Campus n°152

Quand la masculinité succombe aux succubes

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Les démons de la nuit séduisant les rêveurs et les « pollutions nocturnes » mettent au défi la construction de la masculinité au sortir du Moyen Âge. Un séminaire de la Faculté de médecine se penche sur la question.

Démons de la nuit, les succubes surgissent dans la chambre à coucher des hommes pour les séduire durant leur sommeil. Ces créatures d’apparence féminine possèdent leur pendant masculin, les incubes, qui font de même avec les femmes endormies. Leur présence était jadis rendue nécessaire pour expliquer des phénomènes physiologiques se déroulant durant le sommeil et considérés comme impurs et contraires à la morale, tels que les rêves érotiques, les érections nocturnes ainsi que toute forme de sécrétions intimes laissant des traces sur les draps dont les émissions de sperme en plein sommeil, prosaïquement qualifiées de « pollutions nocturnes ». Les succubes mettaient ainsi à l’épreuve la virilité des hommes dont on attendait, au sortir du Moyen Âge, une parfaite maîtrise de soi, de jour comme de nuit, contre les tentations humaines aussi bien que démoniaques. C’est sous cet aspect que les succubes sortent de l’ombre de l’histoire médiévale et refont surface, qui plus est dans le monde académique. Ils sont en effet à l’honneur d’un nouveau cours à option de la Faculté de médecine depuis l’automne 2022 (Sommeil, sexualité, genre : approches interdisciplinaires) et investigués ce printemps à l’occasion de deux séminaires organisés par Francesca Arena, maître-assistante à l’Institut Éthique Histoire Humanités (Faculté de médecine), et Stephen Perrig, médecin adjoint au Centre de médecine du sommeil aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). Intitulé Performances nocturnes : la virilité entre pollutions et succubes, le premier a lieu le 2 mai à l’Université de Lausanne tandis que le second, Les pollutions nocturnes : masculinités, sexualité, sommeil (XVIIIe-XXIe siècles), se tiendra le 26 juin 2023 à la bibliothèque du Centre médical universitaire à Genève.

« Issues de la culture judéo-chrétienne, les figures de succube et d’incube sont probablement apparues durant le Moyen Âge occidental, explique Francesca Arena. L’Europe se trouve alors dans un contexte de chasse aux sorcières et les esprits sont préoccupés par la présence de démons pervertissant les hommes et les femmes. Une des questions dont les penseurs débattent est celle de leur reproduction. Pour résoudre cette énigme, on imagine que les démons visitent les dormeurs et les dormeuses et les séduisent ou les abusent afin de leur voler leur semence et de l’exploiter à leurs propres fins – on croit alors que les femmes ont une semence au même titre que les hommes. Au début, les sources parlent de démons plutôt asexués puis, au fur et à mesure de la réflexion, elles leur dessinent des contours féminins pour les uns (succubes) et masculins pour les autres (incubes), chacun étant chargé de séduire un humain du sexe opposé. »

Selon la chercheuse, ce qui se cache derrière ces réflexions démonologiques, c’est une tentative de penser le rêve érotique. À cette époque, la frontière entre l’éveil et le sommeil n’est pas clairement définie, tout comme la nature des songes qui mélange encore des aspects organiques et moraux. Les rêves érotiques, en particulier, ainsi que les pollutions et les érections nocturnes, font donc partie de ces événements mystérieux et flous qui se déroulent la nuit, hors de notre contrôle, et qui sont souvent représentés dans les écrits ou les tableaux par la présence de démons ou de visions.

Le péché du songe lascif

Ces songes lascifs, comme on les appelle, représentent un enjeu de taille pour la société. Ils sont considérés comme des actes sexuels pratiqués durant le sommeil et la religion estime qu’un tel comportement est un péché. En outre, comme ils semblent échapper à la conscience du dormeur, ils entrent, à un certain moment, en collision avec l’idée que l’on se fait de la masculinité.

« La construction de la masculinité évolue avec le temps, reprend Francesca Arena. On attribue en effet à l’homme des caractéristiques qui ne sont pas toujours les mêmes selon les contextes historiques. Durant le Moyen Âge, la virilité se définit plutôt par une maîtrise de soi spirituelle qui peut aller jusqu’à l’ascétisme. On considère que l’on peut être un homme comblé sans avoir de relations sexuelles. À la fin du Moyen Âge, la conception de la masculinité change. Avec l’apparition de nouvelles classes sociales, on en voit même plusieurs qui tentent de se différencier les unes des autres, les hommes de la noblesse ne voulant pas que leur virilité soit confondue avec celle de la bourgeoisie, par exemple. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’élément le plus important de la masculinité devient la maîtrise de soi, non pas tant spirituelle que physique, et en particulier contre les tentations de la chair. L’homme doit savoir se contrôler, en tout temps, même la nuit quand il rêve. Le songe lascif devient dès lors l’expression visible et tangible de cette perte de maîtrise que la religion considère comme impure et la médecine comme immorale. »

Certes, on est alors en pleine révolution scientifique et la médecine tente de s’émanciper de la religion et de construire de nouveaux savoirs. Mais la plupart de ces efforts échouent et il n’y a pas d’autres choix que de récupérer les connaissances ou les croyances qui existent déjà tout en leur attribuant des caractéristiques d’objectivité scientifique. Les songes lascifs restent donc piégés dans l’ornière morale dans laquelle ils ont été jetés. On explique que si un dormeur fait des rêves érotiques, c’est qu’il a eu des pensées jugées immorales durant la journée précédente qui sont ensuite transmises dans ses songes la nuit venue.

Compresses au vinaigre

Cette théorie obtient son heure de gloire probablement avec le médecin vaudois Samuel Auguste Tissot, qui rédige en 1761 un traité mondialement connu sur l’onanisme dont un chapitre entier est consacré aux pollutions nocturnes. Celles-ci sont attribuées à une trop grande pratique de la masturbation – on sait aujourd’hui qu’il n’y a aucun rapport entre les deux – et, surtout, pathologisées, c’est-à-dire qu’elles sont assimilées à une maladie. Les conséquences sont nombreuses et variées. « J’ai connu un homme devenu sourd pendant quelques semaines, après un long rhume négligé, qui, quand il avoit une pollution nocturne, étoit beaucoup plus sourd le lendemain », rapporte notamment l’auteur qui, pour éviter ce genre de désagrément, préconise une liste de remèdes longue comme le bras, mêlant conseils des anciens et contributions personnelles : abandon des « pensées vénériennes » durant la veille, régimes alimentaires spécifiques, positions à adopter durant le sommeil ou encore applications de plaques de plomb sur les reins ou de compresses au vinaigre sur « les parties qui sont le siège de la maladie ».

La maîtrise des songes vénériens en tant qu’enjeu médical et viril va connaître une évolution importante dès la seconde moitié du XIXe siècle. Avec l’avènement de la théorie de l’évolution développée par Charles Darwin, la représentation de l’être humain change. Son statut d’exception en haut de l’échelle des espèces est ramené à celui d’un animal comme les autres. La maîtrise de soi perd sa position de valeur cardinale de la masculinité. C’est même l’inverse qui se produit puisqu’on commence à affirmer que le mâle, à l’instar des animaux, ne peut pas contrôler sa sexualité. « Cette vision est encore très présente aujourd’hui, note Francesca Arena. Dans des affaires de viol, par exemple, on entend encore souvent certaines personnes prétendre que c’est aux femmes de faire attention pour ne pas exciter l’homme qui ne peut pas se contrôler. »

De son côté, la médecine fait enfin des progrès et les pollutions nocturnes sont finalement comprises pour ce qu’elles sont : un phénomène physiologique normal appartenant au développement de l’adulte masculin. Tous les garçons en grandissant vivent une phase de puberté, marquée par un changement de voix, un développement de la pilosité et l’apparition d’émissions nocturnes de sperme, elles-mêmes survenant lors d’orgasmes générés durant le sommeil, probablement par le biais de rêves érotiques. Dès que ce constat a été établi, l’intérêt de la médecine pour les pollutions nocturnes a totalement disparu.

« Aujourd’hui, on n’en parle presque plus alors que tous les hommes expérimentent ce phénomène dans leur jeunesse et parfois aussi à l’âge adulte, s’étonne Francesca Arena. Pourtant, on ne sait pas tout sur ce sujet. Peu d’études se sont penchées sur la question. J’ai l’impression que dans l’histoire de la médecine, il s’est passé avec les pollutions nocturnes chez les garçons plus ou moins la même chose qu’avec les règles chez les filles. Le sujet s’est retrouvé au centre de l’intérêt des médecins tant qu’ils croyaient qu’il s’agissait d’une maladie qu’il fallait soigner avant d’être abandonné et de devenir tabou. »

Pollutions au féminin

Si la maîtrise des rêves vénériens et son cortège de manifestations physiques ont été source d’angoisse et ont représenté un enjeu pour la masculinité, la problématique des pollutions nocturnes n’a pas épargné les femmes pour autant. Jusqu’à la moitié du XVIIIe siècle, pour la médecine, les femmes produisent en effet elles aussi une semence, au même titre que les hommes, qui s’échapperait à l’occasion d’émissions nocturnes. Ce n’est que plus tard que l’on comprend que cette vision est fausse et que les traces laissées sur les draps ne viennent pas de « sperme féminin » mais des produits vaginaux ou de maladies vénériennes. Dès lors, la médecine s’en désintéresse totalement.
« À tel point que l’on sait très peu de choses aujourd’hui sur les rêves érotiques et les orgasmes féminins durant le sommeil, déplore Francesca Arena, maître-assistante à l’Institut Éthique Histoire Humanités (Faculté de médecine). Pourtant, ils existent. Certaines femmes rapportent avoir été tirées du sommeil par un orgasme ou s’être rendu compte en se réveillant plus tard qu’elles en ont vécu un, grâce à une série de sensations physiologiques. Mais sans pouvoir apporter de preuve matérielle. »
L’entomologiste américain et pionnier de la sexologie Alfred Kinsey consacre de longs chapitres aux pollutions nocturnes dans le manuel consacré au comportement sexuel de l’homme et aux rêves érotiques dans celui de la femme, publiés en 1948 et 1953. Mais, là aussi, les connaissances demeurent rudimentaires et relativement subjectives.
L’auteur affirme par exemple que « tout homme a fait l’expérience d’être réveillé par sa partenaire en pleine jouissance durant son sommeil ». Ce qui est probablement une exagération.