Campus n°152

Steven Laureys: «La méditation préserve le cerveau»

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Invité par la Fondation Louis-Jeantet – en collaboration avec la Faculté de médecine –, le neurologue belge était à Genève pour parler de la conscience et des bienfaits de la méditation sur le système nerveux central.

Il se promène avec son cerveau dans sa mallette et le sort dès qu’il s’agit d’expliciter un point sur le fonctionnement du système nerveux central humain. Évidemment, ce n’est pas son vrai cerveau. C’est une reproduction en plastique réalisée par une imprimante 3D à partir d’images prises par IRM. L’original est confiné dans la boîte crânienne de son propriétaire, à savoir Steven Laureys, directeur de recherche au Fonds national belge de la recherche scientifique et professeur à l’Unité de recherche GIGA Consciousness à l’Université de Liège. Spécialiste en neurologie de la conscience, conférencier et auteur de nombreux livres destinés au grand public, le chercheur belge a étudié le cerveau de milliers de patients et de patientes ordinaires mais aussi de figures hors du commun telles que des sportifs et sportives d’élite, des astronautes évoluant en apesanteur, des entrepreneurs ou entrepreneuses à succès, des musiciennes et des musiciens professionnels ou encore des as de la méditation. Et c’est précisément pour parler de ce dernier thème que Steven Laureys est venu à Genève l’automne dernier, sur invitation de la Fondation Louis-Jeantet et de la Faculté de médecine. Rencontre.

Campus : Pourquoi avez-vous imprimé votre cerveau en 3D ?

Steven Laureys : C’est mon organe favori. J’en ai d’autres que j’apprécie, bien sûr, mais sans lui, c’est quand même moins fun. Plus sérieusement, mon cerveau en 3D sert notamment à illustrer mon propos. Je peux par exemple montrer la partie extérieure, celle que l’on appelle la matière grise – ou le cortex cérébral – qui compte quelque 16 milliards de neurones. C’est beaucoup, mais la vraie force du cerveau réside dans la capacité de ses cellules nerveuses à se connecter les unes aux autres. Chacune d’entre elles peut en effet parler avec des dizaines de milliers de voisines. Cela produit un système incroyablement complexe mais aussi dynamique avec ses milliers de milliards de connexions. On peut s’en faire une idée en regardant ce qu’on appelle la matière blanche, qui comprend toutes les fibres nerveuses qui relient les aires cérébrales et que j’ai également imprimée en 3D. Mon travail consiste à mieux comprendre, ou plutôt à réduire notre ignorance sur l’ensemble de ces processus et à transférer la connaissance fondamentale vers la pratique clinique. Car il faut savoir qu’en Europe, une personne sur trois est, tôt ou tard, confrontée à une atteinte, un dysfonctionnement ou une maladie du cerveau, susceptible d’entraîner une altération de la conscience, ce qui est précisément ma spécialité.

Peut-on affirmer sans se tromper que la conscience est générée par le cerveau ?

Nous savons qu’un changement de la structure ou de l’activité du cerveau peut avoir un impact sur les pensées, la perception et les émotions d’un individu, donc sur sa conscience. Il serait néanmoins arrogant, à ce stade des connaissances, d’affirmer que l’on a compris comment quelque chose de matériel – le cerveau – peut produire quelque chose d’immatériel – la subjectivité, la conscience. On est devant un mystère au moins aussi épais que celui de l’origine de la vie ou de l’Univers. Face à ce défi, la démarche scientifique exige que l’on se libère de tous les dogmes possibles, y compris celui qui affirme que la conscience serait uniquement le fruit de l’activité neuronale. Certains estiment en effet que les témoignages sur ce qu’on appelle l’expérience de mort imminente [qui désigne un ensemble de visions et de sensations exceptionnelles vécues par des individus dans le coma ou dans un état de mort clinique, ndlr] représenteraient, par exemple, une preuve qu’il existe une perception indépendante de l’activité cérébrale.

Travaillez-vous sur les expériences de mort imminente ?

Notre unité de recherche s’y intéresse depuis dix ans. Ce n’est toutefois pas facile à mettre en œuvre. Nous menons des études rétrospectives et prospectives et nous cherchons toujours de nouveaux témoignages. Avis à vos lecteurs ! [contact: nde(at)uliege.be] Nos recherches s’orientent d’ailleurs aussi vers le cerveau sous l’influence de produits anesthésiants ou psychédéliques, du rêve, de l’hypnose, de la transe ou encore de la méditation. C’est un domaine fascinant mais où règne encore beaucoup d’ésotérisme. Il a un grand besoin de preuves scientifiques. Je poursuis donc mes investigations et je confronte, sans tabous, ce que je pense comprendre avec ce que je pense mesurer.

La méditation a-t-elle un effet mesurable et bénéfique sur le cerveau ?

Oui, comme je le rapporte dans mon dernier livre*, de nombreuses études l’ont démontré. À titre d’illustration, nous avons étudié le cerveau de Matthieu Ricard, le traducteur du dalaï-lama qui a plus de 60 000 heures de méditation à son actif. C’est un athlète de l’esprit. Nous avons trouvé que, physiologiquement, sa matière grise est particulièrement bien préservée. Elle paraît avoir 10-15 ans de moins que lui. Grâce à l’entraînement intensif que représente sa pratique de la méditation, certaines structures sont devenues plus volumineuses. C’est le cas du cortex cingulaire antérieur, qui joue un rôle dans les émotions et l’empathie, de l’hippocampe, essentiel à la mémoire, de l’insula, impliquée dans l’adaptation à une réalité qui change et de la zone orbitofrontale gauche, dont les connexions avec l’amygdale contribuent à réfléchir à ses valeurs personnelles.

Faut-il devenir moine bouddhiste pour jouir des bienfaits de la méditation ?

Non. D’une part, parce que la grande majorité des études sur la question ont été menées sur la méditation dite de pleine conscience – et non bouddhiste – qui est dénuée de tout aspect religieux. D’autre part, parce que dans la population générale, des études de cohorte randomisées montrent qu’après seulement huit semaines de pratique, on visualise déjà des effets sur le cerveau au niveau structurel et fonctionnel. On observe des changements dans la matière blanche et une intensification des connexions entre les deux hémisphères. Nous savons aussi que la méditation a un impact bénéfique sur le processus du vieillissement notamment en agissant sur l’activité métabolique du cerveau et sur les télomères (les extrémités des chromosomes). Elle permet aussi de ralentir le cœur et de diminuer le niveau des hormones du stress et la tension artérielle. Du point de vue clinique, la méditation a démontré des effets antidépresseurs, anxiolytiques et antidouleurs. Il semblerait qu’elle offre aussi une certaine protection contre la démence et contre le surmenage. Certaines études montrent en effet que la méditation nous rend plus assertifs, c’est-à-dire qu’elle nous permet de nous affirmer davantage, plus conscients de nos limites et aptes à les exprimer. Cela fait assez de raisons, je crois, pour encourager la méditation informelle. C’est une pratique à la portée de tout le monde et elle peut se faire à n’importe quel moment et à n’importe quel endroit.

Vous dites que la conscience reste largement un mystère pour la science. Que sait-on à ce stade ?

Plusieurs théories ont été développées ces dernières années. Nous proposons par exemple l’hypothèse, basée sur des décennies d’études, qu’il existe deux réseaux de la conscience distincts qui sont localisés dans des zones cérébrales différentes. Le premier est celui du monde intérieur. Il est tout le temps actif. Le cerveau ne peut pas l’empêcher de tourner, que ce soit durant le sommeil, le rêve, l’anesthésie, le coma ou tous les autres états modifiés de la conscience. Ce n’est qu’au moment de la mort cérébrale qu’il s’arrête. Il génère des pensées qui passent sans cesse d’un sujet à l’autre. C’est pour cela qu’on l’appelle le monkey mind. Il nous permet d’imaginer, d’anticiper ou de se souvenir. Les études montrent que 60 % du temps, l’esprit n’est pas focalisé sur le moment présent. L’autre réseau de la conscience est celui du monde extérieur. Il prête attention à ce qui vient de notre environnement et qui entre en nous par les sens. Les réseaux intérieur et extérieur s’activent différemment lors du sommeil, du rêve, de l’hypnose ou encore du coma, l’un prenant le dessus sur l’autre, ce qui permet de mettre notre hypothèse au défi de l’expérience.

Existe-t-il d’autres théories de la conscience ?

On peut citer celle dite de l’information intégrée (IIT pour Integrated Information Theory), développée par Giulio Tononi, professeur à l’Université de Wisconsin-Madison. Elle tente de faire le lien entre le substrat physique de la conscience et son émanation impalpable. Le problème avec la conscience, c’est qu’il semble impossible d’expliquer de manière scientifique, ne serait-ce que conceptuellement, pourquoi ou comment un ensemble particulier de neurones dans un certain état est capable de « produire une expérience », c’est-à-dire de faire « ressentir quelque chose ». L’IIT tente de surmonter cette difficulté en ne partant pas du cerveau pour se demander comment cet organe pourrait donner naissance à des expériences conscientes mais, au contraire, en partant des propriétés phénoménologiques élémentaires de l’expérience de la conscience (qui peuvent être le fait de distinguer un son, une couleur, un objet, une localisation…) et d’en déduire des postulats sur les caractéristiques que devrait posséder son substrat physique, en l’occurrence les neurones du cerveau.

Tient-on une explication de la conscience avec cette théorie ?

Non. Ni l’IIT ni l’hypothèse des deux réseaux ne sont assez complètes pour expliquer la conscience. Il y a des tentatives d’unifier les deux théories, mais nous n’y sommes pas encore. L’IIT présente néanmoins l’avantage de posséder un cadre mathématique qui permet de faire des prédictions vérifiables, des déductions et des extrapolations. C’est ainsi que sur la base de ces développements théoriques, nous avons, avec plusieurs collègues, présenté dans un article paru en août 2013 dans Science Translational Medicine un indice de la conscience humaine (l’ICP ou indice de complexité perturbatrice). L’idée consiste à perturber le cerveau par des stimulations magnétiques transcrâniennes (non invasives) et de mesurer la réponse au niveau de l’activité neuronale à l’aide d’un électroencéphalogramme. À partir des résultats, nous pouvons calculer mathématiquement la complexité de cette réponse et en dériver l’ICP dont la valeur peut varier entre 0 et 1. Si l’indice est trop bas, cela signifie que le système nerveux en question ne peut pas donner lieu à une perception consciente. Nous avons testé la méthode sur des personnes saines alors qu’elles étaient éveillées, endormies ou sédatées avec des somnifères. Puis nous avons poursuivi notre étude avec des patients et des patientes sorties du coma mais dont la conscience était toujours fortement altérée et se trouvant dans un éveil non répondant (anciennement appelé « état végétatif »), dans un état de conscience minimale ou encore souffrant du syndrome d’enfermement. Nous avons obtenu des valeurs cohérentes entre toutes les expériences.

Dans votre laboratoire, vous avez mesuré le cerveau de personnalités publiques. Pourquoi ?

C’est une manière d’illustrer le pouvoir de l’esprit qui est capable de stimuler la neuroplasticité du cerveau de manière spectaculaire. Quand le Français Guillaume Néry, champion du monde d’apnée, passe huit minutes sans respirer, nous pouvons montrer qu’il se trouve alors dans un état d’attention extraordinaire. Nous avons mesuré à quel point les connexions entre les différentes aires du cerveau d’Alain Altinoglu, directeur musical du Théâtre royal de la Monnaie à Bruxelles, s’« allument » littéralement comme un feu d’artifice lorsqu’il écoute Ludwig van Beethoven. Cette interconnectivité est d’ailleurs encore plus impressionnante lorsqu’il n’écoute pas mais imagine la musique. Nous avons aussi détecté une plus grande capacité dans la flexibilité cognitive chez les astronautes, dont le Français Thomas Pesquet, qui s’entraînent à s’adapter à des conditions changeantes et difficiles dans la Station spatiale internationale. Nous avons également tenté de comprendre ce qu’est l’esprit d’entreprise. Pour ce faire, nous avons passé une série de PDG de grandes entreprises belges au scanner et nous avons remarqué que, chez eux aussi, la flexibilité cognitive semble être la clé du succès.

La conscience est apparue à un moment dans l’évolution. Y a-t-il un seuil de complexité neuronal au-dessus duquel une conscience peut exister ?

La question est mal posée. La conscience n’est pas binaire, elle n’a pas de seuil. C’est une erreur historique et anthropocentrique que de croire que seuls les humains seraient conscients et que le reste du monde vivant, y compris tous les autres animaux, ne le serait pas. La réalité n’est pas noire ou blanche. On ne peut même pas parler de 50 nuances de gris. C’est toutes les couleurs de l’arc-en-ciel qu’il faut mobiliser. Les animaux, en particulier, ont une conscience, c’est une évidence pour les scientifiques. Cette vérité est d’ailleurs affirmée dans la « Déclaration de Cambridge », que j’ai cosignée en 2012 avec une quinzaine d’autres neuroscientifiques. Le problème, c’est que notre imagination est limitée et que nous sommes esclaves de nos sens. Nous sommes incapables d’écholocalisation, par exemple. Nous ne savons donc pas – et ne saurons probablement jamais – ce que c’est, pour une chauve-souris, que d’être une chauve-souris, comme le posait le philosophe américain Thomas Nagel. Mais cela n’empêche nullement les chiroptères de prendre des décisions et donc d’avoir une forme de « conscience ».

Peut-on imaginer une intelligence artificielle qui puisse développer une conscience ?

Comme la conscience n’a pas encore reçu de définition fixe, je vois mal comment on pourrait parvenir à une telle prouesse. Le plus complexe des ordinateurs, qu’il soit classique ou quantique, ne pourra jamais générer des pensées, des perceptions et des émotions à partir de ce qui reste des algorithmes. Il me semble beaucoup plus intéressant d’investir dans la compréhension du côté irrationnel, émotif et inconscient de l’humain que de tenter de le singer à l’aide d’un robot.

Propos recueillis par Anton Vos

* « La méditation, c’est bon pour le cerveau », par Steven Laureys, Éditions Odile Jacob, 2019, 368 p.