Campus n°150

Les relations sino-russes trébuchent sur l’Amour

2RE2.jpg

Malgré des relations bilatérales qui semblent au beau fixe depuis quelques années, la Russie et la Chine cultivent une vision antagoniste de l’histoire de leur frontière commune. C’est ce que démontre une enquête menée dans les musées frontaliers des deux pays.

 

Depuis le début de « l’opération spéciale » lancée par Vladimir Poutine en Ukraine, le spectre d’un rapprochement toujours plus accentué entre la Russie et la Chine fait frémir les pays membres de l’OTAN et leurs alliés. Plausible selon de nombreux experts compte tenu de l’évolution des relations diplomatiques, de l’intégration économique croissante entre les deux pays, du développement qu’a connu leur coopération militaire depuis une vingtaine d’années et des similitudes politiques des deux régimes, une telle alliance est pourtant loin d’aller de soi. Notamment en raison des regards profondément divergents que les deux puissances portent sur l’histoire et plus particulièrement sur leurs relations frontalières. C’est ce qui ressort de deux études menées récemment par Iacopo Adda, doctorant à l’Institut d’études globales, sur les musées d’histoire des deux pays.
La première, publiée en 2021, s’intéresse à la partie russe. La seconde, qui vient tout juste d’être mise en ligne dans le volume 74 de la revue Europe-Asia Studies et qui a été réalisée avec la collaboration de Yuexin Rachel Lin, chercheuse à l’École d’histoire de l’Université de Leeds, porte sur trois musées chinois situés dans la région du fleuve Amour en Mandchourie.

Des clés négligées

« La plupart des études géopolitiques se contentent de reléguer l’histoire frontalière sino-russe à une section introductive, sans considérer comment elle peut être utilisée pour construire des arguments idéologiques qui pourraient contredire les déclarations officielles de haut niveau sur l’amitié bilatérale, expliquent les auteurs. Les musées sur cette frontière et les récits historiques qui y sont montrés sont des clés souvent négligées, mais importantes pour comprendre ces questions. Comme ils touchent principalement un public national, ils peuvent révéler des priorités politiques différentes de celles présentées au niveau international. »
Le contentieux territorial entre les deux puissances remonte au XVIIe siècle. La Moscovie s’engage alors dans la colonisation de la Sibérie. Se rapprochant des rives du fleuve Amour, ses troupes se heurtent toutefois à celles de la dynastie Qing qui, en soutenant la résistance locale, cherche, elle aussi, à affermir son pouvoir dans la région. Après une trentaine d’années d’affrontements sporadiques, un premier traité est signé dans la ville de Nertchinsk en 1689. Fixant la première frontière entre la Russie et la Chine, celui-ci prive les Russes de l’accès au bassin de l’Amour tout en leur accordant certains privilèges commerciaux et diplomatiques.

Massacre à Blagovechtchensk

Après deux siècles, le statu quo de Nertchinsk est remis en discussion dans la seconde partie du XIXe siècle. Profitant d’une Chine affaiblie par les guerres de l’opium, la Russie parvient à imposer deux traités (celui d’Aïgoun, paraphé en 1858, et celui de Pékin, signé en 1860) qui lui accordent l’ensemble des territoires situés au nord du fleuve Amour et à l’est de l’Oussouri, rivière qui prend sa source au nord de l’actuelle Vladivostok. Deux accords que la Chine a toujours considérés comme « inégaux » pour avoir été extorqués par une puissance impérialiste. Ce qui n’empêche pas les Russes de pousser plus loin leur avantage. En pleine révolte des Boxers (conflit qui oppose la Chine aux forces coloniales alliées de l’Autriche-Hongrie, de la France, de l’Allemagne, de l’Italie, du Japon, du Royaume-Uni et des États-Unis entre 1899 et 1901), les armées du tsar Nicolas II pénètrent ainsi au cœur de la Mandchourie, rasant la ville d’Aïgoun et poussant de nombreux civils chinois à la noyade dans la ville de Blagovechtchensk.
Après une parenthèse liée à la révolution bolchevique de 1917, les tensions reprennent à partir de la fin des années 1950, conduisant à un nouveau conflit frontalier en 1969. Les premiers signes de détente se manifestent à la fin des années 1980, sous l’impulsion de Mikhaïl Gorbatchev. La tendance se confirme avec l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, visiblement soucieux de ménager une nation susceptible de devenir un allié précieux dans la construction d’un monde multipolaire.

Divergences persistantes

Comme en témoigne l’analyse menée par Iacopo Adda des deux côtés de la frontière, de nombreuses divergences persistent néanmoins. Côté russe, la recherche publiée en 2021 montre que la vision propagée par les musées institutionnels promeut l’idée que le traité de Nertchinsk est insatisfaisant dans la mesure où il a bloqué pendant près de deux siècles l’accès à la région du fleuve Amour, laquelle est perçue comme partie intégrante du territoire national. Les traités d’Aïgoun et de Pékin, eux, sont en revanche décrits de manière positive, le point de vue chinois étant généralement éludé. Quant aux cosaques et aux explorateurs russes, ils sont dépeints comme des héros, les exactions et autres massacres qu’ils ont pu commettre étant minimisés ou tout simplement passés sous silence.
De l’autre côté de la frontière, le discours peut sembler plus ambigu. Certaines des institutions visitées par les deux scientifiques qui sont de conception récente – comme le Chinese Eastern Railway Impressions Hall ouvert en 2017 ou la nouvelle exposition permanente du Musée provincial du Heilongjiang, inaugurée la même année – proposent en effet une interprétation relativement positive de la présence russe.
Ces deux institutions sont situées en Mandchourie, à Kharbin, ville qui a longtemps constitué un avant-poste de la puissance russe en Chine et qui conserve aujourd’hui encore de nombreuses traces de cet héritage comme la cathédrale Sainte-Sophie et le parc Staline, tous deux classés monuments historiques. Le Chinese Eastern Railway Impressions Hall se présente davantage comme un parc d’attractions que comme un musée au sens traditionnel du terme et est tout entier tourné vers l’idéalisation de la présence russe. « Des reproductions multimédias interactives à grande échelle du front de mer de Songhua et du pont Jihong de style européen – minutieusement recréées à partir de photographies anciennes – permettent aux visiteurs et aux visiteuses de réimaginer avec nostalgie le passé de Kharbin, expliquent les auteurs. Non seulement le Hall offre une interprétation extrêmement positive de l’influence de la Russie sur la ville, mais il la présente sous une forme ‘disneyfiée’, consommable, en exploitant le capital culturel de l’exotisme et de l’unicité européenne de Kharbin. »

Un héritage assumé

La présentation consacrée à la communauté russe de la ville qui est faite au Musée provincial du Heilongjiang lui confère également toutes sortes d’attributs positifs. Les visiteurs y apprennent ainsi que les Russes sont très généralement des individus instruits et que, grâce à l’intelligentsia russe, l’art et la culture ont fleuri à Kharbin après 1917. Les habitants chinois de la ville sont, quant à eux, loués pour leur ouverture et leur esprit inclusif qui en ont fait les pionniers de la culture occidentale en Chine.
« Loin d’être un symbole importun d’impérialisme, le contrôle de la Chine sur la cité étant désormais bien établi, l’héritage russe à Kharbin devient donc ici la marque de la ville, à l’instar du recadrage de la concession italienne à Tianjin et de la présence étrangère à Shanghai, précisent Iacopo Adda et Yuexin Rachel Lin. Cette exposition étant très récente, sa signification politique peut être considérée à la lumière du rapprochement sino-russe qui s’est renforcé après la crise de Crimée de 2014. Les sanctions occidentales renforçant les relations sino-russes, le nouvel agenda politique a appelé les deux pays à transmettre des messages d’amitié bilatérale et de confiance mutuelle. Cependant, cela n’a pas totalement remplacé le discours de ressentiment nationaliste, qui se superpose. »

Voisins prédateurs

Le propos est en effet très différent dans la première partie du Musée provincial du Heilongjiang ainsi que dans le Musée historique d’Aihui, qui a également été visité dans le cadre de cette étude.
Prenant bien soin de laisser planer un certain flou sur les contours réels du Heilongjiang au fil du temps, tout en soulignant à maintes reprises les centaines de milliers de kilomètres carrés perdus dans chaque traité, l’exposition consacrée à l’histoire de cette province vise essentiellement à relier de manière incontestable ce territoire au sens large à l’État chinois. Toute influence culturelle extérieure (qu’elle soit coréenne ou mongole) est ici minimisée, voire carrément passée sous silence. Dans ce récit, l’arrivée des soldats russes apparaît comme un premier coup de boutoir porté contre le corps de la nation. « Le motif dominant est celui de la patrie en danger, écrivent les auteurs. L’ensemble crée un sentiment d’insécurité quant aux frontières de la Chine tout en soulignant les intentions prédatrices de ses voisins russes aussi bien que japonais désireux d’éroder ses limites légitimes. »
Fondé en 1979, le Musée historique d’Aihui diffuse lui aussi un discours résolument nationaliste. Situé dans une ville détruite par l’invasion russe de 1900 et construit sur les berges du fleuve Amour, ce qui permet de voir le pays voisin depuis ses jardins, il a été pensé comme une sorte de sanctuaire destiné à sacraliser l’héritage tragique de la terre qu’il occupe. Son entrée est d’ailleurs significativement interdite aux détenteurs d’un passeport russe.

Effet cathartique

Le ton est donné d’emblée. Avant même de pénétrer dans le bâtiment, le visiteur est en effet accueilli par une statue en bronze figurant une mère berçant dans ses bras sa fille défunte. Une fois à l’intérieur, l’unité des différentes ethnies chinoises ayant peuplé la région au fil de l’histoire est affirmée à grand renfort de preuves archéologiques. L’ensemble de ces peuples étant censés avoir mené une « vie paisible et stable » jusqu’à l’arrivée des Russes. Ces derniers sont pour leur part vilipendés tout au long du parcours.
À la brutalité et à la sauvagerie des hordes cosaques est ainsi opposée une armée Qing, disciplinée et héroïque. À l’esprit belliqueux de l’envahisseur répondent les tentatives constantes des diplomates chinois pour trouver une issue pacifique. Et aux violations de traités multipliées par les représentants du tsar fait écho la droiture morale des administrateurs chinois. La visite culmine avec le récit de deux événements particulièrement tragiques : le massacre de Blagovechtchensk et la destruction d’Aïgoun, restitués à l’aide d’un large éventail de moyens audiovisuels afin de compléter la catharsis de la spectatrice et du public.

Grief non résolu

« En tant que membre de la communauté nationale, le visiteur chinois est encouragé à intérioriser l’injustice infligée à la Chine et à son peuple, analysent les deux scientifiques. En outre, la répétition de la victimisation historique tout au long de l’exposition déstabilise le statu quo frontalier actuel en mettant implicitement en doute sa légitimité et en le caractérisant comme un grief non résolu. Elle donne donc un sentiment d’inachèvement moral, car les torts passés de la Russie n’ont pas été réparés. »
Mensonge par omission côté russe et culture de la rancœur côté chinois contrastent donc fortement avec la bienveillance mutuelle dont font preuve les deux États sur le plan diplomatique. En alimentant un sentiment nationaliste fondé, d’une part, sur l’impunité et, de l’autre, sur un désir de revanche, ils renforcent en effet la puissance de ce qui pourrait bien s’avérer être une bombe à retardement si le contexte venait à évoluer.
« Les relations sino-russes continuent à paraître solides sur le plan rhétorique mais elles sont manifestement ambiguës sur le plan pratique, concluent Iacopo Adda et Yuexin Rachel Lin. Fait crucial, depuis mai 2022, la Chine s’est d’ailleurs scrupuleusement abstenue d’apporter un soutien économique ou militaire décisif à la Russie dans la guerre que celle-ci mène contre un autre de ses voisins. Sur sa frontière occidentale cette fois. »

Vincent Monnet