Campus n°143

L’évangile du chaos

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Entré en politique dans les années 1980, le mouvement évangélique a connu une montée en puissance spectaculaire avec l’arrivée au pouvoir de Donald Trump. Un président aujourd’hui battu, en qui certains ont voulu voir un nouveau messie, envoyé par Dieu pour sauver l’Amérique.

« I hear a sound of victory. The Lord says it is done. The Lord says it is done. For I hear victory, victory, victory, victory in the corridors of heaven, in the corridors of heaven — victory, victory, victory, victory, victory, victory, victory. »* Les images sont rapidement devenues virales. Au plus fort de la bataille électorale pour les élections présidentielles états-uniennes, on y voit Paula White-Cain, principale conseillère spirituelle du président sortant, assurer que Dieu – avec qui elle prétend être en contact direct – donnera la victoire à son poulain. Lequel, on le sait aujourd’hui, a finalement perdu. La séquence pourrait dès lors paraître anecdotique, sauf que Paula White-Cain est loin d’être un cas isolé. À défaut de faire l’unanimité, c’est une des voix les plus écoutées – et les plus exaltées – du mouvement des chrétiens évangéliques, lequel rassemblerait, toutes acceptions confondues, près d’un quart de la population états-unienne et plus de 600 millions d’adeptes à travers le monde.
Une montée en puissance relativement récente – le mouvement aurait connu une croissance d’environ 20 millions de fidèles par année entre 2010 et 2020 –, qui s’appuie sur une vision de plus en plus complotiste et apocalyptique du monde, comme l’explique non sans une pointe d’inquiétude Michel Grandjean, professeur d’histoire du christianisme à la Faculté de théologie.
« Le mouvement évangélique aux États-Unis est très fragmenté, replace l’historien. Il regroupe 45 000 églises issues d’une quarantaine de courants (baptistes, méthodistes, presbytériens, pentecôtistes…) qui sont loin d’être d’accord sur tout. Parmi eux, les évangéliques dits charismatiques sont ceux qui semblent aujourd’hui les plus influents notamment à cause de leur proximité avec l’administration Trump, pour qui ils ont voté à plus de 80% en 2016. Or, certaines des thèses qu’ils défendent font froid dans le dos, non seulement parce qu’elles échappent à toute rationalité, mais aussi parce qu’elles nourrissent une vision du monde à la fois très sombre et très belliciste. »
Fédérant une large coalition d’électeurs issus de la droite chrétienne, des mouvements catholiques nationalistes ou du protestantisme ultra-conservateur – lesquels sont en majorité Blancs et habitent dans les États traditionnellement républicains de la Bible Belt –, le mouvement évangélique a pour postulat de base que la Bible est la parole de Dieu et que tout ce qui y est écrit est par conséquent vrai. Défendre l’idée que les dogmes religieux doivent être soumis à l’enquête scientifique, qu’ils peuvent être critiqués et relativisés, relève dès lors d’un « libéralisme théologique » condamnable.

Traquer Satan

Fort pratique, cette position permet de justifier tout à la fois une féroce aversion pour l’avortement, un mépris certain à l’égard des revendications des minorités LGBTIQ+, la primauté de la chrétienté, la défense de la peine de mort ou le rejet de l’islam. Elle rend également incontestable l’idée que la Terre et toutes les espèces qui la peuplent ont été créées telles quelles, sans qu’il n’y ait jamais eu d’évolution, voire que notre planète est plate.
Certains leaders évangéliques comme Paula White-Cain ou Lance Wallnau vont cependant beaucoup plus loin. À les écouter, le monde – et les États-Unis en premier lieu – serait aujourd’hui corrompu par la mainmise de forces démoniaques incarnées à l’intérieur du pays par les démocrates, les médias ou Hollywood et à l’étranger par l’Iran. Pour y remédier, la recette est claire : il faut traquer Satan partout où il se cache car c’est le seul moyen de rétablir l’autorité de Dieu dans tous les domaines de la vie politique et culturelle (les « sept montagnes » que sont aux yeux des évangéliques la religion, la famille, les affaires, les arts, le gouvernement, l’éducation et les médias).
Et il faut faire vite, car la fin des temps approche et qu’en ce jour seuls les justes seront sauvés. « L’idée de l’imminence de la fin du monde n’est pas une nouveauté, explique Michel Grandjean. Cette menace était déjà brandie par Thomas Müntzer dans la Westphalie du XVIe siècle et elle est également présente dans l’idéologie de Daech. Le grand danger de cet argument, c’est qu’il permet de décupler la violence : puisque aucun avenir à long terme n’est envisageable, il faut parer au plus pressé et donc en finir avec le mal en usant de tous les moyens disponibles. »
Pour étayer ce discours apocalyptique, divers « signes annonciateurs » ont été évoqués. Pour certains évangéliques, le déplacement de l’ambassade des États-Unis de Tel-Aviv à Jérusalem en 2018 – qui a conduit à la reconnaissance de facto de Jérusalem comme la capitale d’Israël – ouvre en effet la porte au retour complet du peuple d’Israël en Terre sainte. Or cet événement apparaît dans la Bible comme l’annonce de la survenue prochaine de la fin des temps.
Il en va de même pour l’assassinat du général iranien Qassem Soleimani au début de l’année 2020. « L’Iran, c’est la Perse, développe Michel Grandjean. Une des nations qui, selon une interprétation évangélique de la guerre de Gog et Magog, un épisode mentionné dans le livre d’Ezéchiel, fera partie d’une coalition menée par la Russie qui s’attaquera à l’État d’Israël dans les derniers jours avant la fin du monde. »

Le Cyrus des temps modernes

Dans ce sombre tableau, Donald Trump, lui, fait figure de sauveur. Le 45e président des États-Unis, qui a mis sur pied à la Maison-Blanche un Conseil évangélique fort de 35 membres dirigé par Paula White-Cain, a certes pris soin tout au long de son mandat de caresser dans le sens du poil cette frange de son électorat, mais ce n’est pas tout. Celui qui se considère lui-même comme le chosen one serait dans les faits, aux yeux de ses thuriféraires, une sorte de nouveau Samson utilisé par Dieu pour détruire ses ennemis et affronter le mal. Lors de son procès en destitution, il est également devenu Jésus face à Ponce Pilate, tandis que Lance Wallnau s’efforce de populariser l’idée selon laquelle Trump serait le Cyrus des temps modernes, en référence au roi perse qui a affranchi le peuple juif de l’emprise babylonienne au VIe siècle avant notre ère et qui est à ce titre considéré comme un messie.
 Selon l’influent prédicateur, qui a fait frapper des pièces de monnaie à l’effigie des deux hommes que les fidèles peuvent acquérir pour 45 dollars l’unité, Donald Trump serait l’instrument du chaos divin. Un « boulet de démolition » choisi pour briser le statu quo afin de faire advenir une nation conforme aux volontés de Dieu. Tout est dit...
* « J’entends un son de victoire. Le Seigneur dit que c’est fait. Le Seigneur dit que c’est fait. Car j’entends la victoire, la victoire, la victoire, la victoire dans les couloirs du ciel, dans les couloirs du ciel – la victoire, la victoire, la victoire, la victoire, la victoire, la victoire. »