Campus n°151

Visions du réel

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En proclamant leur volonté de décarboner leur économie dans les dix ans à venir, les États-Unis, enclins à voir les choses en grand, sont sans nul doute le pays à afficher le programme le plus ambitieux en matière de transition écologique. Le problème, c’est que de la parole aux actes, il y a un gouffre qui n’a cessé de s’élargir depuis les débuts de l’administration Biden. Et si d’importants efforts ont effectivement été consentis, notamment en matière d’électrification, la consommation globale d’énergie par habitant n’a, pour l’instant, pas varié de manière significative. «Le fait qu’il y ait un débat sur les infrastructures vertes dans ce pays, qui a un des plus forts impacts en émission carbone par habitant, est à l’évidence un bon début, note Cédric Durand, professeur associé à la Faculté des sciences de la société. Mais on est encore très loin du compte et la crise énergétique actuelle n’arrange pas les choses puisque l’administration Biden encourage aujourd’hui l’accélération des investissements dans les gaz de schiste, projet qui avait été un peu mis de côté au début de son mandat.»
La situation n’est pas franchement plus réjouissante en France, où le gouvernement Macron-Borne a pourtant relancé à grand renfort de communication l’idée de planification écologique depuis ce printemps. Beaucoup moins grandiloquent que le projet étatsunien, le scénario présenté par la nouvelle pensionnaire de Matignon revient pour l’instant dans les faits à coordonner l’action de l’État de manière à ce qu’elle soit conforme aux objectifs fixés par le gouvernement en matière énergétique.
«Ce qu’il y a de positif dans cette évolution, note Cédric Durand, c’est que le Secrétariat à la plani­fi­cation écologique est directement adossé au premier ministre, ce qui lui donne une certaine puissance administrative. Mais, a contrario, il n’y a pas de moyens administratifs ni d’éléments de contrainte, en particulier sur le secteur économique. Ces mesures de planification écologique sont donc très largement cosmétiques et on peut y voir une forme d’imposture.»
Quid de la Suisse, où le Conseil fédéral s’est pour l’instant limité à faire des réserves, à réduire le chauffage ou l’éclairage des bâtiments publics et à inciter la population à adopter toute une série de gestes pratiques destinés à réduire leur consommation énergétique ?
«Avoir une conversation sur la manière de faire des économies d’énergie est sans doute utile, note Cédric Durand. Par contre, renvoyer chacun à sa responsabilité individuelle, c’est quelque chose qui est complètement désarmant, voire démoralisant. Les individus seront d’autant plus engagés et responsables qu’ils auront conscience qu’un scénario un peu général, qui a du sens et qui permet d’atteindre des objectifs tangibles et précis, existe. Mais pour cela, il faut mener au préalable un travail de concertation avec les différentes parties prenantes afin d’identifier les postes principaux d’économie d’énergie possibles et de hiérarchiser les priorités.»
Est-ce à dire que la partie est perdue d’avance ? À en croire Cédric Durand, pas forcément : «Quand on lit les rapports du GIEC, on se rend bien compte que nous sommes aujourd’hui à la croisée des chemins. Je ne suis ni optimiste ni pessimiste, mais je constate qu’il y a une amorce de changement de grammaire. Il existe une nouvelle ouverture dans la discussion, sur ce qui est envisageable pour lutter contre le réchauffement climatique et prendre en charge la transition écologique. Un des pionniers de l’écologie économique, Karl William Kapp, disait qu’il y avait une dimension proprement révolutionnaire dans la question écologique. Puisque dès lors qu’on la prenait en compte, cela nous obligeait à repenser le cadre même de l’économie et à s’imposer comme cadre de référence un calcul plus grand qu’un calcul en nature. C’est peut-être quelque chose de cet ordre-là qui est en train de se passer aujourd’hui.»