Campus n°149

Devenir parent ou divorcer accentue les inégalités de genre

Cela fait plus de vingt ans que les sociologues de l’Université de Genève s’intéressent aux couples et à la famille. Éric Widmer, professeur au Département de sociologie (Faculté des sciences de la société), a notamment mis sur pied avec Jean Kellerhals, professeur honoraire à la Faculté des sciences de la société, et René Levy, premier directeur du centre Pavie, ancêtre institutionnel du Pôle de recherche national Lives, une cohorte de 1500 couples suisses interviewés pour la première fois en 1998 et sur laquelle les recherches se poursuivent. Explications.


Campus : Qu’est-ce que vos travaux sur les couples vous ont appris ?

Éric Widmer : Nous avons notamment pu dégager cinq grands styles d’interaction dans le couple, plus ou moins égalitaires, plus ou moins fusionnels, plus ou moins ouverts sur le monde, etc. Notre analyse a permis de montrer que certains modèles de couples étaient plus résilients à travers le temps que d’autres. Les plus « solides » sont ceux qui mettent en avant une répartition plus égalitaire des tâches et une ouverture sur l’environnement social tout en insistant sur la dynamique collective du couple et de la famille plutôt que sur l’individualisme. De manière générale, nous avons pu documenter les conditions qui font que les relations familiales peuvent devenir des ressources de résilience individuelle et de satisfaction face aux contraintes et au stress imposés par les transitions et les événements inattendus.

Est-ce que l’arrivée d’un enfant représente un stress social qui peut mettre la famille à l’épreuve ?

Oui et les parents disposent de ressources très inégales lorsqu’il s’agit de négocier cette transition dans de bonnes conditions. Nous essayons justement d’identifier quelles sont celles qui permettent de maintenir des modèles de vie commune fondés sur l’égalité, l’ouverture et un équilibre entre groupe et individu. Ce qui est fascinant avec l’entrée dans la parentalité, c’est que malgré le fait que les deux membres du couple partagent des valeurs égalitaires, on voit (ré)émerger des modèles très genrés (c’est-à-dire avec une distribution inégalitaire des tâches entre les sexes) dès que des difficultés apparaissent dans la gestion de cette transition. On fait d’ailleurs l’hypothèse que le divorce a le même type d’effet.

C’est-à-dire ?

Le divorce est le premier facteur de pauvreté en Suisse, en particulier pour les femmes et les enfants. Il a aussi des effets très négatifs sur la relation entre les enfants et le parent qui n’obtient pas la garde et qui est souvent le père. Avec Michèle Cottier, professeure au Département de droit civil (Faculté de droit), nous avons d’ailleurs commencé une étude sur la question des conventions de divorce et sur les circonstances dans lesquelles peuvent devenir un facteur d’inégalité de genre, au même titre que l’entrée dans la parentalité, ce qui est un phénomène largement inattendu et non conceptualisé par la recherche. Les conventions de divorce cherchent souvent à assurer l’égalité des conjoints à la sortie de leur union. On partage tout, chacun part avec la moitié des biens et refait sa vie de son côté. A priori, c’est une approche égalitaire. Mais en réalité, en procédant ainsi, le législateur ne prend qu’en partie en compte les parcours de vie d’avant la séparation, notamment professionnels, en n’anticipant pas leurs effets probables pour le futur. Très souvent, cette décision va placer la femme dans la position de devoir rapidement s’ajuster financièrement à la nouvelle situation alors que son parcours de vie antérieur rend cette adaptation beaucoup plus difficile qu’il n’y paraît. Ces conventions de divorce créent aussi, en parallèle, une vulnérabilité relationnelle chez les hommes (le plus souvent) puisque les avocats ou les juges estiment que la femme, étant la grande spécialiste du relationnel, doit conserver l’accès principal aux enfants. L’ex-mari est alors réduit à jouer les rôles secondaires dans ce domaine. À ce stade de nos recherches, nous faisons l’hypothèse que ces effets ne sont pas explicitement désirés par les avocats ou le législateur mais qu’ils influencent grandement les résultats effectifs de la séparation, tant du point de vue des trajectoires familiales que des trajectoires professionnelles ultérieures.

Quels autres stress menacent les couples ?

Il y en a évidemment beaucoup. Je peux en citer par exemple un que nous avons identifié avec Dario Spini, professeur à l’Université de Lausanne et directeur du PRN Lives. Dans un article paru dans la revue Research in Human Development en 2017, nous décrivons le phénomène des misleading norms, ou normes trompeuses. Nous montrons que certaines normes sociales, qui sont largement suivies à certains moments du parcours de vie, deviennent contreproductives à d’autres moments. Par exemple, en Suisse, il existe aujourd’hui une norme dominante dans de nombreux milieux qui affirme qu’un enfant préscolaire a besoin de sa maman à la maison. Le problème, c’est qu’au moment de la transition vers la parentalité, cette conviction précipite les femmes dans le monde familial et les hommes dans le monde professionnel et ce, dans un pays, où les couples, en comparaison internationale, sont, en réalité, très instables. La Suisse connaît en effet un des taux de divorces les plus élevés des pays occidentaux. Il y a donc une sorte de déconnexion entre la centration normativement attendue des mères sur l’enfant en bas âge et la nécessité pour chaque adulte, quels que soient son genre et son état civil, d’assurer son indépendance économique.