Campus n°150

Briser le cercle vicieux de la violence

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Des études comportementales, physiologiques, épigénétiques et par imagerie cérébrale ont permis d’identifier les enfants les plus à risque de développer des psychopathologies consécutives au traumatisme vécu par leur mère durant son enfance.

Il existe des héritages plus lourds que d’autres. Les enfants exposés – directement ou indirectement – durant leur plus jeune âge à la violence physique et/ou sexuelle en subissent parfois les conséquences toute leur vie. Voire même au-delà. Une partie importante de ces enfants développent en effet des troubles de stress post-traumatique (TSPT, lire aussi l’encadré ci-dessous). Chez les filles, lorsqu’elles deviennent adultes, ces troubles peuvent se réactiver lorsqu’elles sont confrontées aux expressions de détresse ou de frustration – pourtant naturelles – de leurs propres enfants. Ces mères ont aussi plus de risques de mal interpréter les émotions de leur progéniture et d’instaurer avec elle une relation biaisée, elle-même associée à une apparition plus fréquente de certains symptômes psychopathologiques chez leur enfant dès l’âge scolaire.
Ces observations, corrélées avec des données physiologiques, des analyses épigénétiques ou encore de l’imagerie cérébrale, sont issues d’une série d’études menées ces douze dernières années dans le cadre du Pôle de recherche national Synapsy et dirigées par Daniel Schechter, chargé de cours au Département de psychiatrie de la Faculté de médecine ainsi que professeur associé à l’Université de Lausanne et à l’Université de New York.
« L’un des objectifs de notre travail consiste à trouver des moyens d’identifier de manière précoce – et potentiellement de prendre en charge – les enfants les plus à risque de développer des psychopathologies consécutives au traumatisme vécu par leur mère durant son enfance, précise Daniel Schechter, qui est aussi médecin adjoint responsable au Service universitaire de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent du CHUV. Pour ce faire, nous avons suivi durant douze ans une cohorte unique en son genre. Nous l’avons commencée en 2010 en recrutant des femmes victimes de violences domestiques et ayant un enfant en bas âge. Beaucoup d’entre elles souffrent de TSPT à des degrés de sévérité très variables et parfois très élevés. Nous avons ainsi rassemblé 84 dyades mère-enfant au début de notre étude. Il en est resté une cinquantaine à la fin du programme qui a lieu cette année. »
Les pères n’ont pas participé pour des raisons éthiques. Au moment de leur enrôlement, certaines femmes habitaient en effet dans un foyer genevois leur servant de refuge et nombre d’entre elles avaient lancé des démarches légales d’éloignement contre leur conjoint.

Problème énorme

« En Suisse, on estime qu’environ 15 % des femmes sont atteintes de TSPT plus ou moins graves, essentiellement à cause des violences domestiques vécues durant leur enfance ou plus tard dans la vie, souligne Daniel Schechter. Nous faisons donc face à un problème énorme. »
Les premières études, menées notamment en collaboration avec Sandra Rusconi Serpa, du Service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent des Hôpitaux universitaires de Genève, ont, entre autres, confirmé que les femmes avec une histoire de violence dans leur enfance peuvent vivre les manifestations de détresse et d’impuissance de leur jeune enfant comme un déclencheur de leur stress post-traumatique.
En outre, comme le montre un article paru le 28 janvier dans l’European Journal of Psychotraumatology, les mères avec des TSPT ont plus de peine à comprendre et à prédire correctement les émotions de leur enfant. Et plus le traumatisme vécu est grave, plus cette difficulté est grande. Au cours de l’étude en question, la mère doit par exemple imaginer la réaction qu’aurait son petit à la vue de certaines images. Devant celle montrant une tortue sur le dos, incapable de se retourner, certaines femmes avec des TSPT ont répondu que leur enfant resterait neutre, voire qu’il ressentirait de la joie, plutôt que de la tristesse, qui serait l’émotion la plus adaptée à la réalité.
 « Nous ne voulons surtout pas faire passer le message que les mères sont dangereuses pour leurs enfants parce qu’elles les contamineraient avec leur TSPT, insiste Daniel Schechter. Ce n’est pas leur faute. Leur comportement vis-à-vis de leur enfant est perturbé par leur traumatisme. Il en résulte un manque de disponibilité émotionnelle et de sensibilité à la communication de leur enfant ou encore une difficulté à lire leurs expressions faciales. Elles commettent des erreurs typiques comme celle d’interpréter l’anxiété de l’enfant comme de la colère. Lorsque cela arrive dans la phase délicate des quatre premières années de vie de l’enfant, cela crée chez lui une insécurité qui entrave le développement de ses propres capacités de régulation émotionnelle et physiologique. Nos études – et bien d’autres – ont en effet montré que les enfants de mères avec des TSPT développent plus souvent des symptômes anxio-dépressifs et de somatisation ainsi que des troubles du comportement tels que l’agressivité. »

Cortisol dérégulé

Les scientifiques ont dès le départ complété les études comportementales des mères et des enfants avec des analyses physiologiques, de l’imagerie cérébrale ou encore des analyses épigénétiques afin de tenter de déterminer des profils à risque et d’identifier des marqueurs permettant de prédire l’évolution psychopathologique des individus.
Un des moyens d’évaluer le stress est le taux cortisol que l’on peut mesurer à partir de prélèvements de salive. Cette hormone, essentielle dans l’équilibre du glucose sanguin et la libération de sucre à partir des réserves de l’organisme, suit normalement le rythme circadien avec un maximum de concentration le matin, afin de fournir l’énergie nécessaire, et un minimum le soir pour favoriser l’endormissement. Son taux peut cependant fluctuer pour d’autres raisons. Il augmente en effet de manière très significative dans des situations de stress avant de redescendre lentement dès le calme revenu.
« Concrètement, nous prélevons de la salive toutes les vingt minutes afin de dessiner des profils durant la journée, explique Daniel Schechter. Nous soumettons également nos participantes et participants à des situations stressantes contrôlées en laboratoire. Chez les petits enfants, par exemple, cela prend la forme d’une séparation d’avec sa mère et, pour ceux d’âge scolaire, d’une sorte d’« examen » devant une série de thérapeutes en blouse blanche qui posent des questions. »
Il en ressort que chez les mères avec des TSPT, le rythme circadien est perturbé, avec des taux de cortisol trop faibles le matin et trop élevés le soir. Ce n’est pas le cas chez les enfants mais ces derniers – tout comme leur mère – présentent un manque de réactivité du taux de cortisol face à des situations de stress. Autrement dit, les courbes du taux de cortisol, au lieu de dessiner une forme de cloche, sont relativement plates.
« C’est comme s’ils s’attendaient à une situation beaucoup plus stressante ou comme si le système de réponse au stress était dysfonctionnel, analyse Daniel Schechter. On ignore laquelle des deux explications est correcte (peut-être le sont-elles les deux à la fois) mais il s’agit dans tous les cas d’une forme d’adaptation à un environnement – la maison – particulièrement stressant. »
L’un des résultats les plus significatifs obtenus par le chercheur et ses collègues est d’avoir montré que les fils – et pas les filles – de mères avec les formes de TSPT les plus graves sont aussi les plus à risque de développer, à l’âge scolaire, des comportements agressifs, en général du harcèlement, envers leurs camarades.

Épigénétique et activité cérébrale

Les analyses épigénétiques vont dans le même sens que les observations comportementales. Les mères avec des TSPT et leurs enfants présentent en effet des différences dans la configuration (et non la composition, qui reste inchangée) de certaines portions de l’ADN. Plus précisément, chez eux, la « méthylation » (l’addition de molécules appelées groupes méthyles) du gène NR3C1, codant pour la protéine du récepteur des glucocorticoïdes, est réduite par rapport à ce que l’on observe dans le reste de la population. L’équation est cohérente puisqu’une méthylation réduite de ce gène entraîne une plus grande production de récepteurs à la surface des cellules qui, à leur tour, capturent davantage de cortisol. En conséquence, le taux de ce dernier diminue, ce qui expliquerait la faible réactivité au stress de ces individus.
« Ce scénario n’est pas démontré du point de vue biomoléculaire, nuance Daniel Schechter. De plus, l’analyse épigénétique a été réalisée sur des cellules périphériques, prélevées dans la salive. Nous ne savons pas si le résultat serait le même avec des cellules du cerveau, auxquelles nous n’avons pas accès. Nous ignorons également si ce profil épigénétique spécifique est transmis d’une génération à l’autre via les cellules germinales ou s’il est acquis au cours de l’enfance. Ce sont des questions ouvertes qui nécessiteront d’autres études plus approfondies et, surtout, avec plus de participants et de participantes. »
En attendant, l’analyse de l’activité cérébrale abonde dans le même sens. Comme le montre un papier paru le 2 août 2017 dans PLoS One, l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle sur les mères et l’électroencéphalographie de haute densité sur les enfants ont permis d’identifier des anomalies dans la régulation du système limbique (impliqué dans la régulation des émotions et du comportement), telles qu’une activité réduite dans le cortex préfrontal médian, dorsal et ventral ainsi qu’une activité augmentée dans l’hippocampe.
Les auteurs ont même pu identifier chez les mères avec des TSPT, et dont le petit a moins de 4 ans, un profil d’activité cérébrale qui est associé à – ou prédit, selon la terminologie des scientifiques – l’apparition de symptômes psychopathologiques chez l’enfant un an plus tard.

Un traitement par vidéo

« La compréhension des mécanismes psychobiologiques de la transmission intergénérationnelle du traumatisme lié à la violence sert surtout à fournir les bases scientifiques et les outils indispensables à toute intervention thérapeutique, rappelle Daniel Schechter. Nous ne pouvons pas changer l’histoire des mères, ni leur code génétique. Mais nous pouvons intervenir sur les interactions mère-enfant lors des périodes sensibles, en particulier celles des premières années de vie. C’est d’ailleurs dans cette optique que nous avons développé un manuel de psychothérapie brève basée sur un feed-back vidéo (CAVE, ou Clinician Assisted Video Feedback Exposure). »
L’idée consiste d’abord à filmer des interactions entre la mère et son enfant dans différentes situations (communication, séparation, jeu, etc). Dans un deuxième temps, les thérapeutes montrent des extraits des vidéos à la maman et ils analysent ensemble le contenu, en insistant sur des éléments importants comme la lecture des émotions ou la réponse au stress tout en essayant d’imaginer ce qui se passe dans la tête des protagonistes et comment le traumatisme du passé peut influencer les comportements d’aujourd’hui.
L’intervention dure entre 12 et 16 séances. Pour l’instant, le dispositif expérimental est proposé dans le cadre de la structure Papillon (Programme ambulatoire parental et infantile – âges 0 à 5 ans) au CHUV que codirige Daniel Schechter avec la psychologue et psychothérapeute Josée Despars. Les thérapeutes constatent qu’il permet un changement de perception chez la mère des émotions de l’enfant. Une évaluation plus en profondeur de l’efficacité du CAVE est prévue mais cela demande du temps et de l’argent, notamment afin de former des thérapeutes.
« La mesure la plus efficace serait bien sûr la prévention afin d’éradiquer ces formes de violence, suggère Daniel Schechter. Mais c’est utopique et, surtout, pas de notre ressort. Nous pouvons en revanche informer le public sur les effets de la violence et trouver des moyens d’identifier celles et ceux qui en sont victimes, en particulier les jeunes enfants qui n’ont pas forcément les moyens de s’exprimer. En général, les parents sont très preneurs de nos services. La motivation la plus puissante que j’ai sentie auprès des parents (mères et pères confondus), c’est de faire en sorte que leurs enfants ne passent pas par les mêmes expériences néfastes qu’eux. »

Vétérans et femmes battues : même combat

Le trouble de stress post-traumatique (TSPT) est un désordre psychiatrique provoqué par une ou des expériences menaçant la vie ou l’intégrité physique d’une personne. Il se manifeste par des symptômes tels que les réminiscences des événements traumatisants, des comportements d’évitement de situations les rappelant, l’hyper-excitation, des cognitions négatives, etc. Ces effets, qui génèrent un dysfonctionnement comportemental et une détresse importante, peuvent se manifester sur une période assez longue et commencer soit peu après le traumatisme, soit plus tard.
L’un des premiers à décrire des états similaires est Sigmund Freud à propos de femmes dont il suppose qu’elles sont abusées sexuellement ou sexuellement surexcitées. Selon le psychanalyste, celles-ci sont atteintes d’« hystérie », dont la cause est notamment le syndrome de dissociation identifié plus tôt au XIXe siècle par Jean-Martin Charcot et théorisé par Pierre Janet. Durant la période de l’histoire de la psychiatrie dominée par la psychanalyse, on ne parle toutefois pas de trauma réel, causé par des événements extérieurs, mais de trauma « intra-psychique ».
La Première Guerre mondiale produit néanmoins une immense cohorte de personnes très gravement traumatisées – clairement en lien avec la réalité des combats et non avec leur psychisme – et souffrant de symptômes similaires. On commence alors à parler de « Shell Shock Syndrome ».
Il faut cependant attendre la guerre du Vietnam pour que le terme TSPT (PTSD en anglais pour Post Traumatic Stress desorder) entre dans la bible de la psychiatrie, le DSM (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux).
Il y est inscrit en 1980, dans la troisième édition. Et c’est durant la même période, c’est-à-dire les années 1970, que les médecins remarquent que les femmes et les enfants – dont la société commence à se préoccuper davantage – victimes d’abus et de violences domestiques développent des symptômes similaires à ceux dont souffrent les vétérans du Vietnam. On accorde alors aux femmes le même diagnostic de TSPT, comme un retour ironique aux premières descriptions faites par Sigmund Freud, Jean-Baptiste Charcot et Pierre Janet.