Campus n°148

L’homme qui prend les volcans de vitesse

5EM.jpg

Une équipe de volcanologues genevois a réussi à mesurer les déformations de la surface associées à une circulation souterraine de magma en Islande. Et ce, deux semaines avant le départ d’une éruption et la naissance d’un nouveau volcan.

« Wow ! » Alors qu’il s’apprête à expliquer, face caméra, pourquoi, en ce début de mois de mars 2021, il se trouve en Islande dans un paysage purement minéral parsemé de plaques neigeuses, Joël Ruch, professeur au Département des sciences de la Terre (Faculté des sciences), entend soudainement un grondement inquiétant et sent le sol vibrer sous ses pieds. Appuyé sur un rocher, il se redresse alors que le paysage semble se déformer autour de lui. Après une poignée de secondes, tout revient au calme. « C’est un tremblement de terre de magnitude 5,5 », estime – correctement – Joël Ruch, qui commence à avoir l’habitude. Lui et son équipe se trouvent en effet dans la partie sud de la péninsule de Reykjanes, à 50 kilomètres seulement de la capitale Reykjavik, qui vit alors depuis une semaine une véritable « crise tectonique ». Les plaques océaniques américaine et européenne se rejoignent à cet endroit et ont commencé à se frotter l’une contre l’autre dans un mouvement de cisaillement et d’extension complexe, provoquant un véritable festival de séismes. Du magma remonte aussi des profondeurs et est sur le point de percer la surface. Où ? Avec quelle puissance ? C’est justement pour le savoir – et le comprendre – que les volcanologues genevois se sont précipités sur place quelques jours seulement après les premières secousses.
« Tout a commencé par un premier gros tremblement de terre de magnitude 5,6 le 24 février, explique Joël Ruch. À partir de là, les secousses n’ont plus arrêté. Dans les tout premiers jours, un collègue m’a envoyé une image satellite radar de la péninsule de Reykjanes. On y distingue clairement que la surface se déforme. Deux zones allongées et parallèles s’élèvent, tandis que la zone centrale s’affaisse. J’ai tout de suite reconnu le phénomène. C’est la manifestation que du magma se fraye un chemin vers la surface à travers une faille (dike) de plusieurs kilomètres de long. La poussée écarte la roche latéralement, provoquant une montée du sol sur les côtés en même temps qu’un effondrement au milieu. Je ne voulais manquer ça pour rien au monde. J’ai donc décidé de partir immédiatement. »
Joël Ruch mobilise ses troupes, composées d’Elisabetta Panza et de Stefano Mannini, doctorant-es, de Giovan Peyrotty, postdoctorant, ainsi que de Simon Bufféral, étudiant de master de l’Université de Paris en stage à Genève. Le temps de rassembler le matériel, d’acheter les billets et de remplir les formalités nécessaires et l’équipe s’engouffre dans un avion. Pandémie de Covid-19 oblige, le quintet doit se soumettre à une batterie de tests PCR. Un premier trois jours avant le départ, un deuxième à l’aéroport de Genève, un troisième à celui d’Amsterdam, un quatrième à l’arrivée à Reykjavik et un cinquième à l’issue des cinq jours de quarantaine obligatoire.
« Si je tenais tellement à être sur place rapidement, c’est que mon principal travail de recherche consiste précisément à étudier la relation qui existe entre les structures de déformation de la croûte terrestre et la circulation souterraine du magma, explique Joël Ruch. Il est toutefois rare de pouvoir suivre ce qui se passe juste avant une éruption. En 2014, j’avais couvert celle du volcan Bárðarbunga, également en Islande, mais lorsque je suis arrivé sur le terrain, la plupart des champs de fractures que je voulais étudier étaient déjà recouverts par des coulées de lave. Depuis, prendre un volcan de vitesse est devenu une sorte d’obsession. »

Le théâtre des événements

Durant leur séjour, les volcanologues ont trouvé une maison dans le village de Grindavik, sur la côte sud de la péninsule. Assez isolée, elle n’est située qu’à quelques kilomètres du théâtre des événements. D’énormes vertèbres de baleine, témoins de l’activité de pêche du village, leur servent de siège de jardin tandis qu’ils admirent le paysage islandais et comptent les séismes. Des dizaines d’entre eux se font sentir quotidiennement, de nuit comme de jour.
Dès la fin de la quarantaine, l’équipe prend la voiture et tente de s’approcher du dike en formation. Ils sont les premiers chercheurs internationaux sur le terrain. Ils croisent des collègues islandais qui sont déjà à pied d’œuvre et des promeneurs curieux de voir ce qui trouble ainsi leur quiétude.
L’objectif des scientifiques genevois est de repérer en surface de nouvelles fractures créées par l’effet conjoint de la remontée magmatique et de l’activité tectonique, ainsi que d’anciennes failles réactivées.
« Nous avons marché des jours sans en trouver, note Joël Ruch. Le terrain d’étude est vaste et nous ne savions pas où regarder. Le sol sablonneux et meuble ne conserve pas bien les marques de déformation et celles-ci peuvent être gommées par un coup de vent ou une chute de neige,
ce qui arrivait régulièrement. Nous pouvions passer à 5 mètres d’une fracture sans la remarquer. Nous avons quand même fini par en trouver, parfois grâce aux réseaux sociaux, d’ailleurs, où des randonneurs postaient des images des fractures qu’ils découvraient. »

Une première

L’atout principal des géologues genevois dans leur quête est un drone. Spécialement conçue pour réaliser des images aériennes de haute définition, cette aile volante très stable a été mise au point et commercialisée par Wingtra, une start-up issue de l’EPFZ. Grâce à un système de localisation par GPS ultra-précis, les photos qu’elle produit ont une résolution au sol de moins de 3 centimètres.
Au total, l’engin complétera vingt-cinq heures de vol et emmagasinera plus de 50 terabytes d’images. « C’est unique, s’extasie le volcanologue. C’est la première fois que l’on cartographie avec autant de détails un champ de fractures accompagnant une remontée de magma. Nous avons pu comparer nos données avec des images aériennes antérieures qui nous ont permis de quantifier les déformations subies par la surface. En l’occurrence, les déplacements les plus importants atteignent 50 à 60 centimètres d’amplitude. C’est modeste face à d’autres événements mais crucial pour comprendre les processus de déformation. »
Le mouvement tectonique général est celui d’un important cisaillement couplé à de l’extension. La ligne de partage entre les plaques américaine et européenne fait un angle important avec le dike tandis que les fractures visibles à la surface sont orientées dans une troisième direction. À cela s’ajoute une remontée de magma dont on ne sait pas trop si elle contribue à la sismicité ou si elle en résulte. « Même si on arrive à expliquer certaines observations, il reste encore beaucoup de choses que l’on ne comprend pas très bien », admet Joël Ruch.
Selon l’Office météorologique islandais, la région subit en un mois plus de 600 tremblements de terre de magnitude supérieure à 3, plus de 60 de magnitude supérieure à 4 et 12 de magnitude supérieure à 5. L’équipe ne rigole pas à chaque coup. Surtout quand la secousse a lieu la nuit, alors qu’ils sont à la maison. Face à la durée exceptionnelle de la crise tectonique (six mois en tout), les Islandais eux-mêmes sont inquiets. Giovan Peyrotty, qui a apporté une caméra pour réaliser une vidéo de vulgarisation dans le cadre de l’association Sciencescape qu’il a cofondée*, récolte quelques témoignages auprès des habitants locaux, peu habitués à un tel traitement dans cette région calme depuis si longtemps – la dernière activité volcanique y remonte à 800 ans.


Le calme avant la tempête

Les scientifiques suivent quasiment en direct depuis le site de l’Office météorologique islandais la localisation des épicentres des séismes successifs. La plupart d’entre eux se situent le long du dike. Mais, de temps en temps, ils s’en éloignent en opérant des « migrations latérales ». À plusieurs reprises, l’une d’elles se dirige même directement sur Grindavik. À chaque fois, après une progression anxiogène, elle s’arrête 2 kilomètres avant le village.
Et puis, le 17 mars, la terre se calme soudainement. Selon les modèles informatiques, le magma aurait stoppé sa progression et stagnerait à 1 kilomètre de la surface.
C’est le calme avant la tempête car, le 19 mars, l’éruption se déclenche.
« Cela s’est passé en pleine nuit, sans prévenir et en douceur, se rappelle Joël Ruch. La propriétaire de notre maison, qui habite aussi à Grindavik, m’a appelé, un peu paniquée, pour me demander pourquoi le ciel était devenu tout rouge. J’ai regardé par la fenêtre et, en effet, j’ai aperçu la lueur de la lave se refléter sur les nuages. Cela devait se voir jusqu’à Reykjavik. Très vite, des hélicoptères sont arrivés. Quant à nous, nous avons dû attendre le lendemain pour pouvoir admirer le phénomène. »
Dès potron-minet, les scientifiques partent à pied, l’accès en voiture étant interdit. Après une petite dizaine de kilomètres, ils effectuent une approche prudente en grimpant sur un plateau qui surplombe la dépression dans laquelle est né le nouveau volcan. Et c’est véritablement un volcan de poche qu’ils aperçoivent. Il ne mesure que 10 ou 15 mètres de haut et grandit en crachant de la lave.
Le volcan, baptisé Fagradalsfjall, est sorti plus ou moins à l’endroit où l’affaissement du terrain était le plus fort. Un lieu que les volcanologues genevois ont arpenté dans les jours précédents et qui se remplit désormais méthodiquement de lave.
« Voir ce spectacle, pour un volcanologue, c’est la cerise sur le gâteau », s’émerveille Joël Ruch. Après un moment d’observation, les chercheurs décident de s’approcher davantage. Malgré les effluves, ils s’aventurent jusqu’à la base du cône, du côté opposé à la coulée de lave, et Giovan Peyrotty immortalise le moment.

Gérer la foule

Autour d’eux, des curieux et des représentants de la presse commencent à affluer. Afin de gérer cette nouvelle attraction, la protection civile prend dès les premiers jours des dispositions de sécurité. Au lieu de prohiber tout accès au public, elle compte sur la responsabilité individuelle et ouvre même une piste à la pelle mécanique pour contenir un éventuel flux de visiteurs. Et, de fait, quelques semaines plus tard, des milliers de personnes, avec enfants, chiens et pique-nique, se presseront chaque week-end pour voir ce nouveau spectacle magmatique.
Il faut dire que les Islandais ont l’habitude. Leur pays connaît une éruption tous les trois ou quatre ans. La communication entre la protection civile, les médias, les scientifiques et la population fonctionne comme une mécanique bien rodée. En temps de crise, un volcanologue expose quotidiennement la situation à la télévision, images techniques à l’appui. Avant même l’éruption, la PC convie tous les groupes actifs sur le terrain, dont celui de Joël Ruch, pour des briefings quotidiens afin d’affiner à chaque fois les scénarios possibles.
Résultat : aucun mort ni blessé n’est à déplorer – tout au plus une poignée de touristes se sont-ils perdus dans cette région facilement en proie au blizzard. Mis à part quelques problèmes locaux causés par les gaz, l’éruption n’a occasionné aucun dégât matériel non plus.
« Nous avons dû rentrer à Genève une semaine après le début de l’éruption mais nous sommes retournés en Islande – accompagnés de ma famille cette fois-ci – fin avril pour poursuivre le travail durant trois autres semaines, explique Joël Ruch. Entre-temps, le premier cône avait grandi considérablement et cinq nouveaux avaient poussé. Malheureusement, le ballet incessant des hélicoptères transportant médias et touristes confondus nous empêchait d’utiliser notre drone la plupart du temps. Par chance, les autorités ont décrété de brefs créneaux horaires interdits de vol durant lesquels nous avons pu effectuer notre cartographie. »
En août, un des cônes finit par prendre le dessus sur les autres, devenant un véritable monstre. Il culmine désormais à une soixantaine de mètres de hauteur. Après avoir comblé la première dépression, la lave s’est déversée dans la plaine suivante, puis dans le vallon de Nátthagi, à seulement 4 kilomètres de la mer. Fin septembre, l’éruption est considérée comme terminée.


Anton Vos


* À voir sur https://youtube.com : « The 2021 volcano tectonic crisis in the Reykjanes Peninsula, Iceland »