Campus n°152

Le culte d’Asclépios ou la santé en rêvant

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Capable d’apporter la guérison au travers des songes, le dieu Asclépios a fait l’objet d’un culte très populaire durant l’Antiquité. Au point que certains y ont vu les prémices de la médecine moderne. Lorenz Baumer, lui, préfère insister sur la dimension mystique du processus.

Peut-on guérir en rêvant ? Dans les sociétés hyper-technologiques qui sont les nôtres, la question peut paraître saugrenue. Elle était loin de l’être dans le monde antique où Asclépios, dieu guérisseur dont les vertus curatrices se manifestaient durant le sommeil, a fait l’objet d’un culte extrêmement populaire durant près d’un millénaire. De la Grèce à l’Italie, en passant par l’Asie mineure, une multitude de sanctuaires consacrés à cette divinité que les Romains nommaient Esculape ont ainsi été érigés. Bâtis entre le Ve siècle avant notre ère et le VIIe siècle après, ces « asclépiéion » ont été présentés par de nombreux auteurs comme le creuset d’une forme de proto-médecine ouvrant la voie à la tradition hippocratique. À tel point qu’aujourd’hui encore, c’est le serpent d’Asclépios et la coupe de sa fille Hygée qui trônent sur le fronton des pharmacies. Professeur d’archéologie classique au Département des sciences de l’Antiquité (Faculté des lettres), Lorenz Baumer émet toutefois certaines réserves envers cette interprétation. Selon lui, comme il l’a expliqué dans le cadre du Cours public consacré au rêve durant l’Antiquité présenté cet automne, le culte d’Asclépsios est d’abord et surtout une expérience d’ordre mystique qui se vivait collectivement. Explications.

«Les personnes qui se rendaient dans un asclépiéion ne souffraient vraisemblablement pas d’une maladie nécessitant une opération chirurgicale ni même d’une fracture ou d’une lésion musculaire, avance le spécialiste. Pour cela, on se tournait vers la médecine de l’époque. Mais lorsqu’on se sentait mal, pour toutes sortes de raisons qui peuvent aller de diverses douleurs à l’anxiété en passant par des maladies psychosomatiques, on se rendait dans un sanctuaire dédié à Asclépios dans l’espoir d’entrer en contact avec le dieu par l’intermédiaire d’un rêve et de se sentir mieux ensuite. Y voir une sorte d’ancêtre de nos hôpitaux modernes relève à mon sens d’une compréhension erronée des sources qui sont parvenues jusqu’à nous.»

Des sources au premier rang desquelles figurent les vestiges archéologiques. On recense en effet aujourd’hui plus de 360 sanctuaires dédiés à Asclépios. Certains étaient gigantesques, comme celui d’Épidaure – où est né ce culte –, de Cos ou de Corinthe. D’autres, beaucoup plus modestes, se limitaient à de simples cabanes. Quelques-uns se trouvaient au cœur des villes – comme celui d’Athènes –, mais la plupart étaient situés hors des murs de la cité, le plus souvent sur un promontoire isolé. Pour certains auteurs, ce choix s’explique par le souci de faire bénéficier aux malades d’un air pur, favorable à la convalescence et tendrait donc à valider la thèse d’un établissement de type hospitalier. Selon Lorenz Baumer, il repose cependant sur de tout autres motivations.

L’esprit des lieux

« Ces emplacements n’ont effectivement pas été choisis au hasard mais parce qu’il s’en dégageait quelque chose de spécial, que l’on peut d’ailleurs ressentir aujourd’hui encore lorsqu’on se rend sur place, ou parce qu’ils avaient été désignés par certains signes, comme la présence d’un nid de serpents, développe le professeur. C’est très certainement cette dimension propice au recueillement et à la méditation qui a été décisive dans la sélection des lieux aptes à l’édification des sanctuaires. »

L’éloignement des centres urbains obéirait à une logique similaire puisqu’il permettrait de marquer une frontière concrète entre ce qui relève de la vie quotidienne et ce qui relève du sacré tout en offrant aux visiteurs la tranquillité nécessaire à la communication avec le dieu des lieux. « L’idée générale, poursuit Lorenz Baumer, c’est de se mettre en condition. De rompre avec son contexte de vie habituel, de manière mentale autant que psychologique, un peu à la manière de ce qui se passe de nos jours lorsqu’on choisit de faire une retraite dans un couvent. »

La plupart des sanctuaires dédiés à Asclépios présentent par ailleurs une structure similaire qui n’est guère compatible avec une fonction de centre médical. Une fois franchi le mur d’enceinte, on y trouve presque systématiquement un temple, ainsi qu’une vaste salle à colonnades offrant une vue directe sur l’autel, qui constitue le cœur du sanctuaire. Ce dispositif fait davantage songer à un lieu d’initiation comme on en connaît pour d’autres divinités de l’époque qu’à une hypothétique salle d’opération. Sans compter le fait que les malades, regroupés dans la salle à colonnades, dormaient les uns à côté des autres, ce qui ne paraît pas très indiqué pour éviter les contagions.

Apparences trompeuses

Pour se faire une idée un peu plus précise de ce qui se passait à l’intérieur des asclépiéia, il faut s’en remettre aux quelques images qu’en donnent les reliefs votifs qui ont échappé à la destruction. Et ce, en gardant à l’esprit que les apparences sont parfois trompeuses. Sur une de ces gravures, on peut ainsi voir, dans la partie droite, un malade couché sur son lit accompagné d’une figure masculine qui tient sa tête tandis qu’un serpent lui lèche l’épaule droite. Sur la scène de gauche, cette même partie du corps fait l’objet d’une opération ou d’un soin de la part du dieu. Un haut-relief provenant du Pirée montre, quant à lui, Asclépios penché sur une femme couchée sur son lit dont il touche l’épaule droite. Enfin, une image retrouvée dans l’asclépiéion d’Athènes met en scène le même dieu, cette fois assis sprès du lit d’un malade paraissant tout à fait éveillé. Soit autant de représentations qui semblent accréditer l’idée d’une guérison concrète passant par une forme ou une autre d’intervention physique.

« Il ne faut pas se tromper sur le sens de ces œuvres d’art, qui ont été réalisées à grands frais pour rendre hommage à l’action de la divinité, avertit Lorenz Baumer. Ce qui est représenté ici ne reflète pas la réalité, mais ce qui est censé s’être passé dans le rêve effectué par le malade. C’est une manière d’attester du passage entre la vie humaine et le monde divin, ce qui explique d’ailleurs pourquoi le protagoniste est généralement plus grand que les autres humains pouvant figurer sur l’image. »

La centralité du rêve dans le processus de guérison est confirmée par un autre type de sources, écrites cette fois : les « Iamata ». Ces rapports de guérison gravés dans la pierre et exposés dans le sanctuaire, dont on a retrouvé un certain nombre à Épidaure, ne sont pas de simples témoignages mais des textes destinés à affirmer la puissance et la primauté d’Asclépios et du sanctuaire concerné sur des guérisseurs concurrents.

Sans garantie

Un de ces textes rapporte la guérison d’un homme souffrant d’un ulcère. Conformément au rituel, il passe la nuit dans le sanctuaire et est alors assailli par un rêve dans lequel il voit Asclépios intimer à ses assistants de le tenir fermement afin qu’il puisse l’opérer. Effrayé, l’homme s’échappe avant de revenir au sanctuaire pour une seconde tentative qui s’avère fructueuse, la preuve de l’intervention divine étant donnée par le sang couvrant le sol le lendemain.

« Dans le cas présent, explique Lorenz Baumer, il ne s’est probablement rien passé pendant la nuit. L’homme s’est endormi. Son ulcère s’est peut-être mis à saigner de façon fortuite et le lendemain, à son réveil, il s’est senti mieux parce qu’il avait obtenu ce qu’il était venu chercher, à savoir un contact avec le dieu guérisseur. »

Un autre de ces Iamata relate l’histoire d’un malade qui a tenté de rêver dans le sanctuaire pendant plusieurs années sans succès. Jusqu’à ce qu’un jour il y parvienne finalement et accède à la guérison. « Ce que nous enseigne ce récit, c’est que c’est le dieu qui décide, que le rêve ne peut pas être forcé et qu’il n’y a pas de garantie que le processus fonctionne, complète le professeur. Si ça ne marche pas, tout ce que vous pouvez faire, c’est de revenir, donner à nouveau des offrandes et garder l’espoir. »

Les Iamata semblent également indiquer qu’il n’est pas indispensable de se trouver dans le sanctuaire pour bénéficier des bienfaits d’Asclépios. Un homme souffrant de tuberculose n’étant pas parvenu à rêver lors de son passage à Épidaure dit par exemple avoir été guéri dans son sommeil par un serpent qui s’était caché dans la roue de son char une fois revenu chez lui. Dans un autre cas, c’est une mère qui se rend au sanctuaire pour obtenir la guérison de sa fille. Le dieu prodigue alors le même rêve à la mère et à la fille qui, restée à la maison, se voit soignée à distance.

« Face à cette divinité omnipotente, résume Lorenz Baumer, ce qui est essentiel pour espérer une issue positive, c’est de se mettre dans une disposition d’esprit favorable, de se convaincre que le rituel sera utile. Le reste relève d’une forme d’auto-persuasion et de ressenti de la part du malade. »

Ploutos et Carion

Le dernier élément que l’on peut tirer des sources écrites vient d’une comédie signée par le poète grec Aristophane et ajoute une dimension collective à l’expérience vécue au sein de l’asclépiéion. Rendu aveugle par Zeus, Ploutos, personnage dont le nom est aussi le titre de cette œuvre, est confié aux bons soins d’Asclépios pour recouvrer la vue. Il se rend donc dans un sanctuaire pour y passer la nuit en compagnie de son esclave, Carion, qui relate les faits le lendemain. Après un bain de mer et une série d’offrandes, les deux hommes sont installés sur un lit. Une fois les lumières éteintes, ils sont priés de s’endormir et de garder le silence même s’ils entendent du bruit. Carion, qui ne parvient pas à trouver le sommeil, voit ensuite le dieu faire son entrée dans la pièce et examiner l’ensemble des malades avant de se tourner vers Ploutos. Après avoir palpé la tête de ce dernier et lui avoir essuyé les paupières, le dieu guérisseur hèle deux serpents gigantesques qui viennent lécher les yeux du malade qui se réveille aussitôt, rétabli. Constatant le prodige, toute l’assistance applaudit.

« Ce texte n’est sans doute pas à prendre au pied de la lettre, commente Lorenz Baumer, mais on peut en retenir deux éléments qui me semblent importants. Le premier est que le rêve est ici une expérience qui se partage, ce qui permet sans doute de renforcer la conviction des autres personnes présentes dans les capacités de la divinité. Le second, c’est que nous sommes là face à quelque chose qui relève d’une dimension résolument métaphysique. Ce qui se passe dans les sanctuaires d’Asclépios a bien plus à voir avec le mysticisme et la religion qu’avec la médecine. Et même si cela nous échappe quelque peu aujourd’hui, force est de constater que cela devait faire davantage de bien que de mal, puisque ce culte était encore prospère au début de l’ère chrétienne, à une époque où tous les autres systèmes de croyance hérités du monde antique avaient été interdits. »

Si un homme se voit en train de manger du crocodile...

Même si le miroir est le plus souvent déformant, les rêves sont le reflet du monde dans lequel ils ont été conçus. Les expériences oniriques des Inuits diffèrent ainsi de celles des Aborigènes d’Australie et les songes d’hier ne sont pas ceux d’aujourd’hui. Grâce à l’enquête menée par la psychanalyste Charlotte Beradt durant la Seconde Guerre mondiale (texte traduit en français pour la première fois en 2002 sous le titre Rêver sous le IIIe Reich), on sait par exemple que les citoyens allemands sous la férule des nazis se voyaient trahis par leur oreiller ou dénoncés par leur lampe de chevet durant leur sommeil, quand ils n’imaginaient pas que les murs de leurs appartements avaient été supprimés par décret. Mais que peut-on dire des images qui peuplaient les nuits de nos lointains ancêtres ? En s’appuyant sur un papyrus du Nouvel Empire (1500 à 1000 avant notre ère), Dominique Lefèvre, chargé de cours au Département des sciences de l’Antiquité (Faculté des lettres) s’est efforcé de lever un coin du voile sur les rêves des contemporains de Toutankhamon ou de la reine Hatchepsout dans le cadre du cours public consacré au rêve durant l’Antiquité qui a été dispensé cet automne.
Retrouvé à Deir el Medineh en 1928 et aujourd’hui conservé au British Museum, le papyrus Chester Beatty III contient, dans sa partie supérieure, une « clé des songes » qui liste près de 200 rêves décrits de façon sommaire et accompagnés d’une interprétation selon le canevas suivant : « Si un homme se voit en rêve » dans telle situation (par exemple « prendre feu »), il en résultera telle conséquence (dans le cas présent « il sera exécuté »).
Globalement, un rêve sur dix porte sur l’action de manger ou de boire une substance quelconque : végétaux, fruits, œuf, viande d’âne ou de crocodile, chair de silure, feuilles de lotus, bière, vin, sang et même de la faïence sont ainsi mentionnés. Avec des effets qui peuvent varier du tout au tout puisque si le fait de consommer du crocodile revient à agir comme un dignitaire, celui d’avaler un silure ouvert annonce que l’on se fera prochainement emporter par ledit crocodile.
Dans un registre proche, les Égyptiens semblent avoir aussi beaucoup rêvé d’animaux, et ce, dans des situations très diverses. Ils se voient ainsi en songe en train de découper une femelle hippopotame, avec le visage d’une panthère, saillant une vache ou copulant avec un milan…
Le corps est également souvent mentionné, le sujet ayant tantôt la bouche ouverte, tantôt de longs doigts, tantôt un long pénis, lorsqu’il n’est pas en train de s’arracher les ongles ou de casser une jarre avec ses pieds.
Quelques rêves se rapportent aux vêtements – entrer dans une pièce avec des habits mouillés annonce ainsi un combat tandis que porter un pagne asiatique entraîne la révocation de sa fonction – ou encore à la navigation sur le Nil.
La sexualité est, elle aussi, présente et on apprend que copuler avec sa mère ou sa sœur est un bon présage, alors que faire l’amour avec sa femme en plein jour revient à révéler ses fautes aux dieux.
La mort n’est cependant évoquée qu’à deux reprises. Un homme qui se voit décéder de manière violente dans ses rêves étant assuré de survivre à son père, tout comme un homme qui contemple sa propre mort sera certain de vivre longtemps.
« On ne voit pas toujours de logique immédiate dans le rapport entre le rêve et son interprétation, constate Dominique Lefèvre. Parfois, il semble qu’il y ait un lien d’ordre phonétique, les Égyptiens considérant que le son des mots est porteur de sens. Dans d’autres cas, l’explication tient peut-être à une certaine proximité sémantique entre les termes utilisés mais il est difficile d’aller beaucoup plus loin dans l’explication parce qu’il nous manque sans doute des référents culturels qui étaient évidents à l’époque mais qui sont perdus pour nous. »