Campus n°150

Denis Duboule: génie génétique

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Ses travaux sur la régulation des gènes architectes ont contribué de manière décisive à améliorer notre compréhension du développement des mammifères et lui ont valu de nombreuses distinctions. À l’heure de son départ de l’Université de Genève, retour sur un parcours aussi brillant qu’atypique.

Il aurait pu devenir joueur de tennis, véliplanchiste ou, pourquoi pas, vétérinaire. Parce qu’il aime bien les animaux et que les études dans ce domaine lui semblent moins ardues que dans d’autres, c’est pourtant la biologie qu’il choisit au moment d’entrer à l’université. Avec un succès certain. Après avoir dirigé le Département de génétique et évolution (Faculté des sciences) entre 1997 et 2017 ainsi que le Pôle de recherche national Frontiers in Genetics à partir de sa création en 2001, Denis Duboule s’est vu ouvrir les portes de l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), tout comme celles du Collège de France. Spécialiste mondialement reconnu pour ses travaux sur les gènes Hox, qui commandent l’organisation des structures du corps, il a en outre raflé à peu près toutes les récompenses qui comptent dans son domaine – à l’exception du Nobel – avec, en prime, une Légion d’honneur. Démissionnaire de l’UNIGE, « il est temps de laisser la place aux jeunes », glisse-t-il dans un sourire, il compte néanmoins poursuivre ses activités pendant quelques années encore à l’EPFL, où est basé son laboratoire, ainsi qu’au Collège de France, qui vient tout juste de pérenniser la chaire qu’il occupe. Retour sur un parcours aussi brillant qu’atypique.
Né en 1955 à Genève, Denis Duboule grandit à Onex. Ses origines sont pourtant à chercher du côté du Valais, à Saint-Maurice plus précisément. « C’est mon grand-père qui a fait le voyage vers Genève, restitue le principal intéressé. Avant cela, il était cantonnier à la gare de Martigny, puis il a travaillé pour les CFF. C’est mon père architecte qui a installé notre famille à Genève, où il s’est investi dans la politique. »
Dans sa commune d’adoption, qui n’est encore qu’un gros bourg campagnard – « à l’époque, des vaches broutaient encore dans les prés autour de l’école » –, le jeune homme et son groupe d’amis s’adonnent assidûment à la pratique du tennis, s’impliquant également sans compter pour le transfert des installations sur le site qu’elles occupent encore aujourd’hui, dans le verdoyant écrin du Parc Brot. Denis Duboule en assumera d’ailleurs un temps la direction technique.
À l’époque du collège, il découvre la planche à voile qui devient rapidement sa deuxième passion, le jeune homme s’échappant sur le lac dès que l’occasion se présente. La progression de sa scolarité n’est alors de loin pas sa principale préoccupation. « J’ai fait partie de la volée qui a inauguré le Collège Rousseau, confie-t-il. C’était une période très fun dont j’ai profité un maximum. Du coup, il m’a fallu un certain nombre d’années avant d’arriver au bout de ma maturité. »
Le précieux papier en poche, la voie à suivre reste toujours incertaine. Plutôt que de trancher, Denis Duboule s’inscrit donc à la fois à la Faculté des sciences pour y suivre des cours de biologie et à l’École de sport. Un double programme qui s’avère un peu trop chargé pour ses pourtant solides épaules. « J’avais fait ça avec un copain, témoigne-t-il. La journée était consacrée aux études de biologie et, entre midi et deux, on se retrouvait parfois à devoir aller nager des kilomètres. L’hiver, on devait se coltiner le Jura à ski de fond. Même si on était assez sportifs, on ne faisait pas le poids. La plupart des étudiants qui étaient là faisaient partie de l’élite. C’étaient des pros, de vrais athlètes. Si bien qu’on a rapidement laissé tomber. »
Pas question pour autant de renoncer à toute activité physique. Même si c’est désormais avec son directeur de thèse, qu’il a initié à l’art de la planche à voile, que s’organisent les virées sur le lac. « Dans l’allée qui conduit à la station de biologie de Malagnou où nous travaillions, il y a des arbres, se remémore le chercheur. Parfois, vers trois heures de l’après-midi, il voyait qu’il y avait un peu de vent dans les branches et il me disait : ‘Allez, Denis, hop ! On y va !’ »
Le bonhomme en question est pourtant, a priori, loin d’être un hurluberlu. Karl Illmensee est en effet même une sommité dans le domaine de l’embryologie. Dans son laboratoire genevois, où le Bavarois est arrivé en 1977 après avoir travaillé plusieurs années aux États-Unis, celui que le quotidien Le Monde surnomme alors « le magicien », ambitionne de se lancer dans un des premiers business de fécondation in vitro d’Europe. En 1981, il publie un article dans lequel il relate, avec quinze ans d’avance sur la brebis Dolly, une expérience de clonage réussie chez trois souris, prouesse à laquelle personne n’était parvenu jusque-là. Le hic, c’est que ses méthodes sont loin d’avoir toute l’orthodoxie requise.
« À un moment, au sein du laboratoire, on s’est rendu compte que quelque chose clochait, explique Denis Duboule. Personne d’autre ne parvenait à reproduire les résultats d’Illmensee en suivant le même protocole de recherche. La seule explication qui semblait logique, c’est qu’une partie au moins de ce qu’il disait faire n’était pas correcte. Grâce à la détermination de Kurt Bürki, chercheur senior, on a donc été frapper à sa porte pour lui demander des comptes. Sur le moment, il nous a ri au nez. Mais on n’a pas lâché l’affaire. »

Ambiance aigre

L’ambiance dans le laboratoire commence alors à virer à l’aigre. Les indices de fraude deviennent plus que concordants. Illmensee, qui reconnaît dans un premier temps devant des collègues s’être comporté « de façon contraire à l’éthique », se rétracte cependant bien vite avant d’organiser sa défense à l’aide d’un ténor du barreau genevois. Auditionné par une commission d’experts internationale, il échappe au renvoi mais pas au discrédit.
Denis Duboule, lui, n’en mène pas large. Il voit son statut dégringoler de pupille à paria. Il est privé d’accès au laboratoire mais s’y rend parfois au beau milieu de la nuit de manière clandestine pour les besoins de la rédaction de sa thèse.
« Une nuit, j’ai entendu arriver la Volvo d’Illmensee, raconte le chercheur. Je me suis planqué dans mon bureau mais je me suis soudainement retrouvé nez à nez avec lui. À ce moment-là, les choses auraient pu vraiment dégénérer mais, heureusement, il a tourné les talons et il est remonté dans sa voiture. »
Après avoir dû batailler ferme pour trouver un expert étranger acceptant d’assister à sa soutenance de thèse, qui se déroule devant l’ensemble des professeurs du Département de biologie animale afin d’éviter toute forme de pression, Denis Duboule ne se voit plus forcément faire une carrière académique. « Toute cette affaire m’avait profondément affecté sur le plan émotionnel, concède-t-il. J’étais un peu dégoûté par la tournure prise par les événements et je pensais vraiment à faire autre chose. »
C’est sans compter sur l’intervention de Pierre Chambon. Fondateur de l’Institut de génétique et de biologie moléculaire et cellulaire de l’Université de Strasbourg, le biologiste français renommé, qui a participé à la commission internationale ayant auditionné Illmensee, invite en effet Denis Duboule à rejoindre son institut. Quatre mois plus tard, il le convoque dans son bureau pour lui proposer de rechercher l’équivalent chez les vertébrés de l’homéobox, une séquence d’ADN qui renferme une série de gènes appelés Hox. Ces derniers (essentiels au développement embryonnaire des animaux) venaient d’être découverts chez la mouche par l’équipe de Walter Gehring à Bâle. « C’est comme ça que ma carrière a réellement démarré », commente-t-il.


À la tête d’un labo

À peine sorti d’une thèse pour le moins chaotique, Denis Duboule se retrouve ainsi, quasiment du jour au lendemain, à la tête d’une équipe et d’un projet de recherche qui va l’occuper pendant près de trente ans. D’abord à Strasbourg, donc, où il rencontre celle qui va devenir son épouse, la Dre Brigitte Galliot, future directrice du Laboratoire de régénération et neurogénèse adulte de la Faculté des sciences et actuelle vice-rectrice de l’UNIGE. Ensuite au sein du Laboratoire européen de biologie moléculaire d’Heidelberg, où il reste cinq ans avant de regagner Genève sur l’invitation de Pierre Spierer, alors directeur du Département, qui propose à Denis Duboule un poste de professeur ordinaire à l’âge de 38 ans.
« Ce qui est assez cocasse et que j’ai compris plus tard, témoigne le professeur, c’est que j’avais été recruté entre autres critères parce que Genève cherchait quelqu’un pouvant profiter de l’animalerie qui avait été construite pour Illmensee dans le nouveau bâtiment des sciences et qui était quasiment vide depuis le départ de ce dernier en 1987. »
À la tête de cette infrastructure de premier plan, Denis Duboule devient dans les années qui suivent, et de son propre aveu, l’un des plus gros utilisateurs de souris du pays. Lorsqu’elle tourne à plein régime, l’animalerie en abrite en effet entre 15 000 et 20 000. Et même si ses équipes se limitent à des croisements génétiques avant d’euthanasier certains animaux, le généticien devient rapidement une des cibles favorites des associations dénonçant les expérimentations animales. En 1998, lors de la remise du Prix Louis-Jeantet, dont il est le lauréat cette année-là, la salle est envahie par des manifestants qui se mettent à le huer. Loin de se laisser démonter, Denis Duboule fait monter sur scène les plus véhéments d’entre eux et tend le micro à une femme particulièrement remontée pour qu’elle exprime ses revendications. L’ALF (Animal Liberation Front), qui a à son actif quelques actions violentes en Angleterre notamment, a également tagué les murs de sa maison, ce qui a valu au scientifique de voir la police lui recommander de bien vérifier s’il n’y avait pas de bombe sous sa voiture avant de prendre le volant.
« J’ai toujours eu une position ambivalente sur ce sujet, complète-t-il. J’adore les animaux et j’aurais bien aimé devenir vétérinaire jusqu’à ce que je m’aperçoive que la seule école qui existait en Suisse dispensait ses cours en allemand. Et comme l’allemand, ce n’est pas trop mon truc, je me suis retrouvé à devoir sacrifier des souris. Je conçois parfaitement que cela puisse choquer certaines personnes. Sur le fond, d’ailleurs, elles ont sans doute raison : il faut éviter autant que possible de tuer des animaux. Nous en sacrifions parce que, à l’époque, il n’y avait pas moyen de faire autrement pour faire avancer la recherche, ce qui est toujours le cas dans certains domaines. »


Sur la route des « 3R »

Ces approches sont aujourd’hui en pleine évolution. Depuis cinq ans maintenant, Denis Duboule et ses équipes ont largement délaissé les petits rongeurs au profit de systèmes alternatifs et, en juin 2022, un projet conduit par Alexandre Mayran dans son laboratoire à l’EPFL a même bénéficié d’un subside de 850 000 francs dans le cadre du nouveau programme d’action nationale sur le « 3R » qui vise à réduire le nombre d’animaux utilisés en recherche, à améliorer les conditions expérimentales et à essayer de remplacer les animaux par d’autres méthodes telles que le recours à des cultures cellulaires, des organoïdes ou à des pseudo-embryons. « Ce jour-là, j’ai vraiment ressenti une grande satisfaction », témoigne le chercheur.
De nombreuses équipes concurrentes se sont intéressées et s’intéressent encore à la fonction des gènes Hox. Mais la démarche de Denis Duboule et de ses collaborateurs se démarque par le fait qu’elle se concentre depuis maintenant près de trois décennies essentiellement sur une question importante, à savoir la façon dont ces gènes sont régulés. Autrement dit, ils cherchent à comprendre pourquoi telle protéine, produite par un des gènes Hox et dont l’absence provoquerait le chaos dans le processus de développement des êtres vivants, est présente à tel endroit, à tel moment. Et dans cette quête au long cours et terriblement complexe, plusieurs étapes décisives ont été franchies ces dernières années.
L’une d’elles consiste à comprendre pourquoi le système Hox est composé d’une quinzaine de gènes qui sont alignés et qui sont activés selon une séquence temporelle rétrograde, c’est-à-dire qui se déroule dans le sens inverse de la séquence de transcription.
« Nous avons cherché la réponse pendant presque trente ans en travaillant sur des souris, résume Denis Duboule. Nous avons appris énormément de choses au passage avant de nous apercevoir qu’il était probablement impossible de parvenir à nos fins de cette manière. On a donc commencé à travailler avec des embryoïdes, soit des pseudo-embryons, une technologie qui n’existe que depuis quatre ou cinq ans. Et, en quelques mois, nous avons fait des progrès inespérés et sommes maintenant proches de ce que nous cherchions. »
Si le processus a échappé si longtemps à l’œil des chercheurs, c’est en grande partie parce qu’il se déroule au sein d’une population de cellules qui est très réduite et difficile d’accès. Si bien qu’il était pratiquement inatteignable chez la souris.
« En identifiant d’où venait la force qui permet au processus de se dérouler, à la fois dans les membres et dans le tronc, nous sommes quasiment arrivés au bout de ce qu’on voulait faire dans ce domaine », constate le chercheur.


Vincent Monnet et Anton Vos

Bio express

1955 : Naissance à Genève
1984 : Thèse de doctorat à l’Université de Genève
1985 : Chef de groupe à l’Institut de génétique et de biologie moléculaire et cellulaire de l’Université de Strasbourg
1988 : Chef de groupe au Laboratoire européen de biologie moléculaire d’Heidelberg
1992 : Professeur ordinaire à la Faculté des sciences de l’UNIGE
1994 : Prix Latsis
1998 : Prix Louis-Jeantet
2001 : Directeur du Pôle de recherche national « Frontiers in Genetics »
2003 : Prix Marcel Benoist
2006 : Professeur à l’École polytechnique fédérale de Lausanne
2011 : Prix de la Fondation pour Genève
2013 : Chevalier dans l’Ordre national de la Légion d’honneur
2017 : Professeur au Collège de France