Campus n°152

Dans le lit de l’histoire

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Support privilégié du rêve, le lit a connu une étonnante continuité au cours de l’histoire. L’archéologue Marc Duret en a fait la démonstration au cours d’une conférence donnée dans le cadre du cours public «Sur les chemins du songe. Rêves et fantasmes dans l’Antiquité».

Si les connaissances sur la compréhension et l’interprétation des rêves ont considérablement évolué au cours de l’histoire – et en particulier depuis la dernière décennie du XXe siècle – le support privilégié de ceux-ci, à savoir le lit, a, au contraire, fait preuve d’une étonnante continuité au fil du temps. Les couches de Toutankhamon, de Socrate ou de Jules César n’étaient ainsi vraisemblablement pas très différentes de celles qui meublent aujourd’hui nos appartements. Archéologue et postdoctorant au sein du Département des sciences de l’Antiquité (Faculté des lettres), Marc Duret en a fait la démonstration au cours d’une présentation donnée cet automne dans le cadre du cours public intitulé « Sur les chemins du songe. Rêves et fantasmes dans l’Antiquité ».

Retracer l’histoire du lit n’est pas chose facile. Peu de scientifiques ont en effet jugé opportun de se pencher sur le sujet et les éléments tangibles parvenus jusqu’à nous sont rares compte tenu des matériaux utilisés (bois et textiles dans l’immense majorité des cas). Quelques pièces fabriquées en bronze, retrouvées dans des tombes ou conservées grâce à l’éruption volcanique qui a rasé les cités de Pompéi ou d’Herculanum en l’an 79 ont toutefois échappé à la destruction et permettent de se faire une idée concrète de ce à quoi ressemblaient les couches de nos ancêtres.

À ces traces matérielles s’ajoutent quelques descriptions tirées de sources écrites, des représentations figurées sur des vases, des fresques et des mosaïques ou encore cette étonnante sculpture représentant un hermaphrodite en plein sommeil (photo ci-dessus).

« C’est un des seuls exemples montrant un individu de l’Antiquité en train de dormir sur un lit, précise Marc Duret. Les dormeurs de l’époque sont en effet souvent des personnages mythologiques dépeints en train de piquer un somme dans toutes sortes d’endroits autres qu’un lit, par exemple dans un champ ou à l’ombre d’un arbre. Et les personnages qui sont montrés sur des lits y font généralement autre chose que dormir, à commencer par manger ou avoir des relations sexuelles. »

La plupart des lits qui ont traversé les siècles, voire les millénaires, sont par ailleurs des objets précieux qui appartenaient à l’élite de la société, si bien que nous ne savons rien ou presque des conditions dans lesquelles le petit peuple passait ses nuits.

Chronologiquement, on trouve parmi les plus anciens ceux ayant appartenu au pharaon Toutankhamon, décédé il y a plus de 3000 ans et dans lesquels le souverain n’a probablement jamais passé la moindre nuit. Plusieurs de ces meubles, décorés à l’effigie de diverses divinités, ont à l’évidence une fonction symbolique dans le rituel devant servir au défunt à gagner l’au-delà. Malgré sa facture très luxueuse, l’un d’entre eux se rapproche cependant de ce que devait être un véritable lit de l’époque. En ébène couverte de feuilles d’or, son cadre est supporté par quatre pieds évoquant des pattes de lion. Légèrement incurvé, il comporte une tête de lit gravée ainsi qu’un sommier tressé en matière végétale.

Ce genre de relique a peu d’équivalents dans le monde grec où les informations concernant le sujet proviennent pour l’essentiel de représentations se trouvant sur des vases, dans des tombeaux ou des bas-reliefs. Celles-ci illustrent des banquets, des scènes mythologiques, des moments de détente, comme ce personnage allongé en train d’écouter un joueur de flûte, mais on peut aussi y voir un jeune homme en train de porter un lit sur son dos, immortalisé sur une céramique du Ve siècle av. J.-C. Peu de détails nous renseignent sur la facture des lits et de la literie. On notera toutefois l’utilisation de plusieurs couches de sommiers, sur certaines images, ainsi que le recours à de nombreux coussins et la présence presque systématique d’une table de chevet ou d’un marchepied à proximité du lit.

À ces témoignages indirects font exception une série de lits miniatures en terre cuite datant de l’époque mycénienne (1650 à 1100 av. J.-C. environ), ainsi que de nombreux éléments en bronze composant des pieds de lits retrouvés dans une villa romaine sur le site vaudois d’Avenches. Datant du Ier ou du IIe siècle avant notre ère, ces derniers proviennent probablement de la cité de Délos et ont dû traverser la Méditerranée en pièces détachées avant d’être livrés à leur fortuné destinataire.

« De la même façon, certains navires devaient transporter des matelas et d’autres fournitures de port en port, relève Marc Duret. Ce qui démontre que le géant suédois de l’ameublement que nous connaissons tous aujourd’hui n’a probablement rien inventé. »

Grâce aux nombreux éléments retrouvés dans les ruines de Pompéi et d’Herculanum, mais aussi à un certain nombre de témoignages iconographiques ou littéraires, l’époque romaine est nettement mieux documentée. Globalement, on y distingue deux grands types de lits : d’une part, le lectus, qui se rapproche d’une banquette parfois flanquée d’un dossier et fermée sur les côtés, et, d’autre part, le grabatus (d’où vient le terme « grabataire ») dont la forme est plus conventionnelle.

Il est composé d’un cadre au-dessus duquel est posé un sommier fait de lattes entrelacées et on y ajoute souvent un élément sur lequel on peut appuyer la tête ou le coude selon la position choisie (le pluteus). Celui-ci est généralement bordé de décorations – les fulcra – gravées avec le plus grand soin représentant tantôt des animaux (chevaux, ânes, cygnes…), tantôt des divinités. Le tout est généralement confectionné en bois mais le recours au bronze, à la céramique, au verre, à l’os et à l’ivoire – notamment pour les pieds de lits ou les ornementations, est aussi possible. Des couches fabriquées en maçonnerie ont également été retrouvées, notamment dans un lupanar de Pompéi.

Les différentes pièces étaient assemblées soit par de grandes tiges de bois ou de métal, soit par divers systèmes de tenons, de jointures ou de mortaises dont la finesse et la précision n’ont pas grand-chose à envier aux travaux de menuiserie actuels.

En sus des chambres à coucher, ce type de mobilier ornait également le triclinium, une pièce destinée à recevoir des repas réunissant plusieurs convives – les fameux banquets romains – dont trois côtés étaient occupés par des lits et où le service se faisait par l’espace laissé libre au centre.

« C’est un modèle architectural qui fait partie intégrante de la culture romaine et qui était très largement diffusé, précise Marc Duret. On a de nombreux exemples de décorations de sols en mosaïque dont le dessin correspond rigoureusement à ce type d’agencement dans des régions aussi diverses que l’Espagne, la Tunisie ou le Royaume-Uni, ce qui atteste de sa diffusion aux quatre coins de l’Empire. »

Pour assurer le confort des usagers, qu’ils soient en train de festoyer ou de rêver, un système de double matelas était utilisé. Le premier, plus ferme, était probablement composé de corde, tandis que le second, placé juste au-dessus, contenait de la paille ou de la laine. L’ensemble était recouvert de draps, couvertures tissées et autres édredons, ceux-ci pouvant être remplis de laine brute mais aussi d’air, selon certaines sources écrites – sans que l’on ait une idée exacte du processus utilisé pour y parvenir – ou encore de plumes, celles provenant des oies de Germanie étant réputées pour prodiguer un maintien à nul autre comparable.

Grâce à un édit de Dioclétien publié en l’an 301 de notre ère, on connaît également la valeur de certaines de ces pièces de literie. Selon ce document, il faut ainsi compter 2 deniers pour une livre de plumes de seconde qualité, 100 deniers pour un coussin de 3e qualité (utilisé par les esclaves et les gens de la campagne), 2750 deniers pour un matelas et 5250 deniers pour un jeu de draps de luxe, ce qui correspond à plus d’un an de salaire pour un centurion de l’époque.

Référence : Marc Duret, « 50 nuances de lits. Archéologie d’un meuble support de rêves », conférence donnée dans le cadre du cours public « Sur les chemins du songe. Rêves et fantasmes dans l’Antiquité ». Disponible sur Mediaserver.unige.ch