Campus n°147

Le graphène, un monde en deux dimensions

Le graphène, une couche monoatomique de carbone, ainsi que ses dérivés (composés d’autres éléments) pourraient représenter, grâce à leurs propriétés surprenantes, les briques de base pour fabriquer les matériaux de demain.

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Le graphène est aussi mince que possible, plus résistant que l’acier, flexible, transparent. C’est un excellent conducteur, il est léger comme l’air, sélectivement perméable et, surtout, en deux dimensions. Ce matériau quantique aux mille promesses est en effet composé d’une seule couche d’atomes de carbone dont l’empilement forme le graphite, le même que celui des crayons gris. La prouesse de son découvreur, Andre Geim, de l’Université de Manchester, est « simplement » d’avoir réussi à isoler une seule de ces feuilles en 2004.
Depuis, des progrès considérables ont été accomplis dans ce vaste champ de recherche qui s’est subitement ouvert aux scientifiques. On a découvert au graphène une propriété remarquable après l’autre. On lui promet un avenir radieux comme composant ultraléger pour la voiture ou
l’aéronautique, comme super-pile pour le stockage de l’énergie, comme détecteur chimique hypersensible, comme transistor extra-rapide ou encore dans la fabrication d’écrans tactiles flexibles.

Matériau quantique

« Le graphène est un matériau de nature quantique dans le sens qu’on n’arrive à maîtriser ses composants au niveau atomique et à obtenir des propriétés nouvelles qui ne peuvent s’expliquer que par la physique quantique », commente Alberto Morpurgo, professeur au Département de physique de la matière quantique (Faculté des sciences) et responsable adjoint de l’une des six divisions (Enabling science and materials) du Graphene Flagship, un projet phare de l’Union européenne lancé en 2013 (lire encadré ci-dessous).
Depuis plusieurs années, les atomes de carbone disposés en hexagones sont remplacés par d’autres éléments capables eux aussi de se tenir dans la même configuration bidimensionnelle et d’exhiber de nouvelles caractéristiques. On a même commencé à déposer une monocouche sur l’autre, afin de combiner les propriétés et d’en obtenir de nouvelles.
Cette technique est d’ailleurs un des sujets de recherche d’Alberto Morpurgo. Lui et ses collègues travaillent en effet sur des structures bidimensionnelles capables d’émettre de la lumière ou, plus récemment, sur d’autres possédant des propriétés magnétiques inédites.
Dans un article publié le 3 février 2020 par la revue Nature Materials, il a notamment montré que la superposition de deux monocouches permettait d’obtenir des dispositifs capables d’émettre de la lumière, potentiellement « à la carte », c’est-à-dire de la couleur souhaitée, en choisissant les bons composants pour chacune des deux monocouches. Leur travail a aussi, et surtout, présenté une solution au problème de la superposition de deux feuilles de quelques angströms (dixièmes de milliardième de mètre) d’épaisseur dont les mailles cristallines ne correspondent pas parfaitement ou qui sont légèrement décalées l’une par rapport à l’autre, ce qui aurait normalement pour résultat d’annihiler l’effet photo­luminescent recherché.
« Disposer de cette souplesse dans la conception de nouveaux matériaux représente un atout majeur dans une perspective industrielle, explique le professeur genevois. En termes de coûts et d’efficacité, il est en effet préférable d’avoir une certaine tolérance dans le processus de fabrication afin de ne pas risquer de perdre à la moindre imprécision les propriétés désirées, si fragiles par essence car dépendantes de paramètres réglés à l’échelle atomique. »


Les sauts des électrons

Il existe déjà dans le commerce des matériaux capables d’émettre de la lumière. Il s’agit de semi-conducteurs, utilisés dans des secteurs aussi divers que les télécommunications, les LED présents dans de nombreux appareils quotidiens (ampoules économiques, éclairage public, écrans plats…) ou le diagnostic dans le secteur médical. Ces dispositifs électroluminescents exploitent le fait que dans ces matériaux, les électrons peuvent sauter d’un niveau d’énergie élevé à un autre plus bas et émettre en même temps un grain de lumière dont la longueur d’onde (couleur) correspond exactement à la différence d’énergie des deux niveaux. Mais seuls certains matériaux peuvent faire l’affaire. Et toutes les longueurs d’onde ne sont pas disponibles.
Les matériaux bidimensionnels tels que le graphène et ses dérivés représentent donc une solution élégante à cette limitation. Ces cristaux parfaits, une fois empilés, se comportent en effet comme des semi-conducteurs
« artificiels » dont les niveaux d’énergie peuvent être contrôlés en sélectionnant la composition chimique et l’épaisseur des matériaux formant la structure.
Les premiers semi-conducteurs artificiels ont été réalisés il y a quatre ou cinq ans. Au début, pour que le dispositif émette de la lumière, il fallait que les deux cristaux 2D aient la même structure cristalline et que les atomes soient tous parfaitement alignés. Des conditions très strictes et rarement remplies.
Pour dépasser cette limitation, l’équipe d’Alberto Morpurgo a exploité deux propriétés issues de la physique quantique. La première consiste à se passer des liaisons chimiques covalentes (obtenues par échange d’électrons), qui maintiennent fermement deux couches mono­atomiques ensemble, et d’utiliser à la place la force de Van der Waals. La faible intensité de cette interaction électrique qui agit directement entre deux atomes dès qu’ils sont assez proches permet aux deux couches de coulisser et de tourner plus facilement l’une par rapport à l’autre.
La seconde propriété est plus technique et vise à trouver une classe de matériaux pour laquelle la « quantité de mouvements » des électrons avant et après le passage d’un niveau d’énergie à l’autre est nulle. Ce cas de figure idéal satisfait toujours les conditions nécessaires pour l’émission de lumière, indépendamment des détails des réseaux cristallins et de leur orientation relative.
Et il se trouve qu’il existe un grand nombre de matériaux répondant à ces deux exigences. « Dans notre recherche, nous avons utilisé du sélénide d’indium (InSe) sur lequel nous avons déposé différentes dichalcogénures de métaux de transition (des matériaux à base de molybdène ou de tungstène), explique Alberto Morpurgo. Par la suite, nous avons identifié de nombreux autres composés qui pourraient être utiles pour élargir la gamme de couleurs de la lumière émise par ces nouveaux semi-conducteurs artificiels. Nous proposons ainsi de nouvelles stratégies pour manipuler cette lumière comme bon nous semble, avec l’énergie et la couleur que l’on souhaite obtenir. »

 

Les promesses du graphène


Découvert en 2004, le graphène a provoqué un engouement tel qu’en 2013, l’Union européenne a lancé le Graphene Flagship, doté d’un budget d’un milliard d’euros sur dix ans. Ce projet, le premier de ce type, a été conçu, entre autres, pour éviter de se faire distancer sur le plan industriel, notamment par la Chine et la Corée du Sud, où la plupart des brevets dans ce domaine ont à ce jour été déposés. Le succès semble être au rendez-vous. En février de cette année, le consortium européen a annoncé la mise en place d’une ligne de production capable de fabriquer des films de graphène sans défauts de 30 centimètres de diamètre, prêts à être intégrés sur des plaques de silicone cristallin destinées aux circuits intégrés.
Selon son rapport d’activité 2020, soit trois ans avant la conclusion du programme, le Graphene Flagship affirme également avoir donné naissance à environ 90 produits intégrant le graphène d’une manière ou d’une autre, avec des applications aussi disparates que des capteurs à effet Hall (permettant de mesurer les champs magnétiques et l’intensité des courants électriques) dix fois plus sensibles que leurs homologues en silicium ou des écouteurs aux aigus et basses améliorés. Parmi les autres produits de niche, on trouve aussi un pneu de vélo ayant une excellente adhérence, une raquette de tennis à flexibilité et durabilité supérieures, un casque de moto capable de disperser les impacts avec grande efficacité ou encore un climatiseur à haute performance.
Le Flagship a également lancé les projets « Spearhead » (fer de lance), dont le but est de mettre au point des prototypes utilisant le graphène pour des applications commerciales. Conformes aux Objectifs
de développement durable des Nations unies, ces projets comprennent l’utilisation de produits à base de graphène pour contribuer à la santé et au bien-être, à la production d’eau potable et d’une énergie propre et abordable, à des villes et des communautés durables, ainsi qu’à l’amélioration de l’innovation industrielle et des infrastructures en Europe.


https://graphene-flagship.eu