Campus n°139

« NAT » : les gènes de la cuisson

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La maîtrise du feu a-t-elle modifié le génome de l’espèce humaine ? C’est ce que suggère une étude révélant qu’une famille de gènes, impliqués dans l’élimination de certaines toxines, a connu un destin différent chez les êtres humains et chez les grands singes.

En domestiquant le feu il y a quelques centaines de milliers d’années, l’être humain a drastiquement changé son mode de vie. Et, en même temps, peut-être aussi un peu son génome. Cette affirmation n’est encore qu’une hypothèse mais elle est retenue dans la conclusion d’un article paru dans la revue G3 (Genes Genome sGenetics) du mois de juillet. Les auteurs de ce travail, dont la première est Christelle Vangenot, chercheuse à l’Unité d’anthropologie du Département de génétique et évolution (Faculté des sciences), y rapportent les résultats de l’analyse comparative d’une petite famille de gènes appelés NAT (arylamine N-acétyltransférases) chez les êtres humains et les autres grands singes (chimpanzés, bonobos, gorilles et orangs-outans). Les versions humaines de ces gènes sont connues pour jouer un rôle important dans la métabolisation de composés chimiques qui ont été ingérés ou respirés par l’organisme (notamment des composés aromatiques présents dans la fumée de combustion). Les résultats de l’étude montrent que ces gènes possèdent une importante diversité à la fois dans les populations humaines et dans les diverses espèces de grands singes mais que cette diversité est très différente dans chacun des deux cas. Selon les chercheurs, cette divergence génétique est sans doute le résultat d’une modification importante de l’environnement alimentaire et chimique de l’être humain par rapport à celui des autres grands singes. Une modification qui pourrait être due à l’usage du feu par les représentants du genre Homo.
« La famille de gènes NAT est présente dans tout le règne vivant sauf dans les plantes, explique Estella Poloni, chargée de cours à l’Unité d’anthropologie et coauteure de l’étude*. Chez les primates, elle ne compte que trois membres. Et l’un d’eux, NATP, est un pseudo-gène, c’est-à-dire qu’il a perdu toute fonctionnalité. N’étant plus soumis à la sélection naturelle, il est devenu plus libre d’accumuler avec le temps un certain nombre de mutations. De ce fait, il a permis de servir de référence pour mesurer la vitesse d’évolution des deux autres, c’est-à-dire NAT1 et NAT2. »
Ceux-ci sont bien fonctionnels et codent pour des enzymes très semblables (on parle d’isoenzymes) dont le travail consiste essentiellement à transformer (acétyler pour être exact) une grande variété de composés de manière à ce qu’ils puissent être éliminés par l’organisme.
Chez l’être humain, les cibles de ces deux enzymes ne sont pas identiques. Celles de NAT2 sont des molécules généralement plus volumineuses que celles de NAT1. Par ailleurs, le gène NAT1 est exprimé dans la plupart des tissus dès les phases les plus précoces du développement de l’embryon et il semble qu’il joue un rôle dans le métabolisme de la vitamine B9 (folates). Quant à NAT2, il est exprimé dans le foie et les intestins.

Polymorphisme connu Toujours chez l’être humain, NAT2 a la particularité d’exister sous plusieurs variantes. Ce polymorphisme bien connu a d’ailleurs permis d’expliquer la grande variété de réponses que l’on observe chez les patients auxquels on administre de l’isoniazid, un antibiotique prescrit contre la tuberculose depuis les années 1950. Ce médicament, tout comme une poignée d’autres, est en effet métabolisé par NAT2. Selon les variantes du gène que possède le patient, ce traitement administré à une dose standard peut provoquer plus ou moins d’effets secondaires.
Cette importante diversité du gène NAT2 en fait également un candidat intéressant pour des études de génétique des populations humaines. Elle a donné lieu à une étude qui a précédé celle-ci et qui a montré des différences significatives dans la fréquence des allèles (variants) de ce gène dans les communautés de chasseurs-cueilleurs, d’agriculteurs et d’éleveurs (lire l’encadré ci-dessous).
Le gène humain NAT1, en revanche, est très peu variable, ce qui laisse supposer une pression de sélection contre de nouvelles mutations afin d’en conserver sa forme.
Se basant sur la littérature scientifique, les chercheuses genevoises ont rassemblé une importante collection de séquences ADN des gènes NAT appartenant à différentes populations humaines d’Afrique subsaharienne, d’Europe, d’Asie de l’Est et d’Amérique. À cela s’ajoutent des séquences provenant de génomes publiés appartenant à des membres éteints du genre Homo, à savoir une poignée de Néandertaliens, le spécimen de Denisova ainsi que le plus ancien génome séquencé d’humain moderne, Ust’-Ishim, qui a vécu en Sibérie il y a 45 000 ans.

Quatre-vingt-quatre primates « Du côté des grands singes, nous avons réuni 84 échantillons d’ADN provenant de 70 chimpanzés, d’un bonobo, de cinq gorilles et de huit orangs-outans, énumère Estella Poloni. Ils ont été prélevés sur des primates vivant dans des centres de recherche en Californie et aux Pays-Bas ainsi que dans le zoo de Bâle. À des fins de contrôle, nous avons également utilisé les génomes publiés de 79 autres membres des mêmes espèces. »
Il ressort de l’analyse comparative que la diversité des gènes NAT chez les grands singes est exactement l’inverse de celle mesurée chez l’être humain. Le gène NAT1 possède en effet un grand nombre d’allèles dans les populations de grands singes, signe potentiel d’une relaxation de la pression sélective, tandis que NAT2 est remarquablement stable, laissant supposer au contraire qu’il possède une fonction importante (inconnue pour l’instant) et que sa séquence doit être conservée.
« Cette différence de niveau de diversité entre les gènes NAT1 et NAT2 chez les grands singes suggère que les deux enzymes correspondantes ont, comme chez les humains, des fonctions différentes, analyse Estella Poloni. Le problème, c’est que, pour l’instant, on ignore presque tout de l’expression et de la fonction des gènes NAT chez les singes. »
Toutefois, il se trouve que l’enzyme NAT2 chez l’homme est connue pour dégrader certains composés aromatiques qui sont notamment produits lors de la combustion de certaines substances. C’est pourquoi les auteures proposent que la divergence fonctionnelle des gènes NAT entre les êtres humains et les autres grands singes ait pu être induite par le développement de l’usage du feu.
« L’être humain maîtrise le feu depuis quelques centaines de milliers d’années, précise Estella Poloni. Au cours de l’écrasante majorité de son histoire récente, il a quotidiennement allumé un foyer pour cuire ses aliments et se chauffer. Il a ainsi modifié son régime alimentaire et régulièrement respiré la fumée produite par le feu. Son organisme a donc été soumis à une multitude de nouveaux composés chimiques dont certains présentent une certaine toxicité et auxquels les autres grands singes n’ont pas été exposés, du moins pas aussi souvent. On peut imaginer qu’au fil des millénaires, la sélection naturelle ait eu le temps de favoriser la survie et la reproduction des individus porteurs de gènes les plus efficaces dans l’élimination de ces substances ou, plus précisément, de favoriser une variabilité capable de mieux tolérer l’absorption de ces substances par leur organisme. »
La chercheuse insiste toutefois sur le fait que des études supplémentaires visant à connaître plus précisément la fonction des équivalents humains des gènes NAT chez les autres grands singes sont nécessaires avant de pouvoir confirmer ou infirmer ce scénario.


* Cette étude reprend les résultats de la thèse de Christelle Vangenot, défendue en 2016 et dirigée par Alicia Sanchez-Mazas et Estella Poloni, respectivement professeure et chargée de cours au Département de génétique et évolution (Faculté des sciences).

 

L’impact du mode de vie sur les gènes


Le gène NAT2 code pour une enzyme dont le rôle principal est l’acétylation de composés chimiques ou biochimiques (dont certains médicaments) dans le but de les éliminer de l’organisme. Il existe un grand nombre d’allèles (variants) de ce gène dans la population humaine. Chacun de ces allèles code pour une enzyme plus ou moins efficace. En d’autres termes, les individus ne sont pas tous égaux face à la dégradation de substances ciblées par NAT2
et donc face aux effets secondaires lorsqu’il s’agit de médicaments. Selon les cas, on qualifie les patients de métaboliseurs lents, intermédiaires ou rapides.
Depuis une dizaine d’années, plusieurs études menées par les chercheurs de l’Unité d’anthropologie du Département de génétique et évolution (Faculté des sciences), en collaboration avec des équipes internationales ont montré que les fréquences relatives de ces allèles varient entre les populations humaines, et en particulier entre les communautés de chasseurs-­cueilleurs, d’agriculteurs et d’éleveurs. En résumé, les formes lentes sont les plus fréquentes chez les éleveurs, suivis des agriculteurs et enfin des chasseurs-cueilleurs.
Pour les auteurs, dont fait partie Estella Poloni, chargée de cours à l’Unité d’anthropologie, ces différences sont probablement dues au mode de vie des uns et des autres. Pendant des millénaires, ils ont été exposés à des environnements différents (régime alimentaire, nomadisme ou sédentarité…) qui ont favorisé, en leur sein, la survie et la multiplication de certaines formes du gène NAT2.