Quand le chat des villes menace le chat des champs
Le chat sauvage recolonise les forêts suisses mais il s’hybride avec son cousin domestique. Des simulations informatiques prévoient un remplacement génétique irréversible dans la population du premier par les gènes du second. Pour l’éviter, il faudrait stériliser les individus domestiques dans les zones de coexistence.
Un corps massif, couvert d’une fourrure gris-brun, une ligne noire sur le dos qui s’interrompt à la base d’une queue touffue et annelée à l’extrémité arrondie. Le chat sauvage exhibe – timidement, il est vrai – de nouveau sa livrée dans les forêts de Suisse depuis quelques décennies. Dans une série de trois articles, dont le dernier est paru le 2 septembre dans la revue Evolutionary Applications, une équipe de biologistes menée par Mathias Currat, maître d’enseignement et de recherche à l’Unité d’anthropologie (Faculté des sciences), a modélisé l’histoire du chat sauvage en Suisse durant les cinquante dernières années. Elle a également réalisé des projections sur l’avenir de cette espèce sur le territoire helvétique. La première partie de ce parcours est plutôt réjouissante. Le chat sauvage (Felis silvestris), qui a frôlé l’extinction au XXe siècle, se porte désormais plutôt bien. Il a accru son aire de répartition ainsi que ses effectifs depuis 1963, date d’entrée en vigueur d’une loi assurant sa protection. L’animal a même été aperçu récemment dans le canton de Genève pour la première fois depuis 1887.
La seconde partie, le futur, se présente sous des auspices plus sombres. La menace prend la forme du chat domestique (Felis catus), qui est très supérieur en nombre et avec lequel le félin sauvage ne rechigne pas à s’accoupler pour donner naissance à des petits hybrides fertiles. Les modèles bio-informatiques que les scientifiques ont mis au point montrent qu’à terme, quel que soit le scénario envisagé, les deux espèces pourraient se mélanger à tel point qu’il serait bientôt impossible de les distinguer. Pour éviter cette hybridation définitive – qui s’est déjà réalisée en Écosse et en Hongrie – il faudrait stériliser le plus rapidement possible les chats domestiques, y compris et surtout les individus errants, dans les régions où ils sont en contact avec les félins sauvages.
« En se reproduisant avec succès et en s’aventurant de plus en plus loin dans et autour de la chaîne du Jura, le chat sauvage suisse a fatalement augmenté ses chances de rencontrer son homologue domestique, explique Mathias Currat. Contrairement aux apparences, on considère qu’il s’agit bien de deux espèces (ou au moins de deux sous-espèces) différentes. Le chat domestique descend du chat sauvage d’Afrique (Felis lybica). Mais celui-ci a divergé de son cousin européen il y a au moins 230 000 ans, selon les dernières estimations. »
Cette période ne représente qu’un claquement de doigts sur l’échelle du temps de l’évolution. Les deux espèces ne se sont donc pas assez différenciées pour les empêcher de se reproduire ensemble.
Premiers échanges
Cette hybridation féline, qui est par ailleurs un phénomène naturel, attire l’attention de Béatrice Nussberger, étudiante à l’Université de Zurich, qui y consacre sa thèse, terminée en 2013. Dans le cadre de ce travail, elle identifie notamment les séquences génétiques propres à chaque espèce et les échanges qui ont déjà eu lieu. Désireuse de creuser davantage la question, la postdoctorante prend ensuite contact avec Mathias Currat. Le chercheur genevois est spécialisé dans la modélisation de la diversité génétique des populations et des effets que peuvent exercer sur elle des forces évolutives telles que les mutations, la sélection naturelle, les variations démographiques et les migrations. Son centre d’intérêt est plutôt l’espèce humaine. Mais en génétique des populations, passer des hominidés aux félins ne pose pas de grands problèmes. Les techniques et la biologie sont les mêmes. Débute alors une collaboration de plusieurs années à laquelle sont également associés Claudio Quilodrán, chercheur à l’Unité d’anthropologie et à l’Université d’Oxford, et Juan Montoya-Burgos, chercheur au Département de génétique et évolution (Faculté des sciences).
« Dans notre premier papier, nous avons analysé plus précisément les données récoltées par Béatrice Nussberger et en particulier les séquences génétiques qui permettent de différencier les deux espèces, expose Mathias Currat. Nous avons constaté que l’on retrouve plus d’ADN de chat domestique dans le génome des chats sauvages que l’inverse. Nous montrons aussi que ce sont les gènes transmis uniquement par la mère (via les mitochondries) qui sont les plus affectés par l’hybridation. »
L’équipe de scientifiques développe également un modèle bio-informatique, génétique et écologique pour tenter de déterminer les scénarios les plus probables qui ont mené à la situation actuelle. Cette approche permet de confirmer que c’est bien l’aire d’expansion du chat sauvage qui a augmenté jusqu’à rencontrer celle du chat domestique et non l’inverse, ce qui aurait pu être le cas.
Solitaire et explorateur
« Dans le deuxième papier, plus théorique et paru en 2019 dans la revue Evolution, nous avons essentiellement tenté de préciser les scénarios, poursuit Mathias Currat. Nous avons montré que nos résultats sont les plus en accord avec les observations sur le terrain lorsque nos simulations supposent que le chat sauvage mâle a un comportement solitaire plutôt que grégaire et qu’il est plus porté sur l’exploration de nouveaux territoires. Nous avons pu estimer aussi qu’entre 5 et 10% des contacts entre un chat sauvage et un chat domestique débouchent sur une naissance d’hybrides. »
Il en ressort donc que ce sont surtout les mâles sauvages qui se reproduisent avec les femelles domestiques. Les petits hybrides, qui portent les gènes des deux espèces, se reproduisent ensuite à leur tour, soit avec des domestiques, soit avec des sauvages.
Le problème n’est toutefois pas le même pour les deux espèces. On estime que la Suisse compte 1,6 million de chats domestiques. Le chat sauvage, selon le dernier relevé de l’espèce effectué il y a dix ans, ne représente que quelques centaines d’individus. L’apport d’ADN sauvage dans les populations domestiques demeure donc relativement faible tandis que l’« introgression » dans le patrimoine génétique de Felis silvestris est beaucoup plus massive. Et, paradoxalement, le fait que les chats sauvages soient actuellement en expansion démographique tend même à accentuer ce phénomène.
Suite logique, le troisième papier a tenté de préciser l’avenir qui attend le chat sauvage. « Nous avons projeté les conséquences possibles de l’hybridation avec les chats domestiques pendant les prochaines centaines d’années, pose Mathias Currat. Notre modèle bio-informatique débouche sur un remplacement génétique irréversible dans la population de chats sauvages par les gènes des chats domestiques dans tous les scénarios simulés. La seule action identifiée permettant d’y échapper consisterait à stériliser les chats domestiques errants vivant aux abords des fermes ou à proximité des forêts, particulièrement les femelles puisque ce sont les gènes hérités maternellement qui sont les plus affectés par l’hybridation. Il serait également nécessaire d’en connaître plus sur ces individus hybrides afin de mieux identifier leurs aptitudes et leurs interactions avec les espèces parentales. Ces mesures de protection devraient être prises le plus rapidement possible, car des interventions tardives risquent d’être plus coûteuses aussi bien économiquement qu’écologiquement. »
Au-delà du risque de perdre de la biodiversité, l’une des difficultés qui s’annoncent est celle de la conservation des espèces menacées. Dans les lois actuelles de protection des animaux sauvages, les hybrides ne sont en effet pas pris en considération. Pourtant, si ces derniers finissaient par être les ultimes représentants d’une espèce virtuellement disparue, ne faudrait-il pas les protéger aussi ? Sans pour autant avoir débouché sur des solutions toutes faites, les débats sur cette question sont plus avancés en Écosse et en Hongrie qu’en Suisse.
« Les simulations montrent qu’une augmentation des effectifs de chats sauvages pourrait également préserver dans une certaine mesure le patrimoine génétique de l’espèce, nuance Béatrice Nussberger, actuellement collaboratrice scientifique chez Wildtier Schweiz, une association spécialisée dans la faune sauvage et la biologie de la conservation. Cela pourrait être atteint en améliorant encore l’habitat du chat sauvage, notamment les zones forestières, et en les préservant des dérangements dus aux activités de loisirs. Mais le succès de telles méthodes n’a jamais été prouvé. »
Les espèces n’existent plus Cela dit, l’hybridation est un phénomène naturel. Les échanges de gènes entre espèces surviennent sans cesse dans la nature, en particulier chez les plantes. Toute la question est de savoir si ce processus sera profitable au chat sauvage.
D’un côté, le chat sauvage va « gagner » de nouveaux gènes dans l’opération. S’ils sont favorables à sa survie et à sa reproduction, c’est positif. On peut imaginer en effet que l’animal devienne plus omnivore (il se nourrit actuellement quasi exclusivement de rongeurs) et plus sociable, des traits qui pourraient représenter des avantages sélectifs.
De l’autre, le chat sauvage est parfaitement adapté à son environnement. L’hybridation risque de faire disparaître des gènes qui lui ont permis de se défendre contre les maladies endémiques. Perdre ces caractéristiques est évidemment une menace pour l’espèce. Aucun de ces deux cas de figure n’a toutefois jamais été testé scientifiquement.
« Cette histoire pose aussi la question de la définition d’une espèce, poursuit Béatrice Nussberger. On voit bien que les barrières qui séparent deux espèces ne sont pas entièrement étanches. Les seuls critères de la possibilité de se reproduire et de donner naissance à des individus fertiles ne suffisent pas pour définir cette notion. En plus des traits phénotypiques (l’apparence) qui ont pu diverger entre deux populations distinctes, il faut tenir compte aussi de la séparation géographique et de la différenciation génétique causée par une restriction des échanges de gènes. La notion est complexe, si bien que certains scientifiques préfèrent désormais parler d’unité évolutivement significative (Evolutionarily significant unit) plutôt que d’espèce. »
Anton Vos
Animal de l’année 2020
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