Campus n°150

L’autisme et le court-circuit de la récompense

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Le déficit social caractéristique du trouble du spectre autistique est causé par des défauts de développement du circuit neuronal dit de la récompense. Camilla Bellone les débusque à l’aide de modèles de souris.

Seule dans sa cage, la souris, sans doute par hasard, appuie sur un levier aménagé sur une des parois. Une porte s’ouvre aussitôt et voilà le rongeur en contact, à travers une grille, avec un congénère. Les deux se regardent, se sentent, se frottent le museau. Après sept secondes, la porte se referme. Désireuse de renouveler la rencontre, la souris apprend vite que c’est en actionnant le levier qu’elle peut revoir son compagnon. Le plaisir ressenti par l’animal, ainsi que son anticipation après plusieurs tentatives fructueuses, est confirmé par une électrode implantée dans son cerveau qui enregistre l’activation de neurones appartenant au système dit de la récompense.
Sans en avoir l’air, cette expérience, menée par l’équipe de Camilla Bellone, professeure assistante au Département des neurosciences fondamentales (Faculté de médecine) et parue le 2 décembre 2021 dans la revue Nature Neuroscience, représente une étape importante dans une étude au long cours visant à une meilleure compréhension des bases biologiques des troubles du spectre autistique (TSA). Elle permet en effet de mesurer de manière inédite l’activité neuronale d’un modèle de souris en lien avec son comportement social.
Les personnes atteintes de TSA présentent un déficit en matière d’interactions sociales, comme si les règles de la communication entre les individus n’étaient pas – ou peu – intégrées. Ce déficit développemental, selon les spécialistes cliniques, serait la conséquence d’un manque de « motivation » à interagir avec son entourage qui apparaîtrait dès la toute petite enfance et qui empêcherait l’apprentissage des codes de la communication. Dans certains cas et si rien n’est entrepris, ce déficit devient avec les années un handicap de plus en plus lourd.

Le circuit de la récompense

Au niveau des circuits neuronaux, le principal moteur de la motivation chez l’humain – et chez la souris – est le circuit dit de la récompense qui sillonne le cerveau d’une région cérébrale à l’autre (les principales étant l’aire tegmentale ventrale, le noyau accumbens ou encore l’hypothalamus). Les acteurs de ce système sont les neurones sécrétant la dopamine, le neurotransmetteur du plaisir et du désir, ainsi que d’autres molécules telles que le GABA, la noradrénaline ou la sérotonine. Le circuit de la récompense est activé quand on assouvit sa faim, sa soif ou son désir d’une relation sexuelle mais aussi dans toute une série d’autres actions de la vie. Il fournit ainsi la motivation nécessaire pour adopter des comportements adéquats assurant la préservation de l’individu et sa reproduction.
« L’un des comportements les plus importants pour la survie de l’espèce humaine, et qui est aussi source de plaisir – et donc de récompense –, est l’interaction sociale, commente Camilla Bellone, qui est également la directrice du Pôle de recherche national Synapsy. L’enjeu de ma recherche consistait donc à découvrir le lien – s’il existe – entre le circuit neuronal de la récompense et les interactions sociales. Si on y parvient, on saura mieux où chercher pour détecter d’éventuels dysfonctionnements responsables d’un déficit social chez certains individus et imaginer des stratégies thérapeutiques capables de soigner ou d’améliorer les symptômes de l’autisme. »

S’auto-administrer du social

La chercheuse s’est ainsi lancée dans le développement d’un modèle de souris permettant d’étudier plus en détail les bases neuronales des interactions sociales et, surtout, de leurs dysfonctionnements. Le défi s’avère complexe. Le déficit social peut en effet prendre autant de formes qu’il y a de patients ou de patientes. Les causes potentielles sont, elles aussi, multiples. L’idée de Camilla Bellone consiste à tenir compte de tout cela.
Elle pense alors à reprendre un concept d’expérience développé dans le cadre de la dépendance à la cocaïne, un domaine dans lequel elle a travaillé plusieurs années. C’est ainsi qu’elle conçoit le système de cage décrit plus haut permettant à la souris de s’auto-administrer non pas de la cocaïne mais du contact social à volonté. L’électrode implantée dans le cerveau permet de suivre l’activité des neurones dopaminergiques du circuit de la récompense qui augmente durant l’interaction sociale mais aussi avant, au moment de presser sur le levier. Et dans les cas où il n’y a pas de souris de l’autre côté de la porte, cette activité chute fortement, traduisant la déception du petit rongeur solitaire.
L’étude dans son ensemble, qui comprend d’autres expériences complémentaires, parvient ainsi à démontrer que ce sont les neurones liés au système de la récompense qui sont responsables de la motivation poussant les individus à interagir avec leurs semblables.

Un déficit d’orientation

« À partir de là, nous avons pu progresser dans nos investigations, précise Camilla Bellone. Nous nous sommes concentrés sur un aspect plus particulier de l’autisme qui est un déficit dans l’orientation de l’attention vers un stimulus social. Une personne autiste ne tourne pas automatiquement son regard vers les yeux ou le visage d’un autre individu. »
Dans un papier paru le 10 février 2022 dans Nature Communications, la chercheuse a mis en évidence le rôle joué dans ce comportement par un sous-circuit appartenant au système de la récompense qui relie la région appelée le colliculus supérieur à l’aire ventrale tegmentale. Elle et son équipe ont découvert qu’une perturbation artificielle de ce circuit provoque une modification du comportement de la souris. Par exemple, lorsqu’elle entre en contact avec une congénère, elle ne se tourne plus vers elle, alors que c’est la première chose qu’elle ferait normalement.
Ces deux avancées – le rôle du système de récompense dans l’interaction sociale et celui du sous-circuit du colliculus supérieur dans l’orientation de l’attention – ont trouvé une première confirmation chez des sujets humains. Des mesures par IRM réalisées en collaboration avec Marie Schaer, professeure associée au Département de psychiatrie (Faculté de médecine), ont en effet détecté des déficits de fonctionnement dans ces deux circuits chez de jeunes patientes et patients affectés par des TSA.

La faute à l’inflammation

Une autre dimension du travail de Camilla Bellone réside danss la découverte de ce qui peut provoquer les altérations des circuits neuronaux et engendrer des troubles de type autistique. Dans un article paru le 12 janvier 2022 dans Molecular Psychiatry, elle montre, pour la première fois, qu’un processus inflammatoire en serait capable, en tout cas chez des individus présentant une vulnérabilité génétique face aux TSA.
Pour ce faire, les scientifiques ont conçu des souris – ayant un comportement parfaitement normal – dont un exemplaire du gène appelé Shrank3 est muté, l’autre étant sain. Ce gène est connu pour être responsable d’une forme monogénique (et rare) de l’autisme. Les scientifiques ont ensuite déclenché chez ces rongeurs une inflammation de manière artificielle. Il en résulte une altération de certains circuits du système de la récompense et une modification du comportement dans le sens d’un déficit social.
« Une inflammation est un phénomène commun qui peut avoir beaucoup de causes (virus, bactéries…) et qui se manifeste par une montée de fièvre, explique Camilla Bellone. Le stress peut également jouer un rôle car il augmente le niveau d’inflammation. Nos travaux suggèrent donc que si un tel processus inflammatoire survenait chez un individu génétiquement vulnérable dans sa petite enfance ou même lorsqu’il est encore dans le ventre de sa mère, cela pourrait augmenter le risque de développer une forme d’autisme dans les années suivantes. »
Quant à définir une prédisposition génétique aux TSA, c’est un problème qui n’est de loin pas résolu. Le nombre de gènes potentiellement impliqués dans une forme d’autisme ou une autre est en effet très grand. Tous ne sont pas identifiés et encore moins les combinaisons qui présenteraient les risques les plus grands de développer des symptômes autistiques.

« Pour certains, Synapsy représente l’entier de leur parcours professionnel »

Camilla Bellone, professeure associée au Département des neurosciences fondamentales (Faculté de médecine), est l’actuelle directrice du Pôle de recherche national Synapsy. Elle a succédé à Alexandre Dayer, subitement disparu en 2020. Elle est notamment chargée d’organiser la suite du PRN alors que le financement du Fonds national pour la recherche scientifique prendra officiellement fin en novembre de cette année.

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Que restera-t-il du PRN Synapsy après sa clôture officielle ?
L’un des principaux héritages du Pôle est d’avoir formé des chercheurs, chercheuses, cliniciens et cliniciennes capables de parler le même langage et de travailler ensemble sur des projets alliant les neurosciences fondamentales et la pratique psychiatrique. Les neurosciences sont ainsi entrées en psychiatrie tout comme la problématique de la patientèle est entrée dans les laboratoires. De nombreuses recherches en neurosciences se basent désormais sur des questions cliniques. C’est un avantage essentiel qui a mis du temps à se constituer mais qui nous permet d’avoir toutes les cartes en main pour tenter de répondre aux questions très complexes que pose la compréhension des bases neurologiques des maladies psychiatriques. Le PRN a même mis sur pied un programme de formation de cliniciens-chercheurs, ou clinician scientists, qui maîtrisent les deux disciplines. Pour ce faire, les responsables du pôle ont identifié de jeunes médecins montrant de l’intérêt pour les neurosciences et les ont soutenus afin qu’ils et elles suivent un enseignement dans cette discipline, tout en gardant, si possible, un pied dans la pratique clinique. C’est ainsi qu’en douze ans, 12 professeurs et professeures (assistants et associés) en psychiatrie ont été formés dans les deux cultures. Avec tous les étudiants, étudiantes et postdoc, qui gravitent autour, cela forme une petite communauté de très haut niveau qui va croître et essaimer et qui place les universités de Genève et de Lausanne à la pointe mondiale dans ces domaines. Il faut dire que, pour certains d’entre nous, l’aventure de Synapsy couvre presque tout notre parcours professionnel. Nous n’avons, pour ainsi dire, rien connu d’autre. Pour ma part, quand le pôle a été lancé il y a 12 ans, j’étais encore postdoctorante chez Christian Lüscher, professeur au Département des neurosciences fondamentales (Faculté de médecine) et un des membres fondateurs du PRN. Et maintenant, je le dirige.

Est-ce qu’une structure universitaire permettra de poursuivre les travaux de Synapsy ?
Nous avons déjà créé en 2019 à Genève le Synapsy Center for Mental Health, dont je suis la directrice. Des structures similaires devraient être fondées également à l’Université de Lausanne et à l’École polytechnique fédérale de Lausanne. Chaque centre sera géré de manière indépendante mais l’objectif est que tous soient intégrés dans un réseau, le Synapsy Network. Nous espérons ainsi conserver la capacité de mener des projets translationnels basés sur des problématiques cliniques mais traités avec des connaissances neuroscientifiques. Nous aimerions également poursuivre le programme de formation des jeunes clinician scientists et intégrer des cours spécifiques sur les neurosciences psychiatriques dans l’École doctorale lémanique en neurosciences, dont l’origine remonte aux années 1990. Nous souhaiterions enfin accentuer notre communication vers la cité, aussi bien pour faire connaître nos travaux que pour déstigmatiser les maladies mentales auprès du grand public.

Comment allez-vous financer cela ?
Nous avons d’ores et déjà reçu le soutien de la fondation genevoise NeuroNA qui nous versera 40 millions de francs pour dix ans. Ce budget est destiné à la création de deux postes de professeur, l’un à l’Université de Genève, l’autre à l’EPFL, et à la construction d’une plateforme appelée Human cellular neuroscience basée sur l’étude de cellules souches et d’organoïdes, c’est-à-dire de modèles en trois dimensions d’un organe, ou d’un mini-organe, maintenu en culture. À l’aide de ce financement, nous comptons aussi constituer une biobanque qui sera installée au Campus Biotech. Puis nous cherchons actuellement d’autres fonds pour poursuivre nos recherches dans les domaines des circuits neuronaux (circuit neuroscience) et de la psychiatrie computationnelle (computation neuroscience). Par ailleurs, le Département de psychiatrie (Faculté de médecine) prévoit d’ouvrir de nouveaux postes de professeurs pour pérenniser l’héritage du PRN Synapsy.