Campus n°151

L’efficience énergétique, une belle «genferei»

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Genève est pionnière dans l’efficience énergétique. Une évolution à laquelle les scientifiques de l’alma mater ont collaboré et continuent de participer.

C’est une genferei dont on peut être fier. Le canton le plus occidental de la Suisse se démarque comme étant le plus efficient du pays (peut-être même d’Europe) du point de vue énergétique. Depuis 2014, les Services industriels de Genève (SIG) se sont en effet systématiquement retrouvés dans le duo de tête du « benchmarking EAE » de l’Office fédéral de l’énergie (OFEN), un classement des fournisseurs d’énergie suisses ayant le plus augmenté la part des énergies renouvelables dans leur offre et amélioré leur efficacité énergétique.
«L’efficience énergétique et le changement de comportement, l’une ne va pas sans l’autre, confirme Martin Patel, professeur à l’Institut des sciences de l’environnement (ISE, Faculté des sciences), occupant de la chaire d’efficience énergétique financée par les SIG. Il faut certes promouvoir les gestes quotidiens vertueux mais surtout améliorer l’efficience énergétique de nos infrastructures et de nos appareils – tout en privilégiant la production d’énergie renouvelable, bien sûr – si l’on veut relever le défi des changements climatiques auquel s’ajoute désormais celui de l’arrêt de l’approvisionnement en hydrocarbures russes dû à la guerre en Ukraine.»

Ambassadeurs auprès des ménages

L’avantage du canton du bout du lac réside en grande partie dans son programme SIG-éco 21, qui, depuis 2007, encourage la réduction de la consommation d’énergie et d’émissions de CO2 des Genevoises et des Genevois. Avec le soutien de l’État de Genève, les SIG ont ainsi mis sur pied au fil des ans des projets visant à améliorer l’efficience énergétique dans un nombre croissant de secteurs. Le plus emblématique et le premier d’entre eux est Écosocial. Mis en œuvre en 2009, il consiste à envoyer auprès des ménages des « ambassadeurs d’énergie » – des personnes en recherche d’emploi formées spécialement à cette tâche – chargés d’évaluer leur consommation électrique, de les sensibiliser aux économies d’énergie, de délivrer des conseils ou encore de promouvoir un certain nombre de bonnes pratiques. Ils proposent aussi de remplacer gratuitement les anciennes ampoules incandescentes par des ampoules économiques (de type LED) et, si le logement est doté d’un vieux réfrigérateur, ils offrent un bon d’achat de plusieurs centaines de francs pour l’acquisition d’un nouvel appareil hautement efficient – moyennant la promesse de se défaire de l’ancien et de ne pas le garder, branché, sur le balcon. Des recommandations sur l’utilisation du chauffage et de l’eau sanitaire, notamment par le biais de la promotion de réducteur de débit d’eau, se sont ajoutées à leur panoplie en 2012.
Daniel Cabrera, chercheur à l’ISE, a récemment réalisé une évaluation du projet Écosocial auprès de 11 800 ménages genevois. Le rapport, publié en janvier 2020 par l’OFEN, montre que les foyers ayant participé au programme ont réduit leur consommation d’électricité en dix ans de 19 % en moyenne, contre 11 % pour les autres. Mieux : les effets d’économie durent plusieurs années.
«La bonne nouvelle, c’est qu’il est possible d’amener les personnes à changer de comportement sur le long terme, se réjouit Daniel Cabrera. Nos enquêtes ont montré que les visites des ambassadeurs de l’énergie ont un impact particulièrement grand. Les clients et les clientes les accueillent d’autant plus volontiers qu’il s’agit souvent de jeunes du quartier qu’ils connaissent au moins de vue. Ils s’estiment très satisfaits de l’expérience et la plupart d’entre eux en parlent autour d’eux.»
Daniel Cabrera a aussi estimé que la pose de réducteurs de débit sur les robinets et les pommeaux de douche permet une baisse de la consommation énergétique d’environ 300 kWh par an et par ménage, ce qui correspond à environ 10 % de la consommation totale moyenne de l’énergie pour l’eau chaude. Là aussi, l’effet obtenu perdure puisque environ 70 % des ménages n’ont pas retiré les dispositifs après plusieurs années.
«Le programme Écosocial est exemplaire à plusieurs égards, résume Martin Patel. Longtemps réservé aux bas revenus et étendu depuis peu aux revenus moyens, il est en grande partie gratuit pour les clientes et les clients. Cet effort ciblé, pour lequel on forme et emploie des chômeurs, contribue à combler les inégalités et les injustices énergétiques, à bâtir de l’inclusion et de la cohésion sociale et à promouvoir l’émancipation et l’autonomisation.»

Électro… quoi ?

Les groupes de Martin Patel et de Pierre Hollmuller, chargé de cours à l’ISE, ont également contribué au développement internet et à l’actualisation du simulateur ElectroWhat. Cet outil en ligne est basé sur un modèle théorique mis au point à l’origine par les SIG et qui a beaucoup servi à la mise en place du programme SIG-éco21. Les données qu’il contient proviennent d’études internationales sur les consommations moyennes des différents acteurs et secteurs de la société, le tout adapté ensuite à la réalité d’un territoire donné, par exemple celui du canton de Genève.
«Il permet ensuite de savoir et de visualiser très facilement qui consomme combien d’électricité, pour quels usages (chauffage, éclairage, appareils électroménagers, procédés industriels, ventilation…) et même à quelle heure de la journée, explique Pascale Le Strat, directrice du programme SIG-éco21 et auteure de la première version de ce programme et ancêtre d’ElectroWhat. L’analyse peut se faire au niveau national, cantonal et communal. C’est aujourd’hui un outil très performant. Il permet d’identifier les potentiels d’économie d’électricité et de cibler des actions prioritaires qu’il faut mener dans des programmes d’efficacité énergétique sur un territoire donné.»
L’outil continue actuellement d’être perfectionné et développé afin que la version en ligne contienne toutes les fonctionnalités voulues. «En ces temps de crise, ElectroWhat commence à attirer de plus en plus l’attention, note Thomas Guibentif, chercheur à l’ISE et chargé de ce travail. L’intérêt provient non seulement des autorités genevoises mais aussi du reste de la Suisse.»

Pomper le froid et le chaud

Sur la question de la production de chaleur (et de froid) plus écologique, le canton du bout du Lac se distingue aussi par son système étoffé – un des plus grands de Suisse – de réseaux de chauffage à distance. Celui-ci comprend des circuits plus ou moins étendus et alimentés par la chaleur produite notamment par l’usine d’incinération des Cheneviers et par celle extraite du Léman, via GLN (Genève-Lac-Nation) et Genilac pour lequel une nouvelle – et colossale – station de pompage est actuellement en construction au Vengeron. L’eau nécessaire à Genilac est captée à 45 mètres de profondeur, à une température moyenne d’environ 7 degrés. Elle sert à refroidir les bâtiments – et donc à remplacer les climatiseurs tout en réduisant la consommation électrique de 80 % – mais aussi à les chauffer via des pompes à chaleur décentralisées qui remplaceront les traditionnelles chaudières à mazout ou à gaz. De nombreux bâtiments sont déjà connectés à ce réseau souterrain de basse température, notamment ceux de la majeure partie des membres de l’ONU ainsi que ceux du CICR, de l’OMC, du Centre international de conférences Genève (CICG) ou encore du Campus Biotech. À l’horizon 2035, Genilac aura une longueur de 30 km et s’étendra du centre de Genève au quartier de l’Étang à Meyrin, en passant par l’aéroport, Vernier, Grand-Saconnex, Bellevue et Pregny-Chambésy. Sur la rive gauche, il se déploiera jusqu’au quartier du PAV (Praille-Acacias-Vernets) et aux Hôpitaux universitaires de Genève. La moitié du canton pourrait en fin de compte en bénéficier et abandonner les chaudières à mazout ou au gaz. Il est plus que temps car ces dernières assurent encore 90 % du chauffage et de la production d’eau chaude sanitaire du canton.
À l’avenir, d’autres réseaux thermiques à distance pourraient se développer à partir de la chaleur produite par les processus microbiologiques en œuvre dans les bassins de la station d’épuration d’Aïre – en combinaison avec des pompes à chaleur – ou celle issue de la géothermie. Les SIG, en collaboration notamment avec plusieurs chercheurs de la Section des sciences de la Terre et de l’environnement, mènent en effet actuellement une vaste campagne d’exploration et de forages à la recherche d’eau chaude souterraine exploitable pour le chauffage à distance collectif, voire pour la production d’électricité si la température est assez élevée. Des estimations plus précises sur le potentiel de cette source d’énergie devraient tomber dans les prochaines années.
En attendant, Jonathan Chambers, maître-assistant à l’ISE, a récemment mis au point un simulateur qui permet d’automatiser la planification d’un réseau de chauffage ou de refroidissement à distance et à faible émission de carbone n’importe où en Suisse. Baptisé Tessa et destiné aux communes modestes qui n’ont pas les moyens financiers ni les compétences techniques des grandes villes, cet outil calcule instantanément la viabilité technique et financière ainsi que les avantages environnementaux d’un système donné.

Subir plutôt que choisir

Le processus visant à augmenter l’efficience énergétique s’est développé à Genève au cours des quinze dernières années, mais il n’a pas été réalisé avec la même ampleur dans le reste de la Suisse. Le savoir-faire genevois tiré du programme SIG-éco21 s’exporte depuis quelques années dans d’autres régions romandes telles que Nyon, Yverdon ou encore Lausanne.
Cela n’empêche pas le pays de se retrouver aux portes d’un hiver incertain, risquant de subir une sobriété énergétique plutôt que de l’avoir choisie. La situation du point de vue de l’énergie est d’autant plus tendue que la Suisse est sortie en mai 2021 des négociations sur l’accord-cadre avec l’Union européenne (ce qui a torpillé les espoirs à court terme d’un accès assuré de la Suisse au marché européen de l’électricité) et que l’agression de la Russie sur l’Ukraine a fait exploser les prix de l’énergie.
«Rendez-vous compte, interpelle Martin Patel. Nous en sommes réduits à envisager d’utiliser des centrales électriques fonctionnant au pétrole pour produire de l’électricité afin de pouvoir répondre aux pics de consommation de cet hiver, entre décembre et mars, lorsque les niveaux des barrages hydro­électriques seront au plus bas. Bref, nous avons perdu des décennies à ne pas isoler suffisamment les bâtiments, à ne pas construire assez d’installations productrices d’énergie renouvelable, en particulier du photovoltaïque, parce que c’était soi-disant trop cher. Et là, nous sommes contraints de faire appel au mazout. C’est rageant.»
Cela dit, l’amélioration de l’efficience énergétique seule ne suffira probablement pas, comme l’a montré le vaste projet européen Odyssee-Mure, dont le but est de fournir un suivi des tendances de la consommation d’énergie et de l’efficacité énergétique ainsi qu’une évaluation des mesures politiques dans ce domaine dans l’UE, la Norvège, la Serbie, la Suisse et le Royaume-Uni. Un des résultats obtenus dans ce programme de recherche, auquel Martin Patel et son équipe participent, met en évidence que ces dernières années, malgré une augmentation importante de l’efficience énergétique dans de nombreux secteurs, les bénéfices en termes d’économie d’énergie sont parfaitement annulés par l’augmentation en parallèle de l’activité économique au sens large.

Une erreur qui se mue en bonne idée

Le projet SIG-éco21 est né d’une sanction. En 2006, les Services industriels de Genève (SIG) ont en effet facturé l’électricité à leurs clients à des prix jugés trop élevés. Le Conseil d’État ordonne alors au fournisseur d’électricité de rembourser à ses clients les recettes jugées indues, évaluées à 42 millions de francs. Certaines voix proposent toutefois de profiter de cette manne pour promouvoir des économies d’énergie. Un compromis est trouvé avec le soutien du Département cantonal chargé de l’énergie. La moitié du montant est remboursée par le biais de la facture d’électricité et le reste est utilisé pour mettre en place un programme de promotion de l’utilisation rationnelle de l’énergie. Ce sera SIG-éco21.
Le premier programme est Écosocial, rebaptisé depuis Nouvelle Lumière. Depuis, les SIG en ont créé une série d’autres visant les logements non subventionnés et les copropriétés, les entreprises, collectivités, artisans et indépendants consommant moins de 1 GWh d’électricité par an les grandes entreprises et les régies et les propriétaires immobiliers. Depuis 2013, les émissions de CO2 sont intégrées avec des programmes qui proposent des solutions écologiques de chauffage et d’eau chaude (Chaleur renouvelable et Eau chaude renouvelable) en encourageant notamment la pose de pompes à chaleur à la place des chaudières à gaz ou au mazout. En 2020, enfin, SIG-éco21 s’intéresse aussi aux déchets et à l’économie circulaire.
En tout, les SIG, dont l’ambition affichée est de « faire de Genève la région la plus efficiente au monde », estiment, dans leur rapport de gestion 2021, que le programme SIG-éco21 dans son ensemble a permis d’économiser une énergie électrique totale de 234 gigawattheures (GWh) en 2021 (soit 8 % de la consommation annuelle qui se monte à près de 2700 GWh). Il a aussi permis d’éviter depuis 2009 l’émission de 406 000 tonnes de CO₂, soit l’équivalent de vingt-six mois d’émissions du parc automobile genevois actuel.
Et, de fait, le canton du bout du lac voit sa consommation baisser depuis une douzaine d’années à un taux d’environ 1 % en moyenne par an pour l’électricité et d’environ 2,7 % en moyenne par an pour le CO2 alors même que la population et l’activité économique genevoises ont continuellement crû durant le même laps de temps.
Les SIG ont pu montrer que le programme SIG-éco21 a contribué de manière décisive à cette évolution positive et que sans lui, la consommation d’électricité et l’émission de CO2 auraient au mieux été stabilisées, grâce aux législations plus strictes qui se sont mises en place.
Le programme SIG-éco21 est financé par le réinvestissement d’une partie des bénéfices des SIG ainsi que par la différence de taxation entre les tarifs de consommation du gaz naturel « Vitale bleu » et « Vitale vert » (qui contient 10 % de biogaz).

https://ww2.sig-ge.ch/a-propos-de-sig/nous-connaitre/le-programme-eco21

Les passoires thermiques de Genève

Si le canton de Genève est le meilleur élève de Suisse en matière d’efficience énergétique dans son ensemble, il est un secteur par lequel il ne se démarque pas du reste du pays. C’est celui de l’isolation des bâtiments.
«Nous n’échappons pas au dilemme du propriétaire/locataire, explique Martin Patel, professeur à l’Institut des sciences de l’environnement (ISE). Comment financer les rénovations de l’enveloppe d’un bâtiment ? En augmentant les loyers ou à l’aide de la fortune du propriétaire ? Les retours sur investissements sont lents et les barrières paraissent souvent insurmontables. Les subventions pourraient doper les changements vertueux mais c’est une solution qui n’est envisagée qu’avec beaucoup de prudence en Suisse, contrairement à certains pays voisins. Le canton dispose par exemple de 34 millions de francs en 2022 pour améliorer l’efficacité énergétique des bâtiments. C’est bien, mais à ce rythme, on aura besoin d’un siècle pour tout assainir.»
Pour accélérer un peu le mouvement, le Conseil d’État genevois a modifié le 1er septembre dernier le Règlement d’application de la loi sur l’énergie. Celui-ci abaisse de 600 à 450 mégajoules par mètre carré et par an (MJ/m2/an) le seuil de l’Indice de dépense de chaleur (IDC) au dessus duquel un propriétaire est obligé à prendre des mesures visant à améliorer l’efficience énergétique de son bâtiment. Environ 60 % du parc immobilier genevois, soit 29 000 bâtiments, sont concernés. De plus, toute installation productrice de chaleur mise en place, transformée ou remplacée doit désormais, en priorité et dans toute la mesure du possible, être alimentée en énergie renouvelable.
«Genève ne se distingue pas non plus par une forte croissance de la production d’électricité à partir de sources d’énergie renouvelable, estime par ailleurs Martin Patel. Nous avons de la chance en Suisse d’avoir de nombreux barrages – et des centrales nucléaires –, qui contribuent au très faible taux d’émission de gaz à effet de serre de la production d’électricité suisse. Mais pour espérer décarboner totalement cette dernière, il faudrait favoriser les éoliennes (les projets des SIG sur les crêtes du Jura sont actuellement au point mort) et installer des panneaux photovoltaïques partout, sur les toits et les façades, au-dessus des autoroutes, sur des panneaux verticaux dans les champs, etc. Le problème, c’est que les barrières sont, là aussi, nombreuses. Les coûts d’investissement sont importants et les subventions trop modestes.»