Campus n°151

Didier Pittet, l’hôpital est son royaume

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Après plus de quarante ans au service de la prévention et du contrôle des maladies infectieuses, celui qui a appris à l’humanité à se laver les mains prend sa retraite. Retour sur le parcours de cet altruiste dans l’âme qui, par son action, a probablement sauvé plus de vies que quiconque.

Les adieux de Didier Pittet au monde académique le 27 septembre dernier ont sans doute été moins suivis que ceux de Roger Federer à peine une semaine auparavant. Mais ils n’ont pas été moins émouvants. Vêtu de son immuable blouse blanche, le bras en écharpe en raison d’une méchante chute de vélo, le professeur au Département de médecine (Faculté de médecine) et médecin-chef du Service de prévention et contrôle de l’infection des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG) donne sa leçon d’adieu devant une salle comble. Ses collègues, ses admirateurs, ses amis, sa famille, ses anciens copains de foot et ceux de la paroisse du Petit-Lancy sont venus rendre hommage à cet épidémiologiste de l’action qui a eu une idée simple mais géniale, il y a presque 30 ans : développer et promouvoir l’usage de la solution hydroalcoolique à la place de l’eau et du savon pour combattre la transmission des germes dans les hôpitaux et en offrir la recette au monde entier. Son exposé retrace la genèse de ce changement de paradigme qui a probablement sauvé des dizaines de millions de vies. Au moment des remerciements, son accent genevois jusque-là sans faille se fêle sous l’effet de l’émotion. Il est vrai que c’est la fin d’une sacrée aventure. Une aventure qui l’a mené, en tant que directeur du Centre collaborateur de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour la sécurité des soins, à visiter des hôpitaux de presque tous les pays du globe avant de devenir le « Monsieur Covid » de la Suisse romande et bien au-delà.
Rien ne prédestine pourtant le jeune Didier Pittet à devenir la star de la médecine qu’il est aujourd’hui. Né en 1957, il grandit dans le village du Petit-Lancy. Le milieu est modeste. Son père, Robert, issu d’une famille d’agriculteurs, tient un atelier d’électricien. Sa mère, Fernande, s’occupe du magasin attenant. Elle a interrompu ses études de droit à la naissance de Didier. Pour sa leur première poussette, le couple vend sa Fiat 500 Topolino.

Au cœur de sa commune

«J’ai passé mon enfance autour de la place des Ormeaux, raconte-t-il. Je jouais au foot avec les copains dans le champ derrière la fontaine, nous y habitions et le commerce de mon père s’y trouvait aussi. Après la fermeture, mon père y organisait chaque soir des apéros avec ses amis, des commerçants du coin et même le maire de Lancy. La place des Ormeaux, c’était le cœur de la commune. Et de ma vie.»
Le petit Didier, qui a aussi une sœur – décédée prématurément en 2011 – et un frère, s’engage en effet à fond dans la vie de son quartier. Il joue au football dans le club de Lancy-Florimont. Il y grimpe les catégories jusqu’en junior A inter. Il joue en tant que libéro ou demi-centre et se voit désigner capitaine. « Peut-être parce que j’étais le seul de l’équipe qui ne fumait et ne buvait pas », rigole l’intéressé. Entre l’organisation de deux margotons, il officie aussi comme entraîneur. «J’ai suivi une même équipe de gamins durant plusieurs années, se remémore-t-il. Nous avons été sacrés champions genevois. C’était une expérience formidable.»
Didier Pittet fait également partie des scouts de Lancy et s’engage dans la vie de la paroisse catholique. «Mes parents étaient très croyants, résume-t-il. Ma mère enseignait le catéchisme et nettoyait les robes de première communion. Moi, je suis devenu enfant de chœur, puis responsable des enfants de chœur, cérémoniaire, membre du Conseil de paroisse du Petit-Lancy avant d’en être nommé président en 1992.»
C’est dans ce cadre qu’il vit de l’intérieur l’expérience de la Colonie de la Fouly avec laquelle il a littéralement grandi. Le Grand Hôtel du val Ferret est en effet cédé en 1962 à la paroisse du Petit-Lancy et son père fait partie des volontaires chargés de le remettre en état dans le but d’offrir des vacances d’été à la montagne aux enfants qui n’en ont pas les moyens. Didier y monte chaque année, comme colon, moniteur puis animateur et en devient même le codirecteur avec l’abbé de la paroisse.
Durant sa jeunesse, il est une personnalité qui le marque plus que d’autres, son parrain qui est aussi son oncle. Boucher-charcutier et bon vivant, celui-ci décide, six mois avant son mariage, de devenir moine dans une congrégation trappiste. Sensible à l’ambiance, aux chants des frères ainsi qu’aux travaux dans les champs et dans la fromagerie, son filleul l’accompagne plusieurs fois pour des retraites. Plus tard, trouvant la règle de la Trappe «trop relax», le moine entre chez les bénédictins, où il finit ermite. «Il était pour moi une lumière extraordinaire», confie Didier Pittet.

À deux doigts du séminaire

À cette époque, l’abbé du Petit-Lancy, pensant sans doute tenir un futur novice, tente de le convaincre d’entrer au séminaire. «J’ai failli le faire, assure le principal intéressé. Pour finir, je suis allé au cycle d’orientation. Et je ne voulais pas arrêter le foot.»
Il enchaîne avec le Collège Calvin. Sa dégaine typique des gars de la campagne, cheveux longs – tenus par un lacet les jours de match –, veste américaine et vélomoteur, détonne un peu avec le style plus guindé des élèves de la ville issus de milieux plus aisés. Mais les deux mondes fraternisent rapidement, surtout sur les terrains de sport.
«Mon père a toujours voulu que ses enfants fassent des études, souligne Didier Pittet. Lui n’a pas eu cette possibilité. Il a fait l’université des paysans, comme il disait, c’est-à-dire apprentissage de la lecture et de l’écriture le matin et travail dans les champs l’après-midi.» Il se lance donc en médecine sans autre explication pour son choix que celle d’aimer les gens.
En 1984, un an après son premier mariage, Didier Pittet est engagé dans le groupe de Francis Waldvogel, patron de la médecine interne et du Laboratoire de bactériologie aux HUG. Après quelques années passées à mener – sans conviction – des recherches en biologie cellulaire, son mentor lui propose de s’occuper des maladies nosocomiales, c’est-à-dire des maladies contractées dans les centres de soin. Un hôpital étant censé soigner plutôt que rendre malade, le sujet est hautement tabou. N’ayant aucune réputation familiale ou institutionnelle à défendre, Didier Pittet l’attaque pourtant sans aucune arrière-pensée. Il devient spécialiste des infections et des façons de les éviter grâce à des mesures préventives de stérilisation des instruments, de sensibilisation du personnel, de port du masque et de lavage des mains au savon.
Après un intermède de trois ans à l’Université d’Iowa City aux États-Unis, où il se forme en épidémiologie, il revient à Genève en 1992. Fort de son expérience outre-Atlantique, il s’entoure d’une équipe d’infirmières très qualifiées, fonde le Service de prévention et contrôle de l’infection et décide de mesurer l’ampleur du problème des maladies nosocomiales. Son groupe et lui-même visitent tous les services et se rendent auprès de tous les patients. Verdict : le taux d’infections aux HUG est de 18 %, avec des pointes à 30 %. C’est énorme.

La solution, c’est la solution

Il comprend ensuite que la mesure la plus importante de prévention, le lavage des mains au savon, est souvent négligée. Il se lance alors dans une autre étude et mesure qu’en matière d’hygiène des mains, l’observance moyenne du personnel soignant est de 48 %. Les infirmières sont à 52 %, les médecins à 30 %, les sages-femmes à 66 % et les techniciens en radiologie à 8 %. C’est catastrophique.
Le problème, c’est qu’aux soins intensifs, le personnel devrait se laver les mains en moyenne 20 fois par heure. Sachant que l’opération prend au moins une, voire deux minutes, c’est matériellement impossible. Il n’y a plus de doute, il faut remplacer le savon par de l’alcool dont le pouvoir antiseptique est connu depuis toujours. On se frictionne les mains sans aller au lavabo. On peut le faire en marchant et en parlant. Et quand c’est sec, c’est propre.
C’est William Griffiths, le pharmacien des HUG, qui apporte la solution. Didier Pittet approche ce spécialiste qui perfectionne des produits désinfectants à base d’alcool depuis au moins quinze ans et, ensemble, ils mettent au point une formule simple : un quart d’eau et trois quarts d’alcool (de l’isopropanol ou de l’éthanol), avec un soupçon de chlorhexidine qui empêche les bactéries de se fixer durablement. Aucun de ces produits n’est brevetable. À ce mélange, il faut encore ajouter un émoliant afin de protéger la peau. C’est sur ce produit que les compagnies tirent leur profit. La formule qui sera offerte plus tard à l’OMS et au monde entier contient de la glycérine, elle aussi non brevetable. N’importe quelle communauté, même la plus pauvre, peut dès lors fabriquer sa propre solution à prix réduit et en s’adaptant aux conditions locales.
Didier Pittet et son équipe commencent alors à promouvoir l’usage de la solution hydro­alcoolique d’abord aux HUG puis au-delà. Ils mettent des flacons à disposition, choisissent des formes de récipients qui ne déforment pas trop les blouses, réalisent des études, diffusent les résultats encourageants, s’adaptent aux difficultés, etc. Ils font parfois face à des moqueries et, plus souvent, à des résistances plus ou moins passives au changement, même dans le monde de l’édition scientifique. Après cinq ans d’efforts, Didier Pittet finit par publier, dans The Lancet du 14 octobre 2000, un article qui fera date. Il y présente l’efficacité de l’hygiène des mains à l’aide de la solution hydroalcoolique, connue depuis sous le nom de «Geneva Model».
Le papier montre que grâce à la solution alcoolique, le taux d’observance passe de 48 % à 67 % et les taux d’infections moyens de 16,9 % à 9,9 %. La transmission des staphylocoques multirésistants a chuté de 2,16 à 0,93 épisode par 1000 jours d’hospitalisation. Sachant que les maladies nosocomiales tuent chaque année, selon les estimations, plus que la tuberculose, la malaria et le sida réunis, soit 69 personnes sur 100 000, on comprend vite que le nombre de vies potentiellement sauvées dans le monde entier par une mesure aussi simple se compte en dizaines de millions.

Le secret du «Geneva Model»

Le secret du succès du «Geneva Model», en plus d’avoir rendu publique la formule de la solution hydroalcoolique, réside surtout dans son approche multimodale. Didier Pittet propose en effet dans son papier une stratégie en cinq points. L’alcool est proposé en remplacement du savon. Le personnel soignant est formé à ce nouvel outil. L’évolution de l’observance et des infections est mesurée et les résultats restitués au personnel. Les mesures à suivre sont rappelées à l’aide de campagnes de communication. Les mesures sont soutenues par la direction. Pour convaincre, Didier Pittet suivra toute sa vie un mot d’ordre : «Ne rien imposer. Éduquer et inciter.»
Très vite, les HUG attirent les spécialistes de la prévention du monde entier. On vient du Royaume-Uni, de Belgique, des États-Unis, d’Australie et on repart avec des flacons et la stratégie multimodale en poche. Didier Pittet donne des conférences, explique, illustre, étaye. En 2005, il est nommé directeur du Centre collaborateur de l’OMS pour la sécurité des soins. Un processus précipité et éreintant au bout duquel il aura maigri de 10 kg et sacrifié son premier mariage. Malgré cela, à la tête de son groupe de travail, il prend son bâton de pèlerin pour mener la campagne mondiale de l’OMS de promotion de l’hygiène des mains.
Un des premiers obstacles à surmonter est d’ordre religieux. Le Coran interdit en effet toute ingestion d’alcool, fût-ce par la peau. Selon une lecture rigoriste du texte, les musulmans n’auraient donc pas le droit d’utiliser la solution alcoolique. Didier Pittet et un collègue australien, Lindsay Grayson, réagissent avec une étude intitulée «L’utilisation des solutions hydroalcooliques peut-elle vous faire perdre votre permis de conduire ?» L’article montre que la quantité d’alcool qui pénètre dans le sang par la peau est nulle dans le cas de l’isopropanol et très faible dans le cas de l’éthanol. Après un travail approfondi sur le Coran avec les autorités religieuses et le clergé en Arabie saoudite, une fatwa est finalement émise en 2006 par la Ligue islamique mondiale qui rend l’utilisation de l’isopropanol compatible avec le texte sacré.

Seul devant 10 000 pompiers

En Russie, l’accueil est moins réservé. Et pour cause. «Ils buvaient la solution hydroalcoolique, s’étonne encore Didier Pittet. Il a fallu ajouter un produit vomitif pour l’empêcher.»
Autre pays, autres mœurs. Aux États-Unis, Didier Pittet doit convaincre les infirmières – et leur syndicat – d’enlever leurs faux ongles, véritables nids de germes, plutôt que de renoncer à la solution hydroalcoolique qui pourrait les abîmer. Les pompiers américains, eux aussi, se rebiffent. Stocker des quantités d’alcool inflammable dans des hôpitaux leur semble une hérésie. Le médecin genevois se rend à leur congrès annuel à Washington où, devant 10 000 firefighters, il compare la probabilité extrêmement faible d’incendie que l’alcool pourrait déclencher dans un hôpital avec les milliers de vies que ce même liquide pourrait sauver.
«Depuis le lancement de la campagne de l’OMS et jusqu’à la crise du covid, j’ai visité tant d’hôpitaux, étudié tant de systèmes de santé différents que j’ai fini par acquérir un sixième sens, explique-t-il. Ces établissements sont devenus mes patients. J’avais l’impression de palper un hôpital comme je palpais les malades.»
En «palpant» un hôpital, en parlant avec les notables, en écoutant leurs discours parfois lénifiants, Didier Pittet prend en effet le pouls du pays. Il comprend le degré de corruption et le niveau des ressources de l’établissement ainsi que l’état de santé général de la population. Il a un accès direct et privilégié à l’intimité de la société. Et il a l’impression de pouvoir faire changer les choses quand, après une de ses visites, il fait son rapport au ministre de la Santé qui, parfois, tombe des nues.
L’étiquette de spécialiste mondial de l’hygiène des mains devient aussi un sésame qui lui ouvre toutes les portes. Il parcourt l’Afghanistan alors en pleine guerre, il visite des hôpitaux dispensant de la médecine traditionnelle chinoise en Chine continentale – une quasi-exclusivité pour un Occidental – où non seulement on administre des potions et des tisanes aux patients par voie buccale, mais aussi par injection. Il rencontre des médecins dans les pays d’Europe de l’Est qui préfèrent taire les chiffres réels d’infections nosocomiales de peur d’être licenciés. Il est ainsi au courant d’épidémies qui ont existé mais qui n’ont jamais été décrites à cause de cette omerta. Il découvre des centres de soins remplis de malades du sida dans des pays prétendant n’en avoir aucun.
Plus amusant, il rencontre aux États-Unis un directeur d’hôpital qui lui explique littéralement avoir lui-même inventé l’usage de la solution hydroalcoolique et la stratégie multimodale. Didier Pittet laisse dire et le félicite. C’est le résultat qui compte.
Ayant été de toutes les dernières épidémies (SARS-CoV-1, Ebola, N1H1…), il n’est pas pris au dépourvu lorsque survient la crise du covid. Il comprend avant tout le monde, grâce à trois étudiants chinois dans son service qui épluchent les réseaux sociaux, que la situation dans l’Empire du Milieu est dramatique et que le nombre de cas est sous-estimé d’un facteur 100. Il sait aussi ce qui se prépare au nord de l’Italie dix jours avant que cela paraisse dans les journaux. Il est appelé à Hong Kong en février 2020 comme expert international et est nommé par le gouvernement français pour diriger une mission indépendante chargée d’évaluer la gestion en France de la crise sanitaire engendrée par le Covid-19.
Finalement, la retraite qui vient de sonner lui permettra peut-être de souffler enfin un peu.

Anton Vos