Campus n°150

Suisse-Union européenne: un divorce à haut risque

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Si le gouvernement helvétique a choisi, en 2021, de tirer la prise des négociations menées avec l’Union européenne, c’est davantage pour des raisons de politique intérieure que parce que la souveraineté de la nation se trouvait menacée. Telle est la thèse que défend René Schwok dans un récent ouvrage.

«Déni de démocratie », « champ de ruines », « grand gâchis », « point de non-retour »… Annoncée le 26 mai 2021, la décision de mettre fin aux négociations sur l’accord-cadre avec l’Union européenne (UE), prise sans consultation du peuple ni du Parlement par le Conseil fédéral, a suscité la stupéfaction de la plupart des médias nationaux, ainsi que des milieux économiques et du monde académique qui s’étaient largement prononcés en faveur de l’accord. Et il a également étonné de nombreux observateurs tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de nos frontières. Il est vrai que jusqu’ici, le gouvernement suisse n’avait jamais mis un terme de façon aussi abrupte à des tractations d’une telle importance, qui plus est avec son principal partenaire économique, politique et scientifique. Mais comment en est-on arrivé là ? C’est la question à laquelle s’efforce de répondre René Schwok, professeur au Département de science politique et relations internationales (Faculté des sciences de la société) ainsi qu’au Global Studies Institute de l’UNIGE, dans un récent ouvrage paru dans la collection Débats et documents de la Fondation Jean Monnet pour l’Europe.
« Le Conseil fédéral a motivé sa décision de rejeter l’Accord institutionnel (InstA) parce que des divergences persistaient entre l’UE et la Suisse sur trois points : la protection des salaires, la directive relative au droit des citoyens de l’Union et les aides d’État, explique le spécialiste, par ailleurs titulaire d’une chaire Jean Monnet. Un choix qui est d’autant plus surprenant que notre pays avait obtenu d’importantes concessions de la part des négociateurs de Bruxelles et que les deux parties s’étaient ouvertement déclarées satisfaites de l’avancée des travaux. »
Lancés en 2010 à l’initiative de la Confédération, les pourparlers avec l’UE avaient pour objectif de consolider la voie bilatérale. Les représentants de l’Union considérant que la Suisse disposait d’une trop grande marge de manœuvre, ce qui était susceptible de porter atteinte à l’homogénéité du marché intérieur européen, les négociations se sont toutefois progressivement orientées vers une plus grande intégration institutionnelle de la Suisse dans l’Europe des Vingt-Sept.
Mais plusieurs points problématiques ont émergé au fil du temps. Soucieux de préserver un partenaire économique précieux (la Suisse est la quatrième destination la plus importante de l’UE en termes d’exportation de marchandises et la troisième pour ce qui est des services) et conscients du fait que la Suisse avait besoin d’un certain nombre de marques de bonne volonté pour éviter un référendum populaire, les négociateurs de Bruxelles ont néanmoins fait des concessions importantes dans la plupart des domaines concernés.
Le champ d’application de l’accord se limitait ainsi à la libre circulation des personnes, au transport terrestre, au transport aérien, aux obstacles techniques au commerce et aux obstacles techniques à l’agriculture. Le texte ne prévoyait par ailleurs pas de reprise automatique du droit européen et la Suisse aurait obtenu le droit de participer à l’élaboration des nouvelles lois européennes la concernant. En cas de différend, les sanctions prévues se trouvaient relativement limitées et la Suisse aurait échappé à la surveillance d’une instance supranationale destinée à contrôler l’application des accords. Les négociateurs avaient en outre pris le soin de prendre en compte les spécificités du marché suisse en matière de protection des salaires et prévu la participation de la Suisse à l’Autorité européenne du travail. Enfin, la Suisse aurait échappé à l’obligation formelle de reprendre la Directive relative au droit des citoyens de l’UE.

Au vu des efforts consentis pour satisfaire aux exigences des négociateurs helvétiques, la Commission européenne semble ne jamais avoir pris au sérieux la menace suisse d’abandonner la table des pourparlers. Visiblement à tort. Reste à comprendre comment cette solution a priori hautement improbable s’est imposée à la majorité des membres du Conseil fédéral.
« On ne sait pas grand-chose des orientations de chacun d’entre eux, note René Schwok. On ne sait pas non plus comment la décision a été prise. À la suite d’un vote, d’une consultation ou d’une simple « prise de température » ? Par conséquent, on ne peut, à ce stade de nos connaissances, que se limiter à des conjectures fondées sur des sources indirectes : discours des conseillers fédéraux, prises de position des partis politiques et des associations, médias écrits et audiovisuels, entretiens oraux. »
À l’issue de ce tour d’horizon, il ne fait guère de doute que les deux représentants de l’Union démocratique du centre (UDC) se sont montrés défavorables au traité. Leur parti n’a en effet cessé de dénoncer le risque de perte d’indépendance ou l’afflux d’étrangers profitant indûment de l’aide sociale suisse en cas de rapprochement avec l’Union. Le toujours influent Christoph Blocher, vice-président de l’UDC entre 2008 et 2018, allant jusqu’à affirmer que la signature d’un tel traité constituerait un « suicide » pour la Suisse. A priori plutôt favorables à la cause européenne, les deux conseillers fédéraux socialistes (Alain Berset et Simonetta Sommaruga) n’ont pas non plus soutenu l’accord. Et ce, pour deux raisons, selon René Schwok. La première tient à la pression des syndicats, qui redoutaient un afflux de travailleurs détachés acceptant d’être employés à des conditions inférieures à celles existant en Suisse. La seconde est liée à la crainte du Parti socialiste de perdre son deuxième siège lors des élections de 2023 en s’engageant trop ouvertement en faveur de l’Europe. Un raisonnement probablement partagé par le Parti libéral-radical (PLR), le siège d’Ignazio Cassis dépendant fortement du soutien de l’UDC.
Quant à Karin Keller-Sutter, qui s’était pourtant engagée sans la moindre hésitation en faveur des accords bilatéraux avec l’Union européenne, elle s’est rapidement montrée réticente vis-à-vis d’un accord qu’elle percevait comme une perte de souveraineté trop importante.
« Son scepticisme a pesé très lourd dans la décision du Conseil fédéral de rejeter l’accord-cadre, souligne René Schwok. Sa forte personnalité, sa détermination et sa position dans le collège gouvernemental ont exercé une influence déterminante. »
Enfin, le parti démocratique chrétien, représenté par Viola Amherd, a suivi une trajectoire assez similaire à celle du PLR, voulant éviter à tout prix de donner le moindre prétexte à l’UDC pour surfer sur des thèmes liés à la souveraineté du pays, à l’immigration et au « tourisme social ».
Cette crainte du référendum a d’ailleurs été confirmée par le Conseil fédéral lui-même. Dans le rapport visant à expliquer le refus de l’Accord institutionnel, il est en effet écrit noir sur blanc qu’en cas d’acceptation, le gouvernement n’aurait jamais pu « obtenir l’aval du Parlement fédéral et faire face au référendum qui serait très vraisemblablement lancé contre l’accord institutionnel. »
« Au final, analyse René Schwok, le Conseil fédéral a estimé que l’UE ne prendrait pas le risque de tout remettre en cause à la suite de son rejet de l’accord-cadre. Il a considéré que les sanctions politiques adoptées par l’UE seraient supportables. L’avenir dira qui a raison. Si la Suisse continue à être prospère et qu’elle ne souffre pas trop de son accès plus difficile au marché intérieur de l’UE et qu’un nouveau mécanisme institutionnel venait à être négocié, la position choisie paraîtra sans doute justifiée. Si, au contraire, l’économie suisse devenait moins florissante que celle de ses voisins européens, que les difficultés économiques entraînaient d’importantes délocalisations, que l’approvisionnement en électricité devenait problématique et que les instituts de recherche nationaux perdaient de leur attractivité, ce choix suscitera probablement encore davantage d’incompréhension que ce n’est déjà le cas. »


Vincent Monnet

« Accord institutionnel : retour sur un échec », par René Schwok, Ed. Fondation Jean Monnet pour l’Europe, 66 p. Disponible en version pdf ici.