type d’étude, il y a une proportion non négligeable d’individus qui, grâce à une forme de vernis social, peuvent donner l’illusion qu’ils comprennent les questions qu’on leur pose et qu’ils y répondent correctement alors que dans les faits, ce n’est pas le cas, précise François Herrmann. Cela étant, on sait également qu’avec l’avance de la démence, ce sont d’abord les faits récents qui sont oubliés alors que les éléments plus anciens sont conservés très longtemps. Donc si la maladie n’est pas trop avancée, cela ne pose pas de réel problème pour tout ce qui touche aux informations biographiques, à l’enfance ou à la fratrie, par exemple.»

Adresses désuètes

Pour celles et ceux dont l’audition est précaire, deux solutions ont été prévues. La première consiste à remplacer l’entretien téléphonique par un questionnaire sur papier. La deuxième repose sur l’utilisation d’un appareil permettant d’amplifier les sons.
Les chercheurs ont également prévu de faire appel à des proches (membres de la famille, personnel soignant, ami-es) pour compléter et/ou recouper les dires des participant-es.
Reste qu’il n’est pas toujours évident de mettre la main sur lesdits centenaires. Après analyse, il s’est en effet avéré que près d’un tiers des adresses tessinoises fournies par l’administration fédérale n’étaient pas correctes. « Certaines personnes sont censées vivre à domicile, précise François Herrmann, mais dans les faits, elles sont logées chez un membre de la famille ou en EMS. Il faut donc tout vérifier scrupuleusement et parfois aller sur place, poser des questions pour retrouver la personne concernée.»
Les premiers résultats obtenus ont permis aux chercheurs de dresser une sorte de portrait-robot du centenaire helvétique. Celui-ci ou plutôt celle-ci est une femme dans 80 % des cas, 57 % d’entre eux ou elles vivent à domicile. Globalement, ils et elles se considèrent comme en bonne santé et ne se sentent pas particulièrement vulnérables. Un tiers est au bénéfice d’une éducation supérieure, un tiers a suivi uniquement l’école obligatoire et environ 40 % se sont formés via un apprentissage.
« C’est un critère qui a son importance dans la mesure où il a été démontré qu’une plus longue durée d’instruction retarde la survenue d’une démence, complète le chercheur. L’hypothèse, c’est que les personnes qui ont un niveau d’éducation plus élevé arrivent plus facilement à mettre en place des mécanismes de compensation lors des déficits cognitifs initiaux. Ensuite, en revanche, les choses se dégradent en général plus rapidement parce que tous les mécanismes compensatoires ont été épuisés.»
Pour affiner cette première esquisse, les aînés qui accepteront de se plier au jeu (soit près de 60 % des personnes contactées jusqu’ici) se verront proposer un rendez-vous en face-à-face d’une durée de trois à quatre heures. Celui-ci permettra de compléter la biographie des participant-es, de dresser leur profil sociologique, d’évaluer leur état psychologique et physique ainsi que leur rapport au bien-être.
« Pour mesurer le degré de fragilité de nos participant-es, qui peut se traduire par un sentiment de fatigue générale, par des difficultés à se déplacer ou à porter des objets lourds, nous allons procéder à une mesure de la poigne, qui est un très bon indicateur de la résistance physique, détaille François Herrmann. Nous souhaitons par ailleurs installer un actimètre sur les personnes qui nous donneront leur accord afin de quantifier le nombre de pas qu’ils font effectivement chaque jour. Un logiciel nous permettra également d’analyser le nombre et la variété des mots utilisés lors de l’entretien.»

Tests psychométriques

Pour les besoins de l’étude, une start-up a également développé une application permettant de réaliser des tests psychométriques directement sur une tablette numérique et les chercheurs disposent d’appareils capables d’enregistrer les sons environnants et d’identifier le nombre de personnes en présence de manière automatique.
Quelques millilitres de sang et de salive seront également prélevés sur chaque participant-es dans le cadre du volet biologique de l’enquête. « Tout le monde ne vieillit pas de la même façon, éclaire François Herrmann. Alors que certain-es sont fragilisé-es, développent des déficiences sensorielles et peuvent souffrir de maladies chroniques, d’autres restent très actifs ou actives avec des sens fins et ne présentent pas de maladies handicapantes. La question qui se pose est donc de savoir si les centenaires bénéficient d’un profil biologique propre leur permettant d’être particulièrement résilients aux atteintes de l’existence.»
Pour en avoir le cœur net, les scientifiques vont, dans un premier temps, comparer le bagage moléculaire des participant-es avec celui de groupes témoins composés d’individus sains et plus jeunes (âge moyen de 45 ans), d’une part, et de patient-es gériatriques (âge moyen de 85 ans), d’autre part.
Dans un deuxième temps, Karl-Heinz Krause et ses collègues chercheront à identifier les différentes fonctions biologiques impliquées dans le processus de vieillissement en analysant notamment le niveau d’expression des gènes et protéines associés à l’inflammation, au métabolisme, à la réponse immunitaire ou du stress oxydatif.
« L’hétérogénéité du processus de vieillissement et les processus biologiques qui favorisent une vie longue et saine chez l’homme sont encore mal compris, résume François Herrmann. Il est certain que l’hérédité joue un rôle et que vous avez plus de chances de devenir centenaire si vos parents sont eux-mêmes centenaires. Mais on sait aussi que l’environnement et le mode de vie jouent un rôle important dans la longévité. Il n’y a donc probablement pas de formule magique pour devenir centenaire mais une multitude de facteurs explicatifs.»

 

« Le Covid, c’est juste une petite chanson »


Comment les centenaires suisses ont-ils vécu et fait face à la pandémie de Covid-19 ? La question a été posée aux principaux intéressés dans le cadre de l’étude « Swiss 100 » (lire ci-dessus). « On parle souvent de résilience à propos de cette catégorie de la population, explique François Herrmann, professeur au Département de réadaptation et gériatrie de la Faculté de médecine. Nous allons donc essayer de savoir si elle s’est montrée plus résistante à la pandémie que le reste de la population. Les personnes âgées meurent certes plus facilement du covid que les autres, mais est-ce aussi le cas pour les centenaires ?»
Pour le savoir, il suffira aux chercheurs de comparer la mortalité mesurée au cours de l’année 2020 à celle des dix années précédentes afin de déceler la présence d’un éventuel pic.
Dans l’intervalle, les données dont ils disposent permettent de distinguer deux cas de figure principaux. Les personnes qui étaient déjà limitées avant la pandémie, qui vivaient pour l’essentiel en EMS et qui avaient peu de contacts sociaux ont certes mal vécu la quarantaine, mais dans l’ensemble le covid n’a pas fondamentalement changé leur vie quotidienne et tous ne se sont pas rendu compte de ce qu’il se passait.
Les centenaires plus actifs disent en revanche avoir souffert des restrictions qui les ont privés de leurs activités usuelles, ont réduit leurs interactions sociales et ont compliqué l’accès aux procédures de réhabilitation comme la physiothérapie, par exemple. Comme l’ont constaté certains proches, leur état physique s’est d’ailleurs parfois péjoré de manière accélérée durant cette période.
Ce n’est pas pour autant qu’ils se sentent particulièrement vulnérables face à l’émergence de ce nouveau virus. Ils se montrent certes prudents, respectent les gestes barrières et limitent volontairement leurs contacts mais s’ils sont inquiets, c’est plus souvent pour les autres que pour leur propre existence. « À mon âge, on n’a plus peur de rien », expliquent certains, tandis que pour d’autres « le covid, c’est comme une petite chanson. Il est là pour le moment mais il finira par passer…»