Campus n°143

Fables et fictions néolibérales

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Le néolibéralisme n’est pas né aux États-Unis. Et ce n’est pas là qu’il a été mis en application de la manière la plus stricte. Mais ce pays, par ses chercheuses, ses chercheurs et ses institutions, a beaucoup contribué au succès mondial de la théorie.

Le terme ne fait pas l’unanimité parmi les scientifiques, sa définition recouvrant un ensemble un peu trop vaste d’analyses et de doctrines, mais le néolibéralisme tel qu’il est entendu depuis les années 1970 est facilement associé aux États-Unis. Il est vrai que cette doctrine économique ultralibérale a été activement promue par l’École dite de Chicago et surtout par son chef de file Milton Friedman (1912-2006), célèbre économiste et monétariste américain. Sous l’ère de Ronald Reagan de 1981 à 1989, passant de la théorie à la pratique, l’économie des États-Unis, la plus puissante du monde, a ensuite vécu une profonde mutation sous les coups de boutoir d’une politique consistant à réduire systématiquement le rôle de l’État, à baisser les impôts ainsi qu’à déréguler les marchés. Le pays a aussi tenté de diffuser (si ce n’est d’imposer) au reste du monde sa vision ultralibérale des échanges commerciaux. Preuve en est notamment le Consensus de Washington, un programme ouvertement hyper-libéral que la Banque mondiale, le Fonds monétaire international et le Département du trésor américain (tous domiciliés dans la capitale états-unienne) ont promu dès les années 1990 pour « venir en aide » aux pays en développement frappés par la crise. Peut-on pour autant parler d’américanisation de l’économie mondiale ?
Ce n’est pas si simple, estime Mary O’Sullivan, professeure au Département d’histoire, économie et société (Faculté des sciences de la société). Il se trouve d’abord que l’application la plus pure du néolibéralisme en politique est le fait de Margaret Thatcher plutôt que de Ronald Reagan. L’attaque de la Dame de fer contre l’État providence dans les années 1980 est d’autant plus dure que le Royaume-Uni est alors doté d’une protection sociale plus développée qu’aux États-Unis et qu’elle s’applique avec enthousiasme à la privatisation de secteurs importants de l’économie britannique qui sont sous la direction de l’État.


Aux racines du néolibéralisme

Par ailleurs, le néolibéralisme ne trouve pas ses racines aux États-Unis. Parmi les premiers et les plus importants penseurs de ce courant, on trouve, entre de nombreux autres, l’Autrichien Friedrich Hayek (1899-1992). Cet économiste viennois et ses collègues imaginent pendant les années 1930 déjà un monde qui ressemble étrangement à celui d’aujourd’hui. Leur idéal est une économie mondiale totalement ouverte, où les nations peuvent échanger des biens et des services sans entraves. Pour autant, l’État ne doit pas être absent. Au contraire, les néolibéraux critiquent le laisser-faire du libéralisme classique pour avoir négligé le rôle crucial de l’État dans la préservation des conditions institutionnelles considérées comme essentielles au fonctionnement des marchés, comme la propriété privée et la protection des brevets, par exemple. Mais il faut en réduire la taille au strict minimum. L’économie-monde serait ainsi efficiente et capable de fournir à la population tout le bien-être nécessaire.
Pour atteindre ce but suprême, il convient d’écarter tous les obstacles, non seulement les droits de douane mais aussi les revendications des syndicats et autres socialistes dont les actions visant à protéger les ouvriers doivent être réprimées sans faillir.
« C’est la première fois que la vision des économistes dépasse le plan national et s’élargit à une échelle véritablement planétaire, estime Mary O’Sullivan. En même temps, survient la crise la plus importante de l’histoire du capitalisme : la Grande Dépression. Elle commence avec le krach boursier de 1929 à New York et se poursuit jusqu’à la Seconde Guerre mondiale en touchant au passage le monde entier. L’étude approfondie de cet épisode va jouer un rôle important dans la diffusion du néolibéralisme. »
Très vite, les économistes, en particulier ceux de la nouvelle Société des Nations à Genève, réfléchissent aux origines de cette crise globale. Parmi eux, des néolibéraux de tous horizons. Dans un premier temps, les tentatives d’explications se focalisent sur des causes se situant à l’intérieur même du système économique, ce qui semble relever du bon sens. Mais un vent nouveau souffle dans le monde économique.
« À partir de la fin des années 1920 et jusque dans les années 1950, on assiste à un remplacement générationnel progressif, explique Mary O’Sullivan. Les libéraux de la « vieille école » sont en fin de carrière ou meurent et de nouveaux intellectuels arrivent au premier plan. »



Le rôle de la Suisse

La Suisse joue un rôle important dans cette métamorphose. En 1947, Friedrich Hayek crée en effet la Société du Mont-Pèlerin, baptisée d’après le nom de la localité où se tient la première réunion, située au-dessus de Vevey. Ce groupe très important et toujours existant défend des valeurs libérales, telles que l’économie de marché, la société ouverte et la liberté d’expression. Il compte dans ses rangs les plus grandes figures du néolibéralisme. On y trouve également le Genevois William Rappard, professeur d’histoire économique et recteur de l’Université de Genève ainsi que cofondateur de l’Institut universitaire des hautes études internationales. On y croise aussi Milton Friedman.
Cet économiste américain se fait connaître quelques années plus tard grâce à son livre, Capitalisme et liberté (1962), un hymne au libéralisme économique dans lequel il propose une explication alternative de la crise des années 1930. Au lieu de chercher une cause dans le système capitaliste lui-même, il blâme l’action – ou l’inaction – du gouvernement états-unien. Comme le rappelle Mary O’Sullivan dans un article paru en septembre dernier dans le supplément Geschichte du Spiegel, Milton Friedman affirme que « la Grande Dépression, comme la plupart des autres périodes de chômage élevé, a été causée par la mauvaise gestion du gouvernement plutôt que par l’instabilité inhérente au secteur privé ». Il accuse notamment la Réserve fédérale (la banque centrale des États-Unis, aussi appelée la Fed) d’avoir été « si maladroite dans ses responsabilités monétaires qu’un déclin économique par ailleurs modéré s’est transformé en une catastrophe majeure ». En réalité, pour Mary O’Sullivan, il cherche avant tout à détourner l’attention des autres causes imaginables, inhérentes au capitalisme.
Il n’en reste pas moins que c’est une rupture importante dans la pensée économique. Elle aurait peut-être été oubliée si Milton Friedman n’avait pas insisté un an après avec un deuxième ouvrage, plus important cette fois-ci, écrit avec Anna Schwartz, une spécialiste de l’histoire économique (qui n’a pas été récompensée par le « prix Nobel » d’économie pour ce travail, contrairement à son coauteur). Dans Une histoire monétaire des États-Unis, les deux économistes réaffirment que le capitalisme est intrinsèquement stable mais que ce sont les perturbations dans la relation entre la masse monétaire en circulation et le revenu national qui expliquent les déviations par rapport au fonctionnement normal d’une économie.
« Le fait qu’une baisse de la masse monétaire entraîne une baisse du revenu national est tout sauf évident, fait remarquer Mary O’Sullivan. La cause et l’effet pourraient tout aussi bien être placés dans l’autre sens. » Pour résoudre ce problème, de nombreux économistes de l’époque ont cherché des solutions à l’aide de l’économétrie ou de calculs statistiques et mathématiques, des méthodes de plus en plus en vogue à cette époque. Mais Friedman et Schwartz optent plutôt pour une analyse historique compte tenu de ses atouts pour « reconnaître les circonstances antérieures à l’origine des fluctuations individuelles qui deviennent si anonymes lorsque nous introduisons des statistiques dans l’ordinateur ».
Au final, leur récit de la Grande Dépression est un effort impressionnant pour montrer qu’une série de baisses du stock de monnaie dans l’économie américaine a précipité la diminution du revenu national du pays.

Une analyse contre-factuelle

« Friedman et Schwartz dépassent l’analyse historique pour fabriquer une analyse contre-factuelle, une fiction historique, selon laquelle le gouvernement d’alors, et en particulier la Fed, aurait dû injecter beaucoup plus de liquidités dans l’économie afin d’éviter sa dégradation, note Mary O’Sullivan. Milton Friedman se rend toutefois rapidement compte du danger politique de son argument. On pourrait en effet le comprendre comme un soutien indirect à l’interventionnisme de l’État, ce qui est contraire aux principes néolibéraux. C’est pourquoi à la fin des années 1960, il se fend d’un article où il explique que son analyse historique lui a permis de conclure que, dans d’autres cas critiques, les banques centrales ont surréagi. Selon lui, l’action de la banque centrale est nécessaire mais elle doit rester prudente. »
En résumé, selon Friedman, dans les années 1930, la Fed aurait dû intervenir mais sans en faire trop car cela aurait posé des problèmes encore plus graves.
Le raisonnement paraît objectivement tordu.
« On voit l’influence de sa vision politique dans son analyse économique, relève Mary O’Sullivan. Le problème, c’est que Friedman tente de justifier sa théorie avec des arguments hypothétiques qui sont, par définition, impossibles à prouver, ce qui révèle toute la faiblesse du raisonnement. »
La chercheuse genevoise ne prétend pas pour autant que le travail réalisé par les deux économistes est de mauvaise qualité. Au contraire. L’analyse historique est impressionnante. Mais l’interprétation des auteurs n’est pas la seule possible. « J’en présente d’autres dans mon cours à mes étudiants de bachelor, note Mary O’Sullivan. Il est difficile de prouver que quelque chose est définitivement vrai en économie. Par ailleurs, il n’y a qu’une Grande Dépression. On ne peut pas la comparer à d’autres événements similaires, ou refaire l’expérience pour vérifier les hypothèses. Quoi qu’il en soit, à l’époque, l’interprétation de la crise des années 1930 par Milton et Schwartz finit par accéder au statut d’orthodoxie. »
Curieusement, dans les décennies qui suivent sa publication, le livre de Milton et Schwartz ne fait l’objet d’aucune attaque sérieuse de la part de leurs rivaux les plus influents.
Peu après, le Royaume-Uni en 1968 suivi des États-Unis en 1970 vivent une période économiquement inédite, dite de stagflation. On voit émerger simultanément une forte inflation (augmentation des prix), une croissance faible et une augmentation du taux de chômage. La théorie macroéconomique la plus influente de l’époque – le keynésianisme – ne parvient pas à expliquer la situation de manière satisfaisante. Les monétaristes comme Friedman s’insèrent dans cette brèche, offrant une victoire aux théories néolibérales dont elles profiteront dans les décennies suivantes et jusqu’à aujourd’hui.

Une fiction tenace

« Ce qui est ironique, c’est qu’en 2008, la fiction montée par Milton Friedman pour expliquer la Grande Dépression a été réutilisée, bien que détournée, par Ben Bernanke en pleine crise des subprimes, rappelle Mary O’Sullivan. En effet, le président de la Fed de l’époque se sert des idées de son aîné (mort deux ans plus tôt) mais sans écouter ses appels à la prudence pour justifier l’intervention étatique la plus importante dans l’économie depuis la Deuxième Guerre mondiale. Un interventionnisme tout sauf néolibéral a été décidé par des tenants du néolibéralisme et justifié par des arguments néolibéraux. »
L’histoire se répète d’ailleurs avec la crise liée au coronavirus. Ce sont en effet des milliers de milliards de dollars qui ont déjà été versés par les banques centrales dans l’économie. Dans les pas de Ben Bernanke, le chef actuel de la Fed, Jerome Powell, a affirmé que « nous continuerons à ne pas manquer de munitions », signalant que la Fed est prête à prendre toutes les mesures nécessaires pour contenir l’aggravation de la crise économique.
« Les théories et les déclarations de Friedman, Bernanke, Powell et les nombreux économistes qui ont négligé, par ignorance ou à dessein, d’autres arguments, détournent systématiquement notre attention de la possibilité que le capitalisme ait une tendance inhérente à la crise, déplore Mary O’Sulllivan. C’est pourtant bien là qu’il faut investiguer. Il existe nombre d’analyses qui suggèrent depuis longtemps que la spéculation sur les bourses et les problèmes des banques ont joué un rôle causal dans le développement de la Grande Dépression. Je pense plutôt que la spéculation et le krach de 1929 sont les événements symboliques. Il est en effet difficile de tisser des liens entre eux et le développement de la profonde crise qui a suivi. Les explications monétaires et financières de la Grande Dépression ne peuvent expliquer, par exemple, l’effondrement rapide et dramatique de l’industrie automobile aux États-Unis à partir de 1929. Il me semble qu’il faut regarder de nouveau les vieux arguments sur le surinvestissement ou la sous-consommation qui n’ont été étudiés que marginalement pendant des décennies. »