Campus n°147

ID Quantique, à la conquête de l’espace et des smartphones

La start-up spécialisée dans la communication quantique, née il y a exactement vingt ans à l’Université de Genève, est une véritable « success-story ». Récit

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Vingt ans d’âge, 85 employés à Carouge (une centaine dans le monde), des revenus cumulés atteignant plus de 100 millions de francs : ID Quantique, la start-up issue de l’Université de Genève, développe et commercialise des générateurs de nombres aléatoires, des systèmes de cryptographie quantique, des détecteurs de photons uniques : tout ce qu’il faut, en somme, pour mettre en place un système de communication quantique à l’épreuve de toute tentative d’espionnage et, surtout, à la pointe de la technologie. Bref, l’entreprise roule sur la voie du succès. Une voie relativement dégagée jusqu’à présent mais qui s’annonce nettement plus cahoteuse dans les mois, voire les années à venir. La faute à l’éviction de la Suisse des grands programmes de recherche européens (lire l'article).
« Nous sommes passés subitement de partenaire à part entière à celui de sous-traitant, voire de fournisseur en équipement, confirme Grégoire Ribordy, cofondateur et directeur d’ID Quantique. Comme, en plus, le domaine du quantique est devenu stratégique, au même titre que le spatial, il ne fait aucun doute que l’Europe va chercher à développer des entreprises concurrentes à la nôtre à l’intérieur de ses frontières. Afin de conserver notre position de leader dans notre domaine, nous cherchons donc à nous implanter en Europe, où le marché est plus important qu’en Suisse. Nous ne supprimerons pas de postes en Suisse mais nous en créerons de nouveaux à l’étranger. »
La situation est d’autant plus paradoxale qu’ID Quantique doit une grande partie de son succès à ces mêmes programmes-cadres européens dont elle est une créature, en quelque sorte, puisqu’elle y a participé en tant partenaire industriel incontournable dans les projets de technologie quantique depuis sa fondation en 2001.


Formation en cachette

L’idée de créer une entreprise naît dans la tête de Grégoire Ribordy à la fin des années 1990, alors qu’il n’a pas encore terminé son travail de thèse sur la cryptographie quantique expérimentale à la Section de physique. Au cours de son doctorat, il décide ainsi de suivre en parallèle un certificat de gestion d’entreprise à l’Université de Lausanne. Il le fait en catimini, car il craint que son directeur de thèse Nicolas Gisin, alors professeur au Département de physique appliquée (Faculté des sciences), lui reproche de ne pas consacrer tout son temps à son travail. Crainte infondée car il termine les deux formations avec succès.
« À la fin de ma thèse, une compagnie américaine déjà active dans les technologies quantiques et intéressée par les travaux du laboratoire est venue nous voir, se souvient Grégoire Ribordy. Elle voulait collaborer avec nous et nous acheter une licence afin de pouvoir commercialiser des appareils basés sur nos résultats. Nous avons refusé, car nous aurions perdu le contrôle de nos découvertes. Nous avons préféré tenter l’aventure par nous-mêmes. »
Et c’est ainsi qu’en octobre 2001, Grégoire Ribordy, Nicolas Gisin, aujourd’hui professeur honoraire à la Faculté des sciences, et deux autres chercheurs du département, Hugo Zbinden, actuellement professeur à la Section de physique, et Olivier Guinnard fondent une start-up active dans la technologie quantique. Le premier nom imaginé pour l’entreprise est Q-sec mais il est rapidement écarté pour des raisons de jeux de mots douteux. « À l’époque, sur la tour de la Télévision suisse romande, qui se trouve juste derrière nos locaux, était affiché en grand le slogan « idée suisse », s’amuse Grégoire Ribordy. Nous l’avons repris pour en faire idée quantique. »
Le but de la start-up est, bien sûr, de commercialiser des appareils de cryptographie quantique. Mais un tel marché n’existe pas encore. Nicolas Gisin et Grégoire Ribordy décident donc de commencer par les instruments les plus simples à développer dans ce domaine et qui pourraient être utiles pour d’autres applications, à savoir des détecteurs de photons uniques et des générateurs de nombres aléatoires.
Le premier acheteur ne se fait pas attendre. Un laboratoire de l’Université de Boston aux États-Unis passe en effet commande pour un détecteur de photons uniques avant même que la start-up ne soit formellement créée. L’instrument, lui, n’existe que sur le papier. Grégoire Ribordy fait néanmoins une offre, accompagnée d’un schéma de l’appareil tel qu’il l’imagine et envoie le tout par fax. Affaire conclue. Les Genevois ont six mois pour produire le détecteur.
« C’est à ce moment que la montre a commencé à tourner, raconte Grégoire Ribordy. Elle ne s’est plus arrêtée depuis. »


Départ modeste

Le premier appareil est livré en 2002 en temps et en heure. Les fonds propres de départ, l’argent encaissé lors de cette première vente et un prix décerné par la Fondation W. A. de Vigier lancent la start-up, même si les sommes engagées sont encore modestes. Les premiers générateurs de nombres aléatoires, assez volumineux au départ, intéressent rapidement les sociétés proposant des jeux de hasard en ligne. Les détecteurs de photons uniques, quant à eux, attirent surtout les laboratoires de recherche.
Durant les premiers mois, ID Quantique bénéficie d’un espace au sein de l’Université de Genève pour mener ses activités de recherche, de développement et de production. En décembre 2003, une première levée de fonds permet de rassembler 1,5 million de francs et ID Quantique déménage à Carouge afin d’intégrer ses propres locaux, après avoir engagé son premier employé en janvier 2003.
Petit à petit, les affaires se développent et, en 2007, ID Quantique est à même de commercialiser un système de distribution de clés quantiques (QKD pour Quantum Key Distribution) qui permet de mettre en œuvre, dans la vie réelle, la cryptographie quantique. Entre 2007 et 2015, le système est notamment déployé à Genève dans le cadre des élections fédérales et cantonales pour sécuriser la ligne reliant l’espace de dépouillement d’Uni Mail à son centre de données des Acacias.
« C’était une expérience fantastique, se souvient Grégoire Ribordy. Nous avions mis du temps pour nouer des contacts mais dès que la décision de mettre en place ce système de cryptographie quantique a été prise, nous l’avons fait en un mois. Les autorités nous ont beaucoup aidés. L’idée était d’assurer non seulement la confidentialité des informations mais aussi, et surtout, leur intégrité. L’expérience s’est soldée par un succès mais s’est malheureusement arrêtée d’elle-même au bout de quelques années. Cela dit, elle pourrait tout à fait être réactivée. »

Dans l’espace

Conservant toujours des liens étroits avec les équipes du Département de physique appliquée, ID Quantique participe à différents records du monde de distance pour la distribution de clés quantiques : 307 kilomètres en 2014, puis 421 km en 2018.
En 2017, ArianeGroup sélectionne l’instrumentation de la start-up genevoise – y compris un ensemble de détecteurs de photons uniques supraconducteurs à haute sensibilité et ultrarapides – pour être intégrés aux équipements de test au sol dédiés au lanceur Ariane 6, dont le premier tir est prévu pour 2022.
Tout aussi spectaculaire est l’intégration, dans un modèle de téléphone mobile sud-coréen Samsung, d’un générateur de nombres aléatoires miniaturisé en une puce de 2 millimètres de côté. Le dispositif peut être utilisé par les applications téléchargées sur le smartphone (pour l’instant exclusivement sur Android) et permet de produire des clés de cryptage parfaites en vue de sécuriser la transmission de certaines informations sensibles entre le téléphone et des serveurs distants.
La production de ces petits générateurs est réalisée avec des partenaires en Corée du Sud qui disposent du savoir-faire nécessaire dans le secteur des semi-conducteurs. Elle pourrait passer rapidement de quelques centaines de milliers d’unités à plusieurs millions. D’autant plus qu’un deuxième « modèle quantique », le Samsung Galaxy Quantum 2, est sorti en avril 2021.
Toujours en Corée du Sud, ID Quantique collabore avec le principal opérateur de télécommunications, SK Telecom, (qui a récemment investi 65 millions de dollars dans l’entreprise genevoise) pour déployer un réseau de communication quantique à l’échelle nationale et relier ainsi une quarantaine de sites officiels du gouvernement. En dehors de ce qui se fait en Chine, il s’agit du plus important réseau de communication quantique au monde.
« La taille de ce pays est idéale pour ce genre d’infrastructure, précise Grégoire Ribordy. Les différents sites gouvernementaux sont éloignés les uns des autres de 100 kilomètres maximum, ce qui est la distance typique sur laquelle on peut propager la cryptographie quantique. Ils peuvent donc jouer le rôle de relais de confiance entre deux tronçons parfaitement sécurisés, en attendant le développement des premiers répéteurs quantiques encore à l’étude (lire l'article). »
Plus petite et plus densément peuplée que la Corée du Sud, la Suisse pourrait d’ailleurs s’en inspirer pour lancer un projet similaire.