Campus n°143

« Trump a perdu mais le trumpisme s’inscrit dans la durée »

143DO6.JPG

Chercheur au Global Studies Institute et directeur du Baccalauréat universitaire en relations internationales (BARI), Frédéric Esposito estime que l’élection de Joe Biden n’entraînera pas forcément de grands bouleversements dans les relations internationales.

Contrairement aux allégations du camp républicain, l’élection américaine s’est bien déroulée. Les médias, même ceux qui sont proches du président, ont joué leur rôle de gardiens de la démocratie. Qu’en pensez-vous ?

Frédéric Esposito : Je retiens l’image emblématique de Donald Trump prononçant son allocution depuis la Maison-Blanche le soir de l’élection et des médias lui coupant la parole, estimant ses propos infondés et son utilisation de la symbolique de la Maison-Blanche totalement déplacée en pareilles circonstances. Cette réaction des médias m’a positivement étonné. La même chose pour Twitter, qui a identifié les propos mensongers du président, même si on a beaucoup critiqué cet acte qui aurait renforcé la visibilité du message. Trump a déposé quelque 300 recours. On verra ce qu’il en reste à la fin. Mais cette élection a montré que la démocratie américaine est solide.


Le résultat vous a-t-il surpris ?

Certains s’attendaient à une vague démocrate qui ne s’est pas matérialisée. On a souvent du mal à percevoir les enjeux de politique interne propres aux États-Unis. C’est pour cette raison que peu de personnes de ce côté-ci de l’Atlantique n’avaient vu venir l’élection de Trump en 2016. Avant le Covid-19, le président pouvait tabler sur de bons résultats économiques qui sont l’un des facteurs, si ce n’est le facteur principal, qui motive les Américains lorsqu’ils votent. Sa mauvaise gestion de la pandémie et l’impact de celle-ci sur l’économie lui a certainement coûté sa réélection.


La société américaine apparaît plus divisée que jamais. Quels sont les remèdes à disposition ?

Il faut remettre un contrat social sur la table pour éviter que le fossé ne s’élargisse, surtout dans ce système à deux partis qui exacerbe les divisions.


Même s’il est moins marqué, on retrouve un écart similaire en Europe entre les classes moyenne et ouvrière et des élites perçues comme détachées des préoccupations quotidiennes d’une grande partie de la population…

Le trumpisme s’inscrit dans la durée. Ce n’est pas un feu de paille. Le président brésilien, Jair Bolsonaro, par exemple, est un élève de Trump. Il a très bien saisi l’enjeu électoral que représente le mécontentement de la classe ouvrière. On observe un phénomène similaire en Europe de l’Est avec des dirigeants comme Jaroslaw Kaczynski en Pologne ou Viktor Orbán en Hongrie. En Europe occidentale, les maires des grandes villes sont souvent élu-es sur un socle de gentrification, plutôt que sur la base de véritables revendications sociales. Les politicien-nes se positionnent par rapport à différentes couleurs de pommes, alors que nous avons affaire à des différences entre des pommes, des poires et des cerises. Je veux dire par là que le monde politique peine à appréhender les préoccupations d’une frange de la population, ouvrière de par son statut, mais de plus en plus employée dans le secteur tertiaire, avec des niveaux de protection très affaiblis. Même dans le secteur industriel, une entreprise comme Tesla interdit aujourd’hui les syndicats. Nous sommes donc confrontés à un problème de représentation au sein de la classe politique. C’est ce qui explique aussi que passablement de mouvements citoyens passent aujourd’hui par des formats et des canaux qui dépassent les partis traditionnels. L’environnement en est un parfait exemple. On voit des jeunes bousculer les élites. C’est un indicateur positif en ce qui concerne la mobilisation de la jeunesse mais préoccupant sur la difficulté du monde politique à intégrer de nouvelles revendications.


Vu son profil de politicien à l’écoute de la classe ouvrière, Biden ne pourrait-il pas être l’homme du moment pour atténuer ces divisions ?

Il risque de moins se démarquer de la politique menée par Trump qu’on ne pourrait le penser. Durant sa campagne, il a déclaré vouloir mener une politique étrangère pour la classe moyenne américaine, en connectant enjeux intérieurs et internationaux. Cela montre qu’il a tiré les leçons du trumpisme. Trump s’est fait élire en se présentant comme le champion des défenseurs de la classe moyenne. Bien qu’il soit multimillionnaire, il a réussi à faire croire qu’il était du côté des « petites gens », notamment en protégeant les emplois aux États-Unis.


A-t-il réussi ?

Il a essayé de revenir sur le déficit commercial avec la Chine, de manière assez simpliste en déclarant une guerre économique. Il a certes protégé des emplois mais le coût de cette politique protectionniste a été très élevé. Les consommateurs américains ont payé plus cher leurs biens de consommation et les entreprises exportatrices ont moins vendu en Chine. Les producteurs de soja aux États-Unis ont ainsi vu leurs exportations vers la Chine diminuer. Trump a compensé cette perte en injectant dans le secteur agricole des subsides aussi élevés que ceux investis dans l’industrie automobile, contribuant à creuser le déficit intérieur. Biden pourrait se montrer plus conciliant avec la Chine, mais le problème reste le même : comment défendre les intérêts américains ? Il va certainement chercher à s’appuyer sur ses alliés en Europe, notamment l’Allemagne qui est un partenaire très important pour la Chine, pour faire pression sur ce pays.


Quel va être l’impact de l’élection de Biden sur le multilatéralisme et les relations avec l’Europe ? Il a déjà donné des signaux assez forts, en indiquant son intention de réintégrer l’Accord de Paris sur le climat et l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

Pour reprendre une expression en vogue, je ne crois pas tellement au retour du monde d’avant. Ces quatre dernières années, les États-Unis se sont retirés du Conseil des droits de l’homme, de l’OMS, de l’accord sur le climat et du système d’arbitrage de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). À cela s’ajoutent des tensions au sein de l’Union internationale des télécommunications, qui est l’organe chargé de réguler Internet, un secteur stratégique pour les Américains. Biden va certainement se montrer plus conciliant. Mais il dira avec des mots plus polis ce que Trump a dit et fait durant son mandat, qui correspond à une évolution fondamentale de la position des États-Unis sur la scène internationale. Tant que les Américains étaient en position d’hyperpuissance, avec l’Union soviétique en contrepoint, ils se prêtaient volontiers au multilatéralisme. Mais depuis qu’ils sont en concurrence avec la Chine et la Russie, ils privilégient une approche bilatérale. Cette évolution était déjà très nette sous la présidence d’Obama, qui a d’une certaine façon tourné le dos à l’Europe, en mettant l’accent sur les relations avec l’Asie et le Moyen-Orient et en snobant pas mal de sommets européens. Quand il s’était opposé au Brexit, il s’agissait surtout de maintenir un modèle très proche de l’esprit commercial américain, avec la libre circulation des marchandises. Mais, fondamentalement, Obama s’intéressait davantage à l’Asie et au Moyen-Orient qu’à l’Europe. Trump n’a fait qu’accentuer cette tendance de fond et je ne vois pas la politique de Biden s’en démarquer.


Sur un plan plus politique et stratégique, Biden ne va-t-il pas essayer de sauver l’OTAN, mise à mal sous le règne de Trump ?

Là encore, je ne crois pas qu’il se démarquera de ses prédécesseurs. Obama avait déjà mis en place un dispositif pour mieux partager le fardeau de la sécurité mondiale. Il avait demandé à tous ses alliés d’être beaucoup plus proactifs en termes d’investissements et de disponibilité des ressources pour justifier un retrait américain vis-à-vis de l’Europe. Trump a simplement exacerbé ce changement.


Quel partenaire stratégique l’Union européenne représente-t-elle pour les États-Unis aujourd’hui ?

L’Europe a manqué deux rendez-vous historiques. Le premier au moment de la chute de l’URSS. Elle n’a pas proposé d’accord stratégique avec la Russie. Elle a fait preuve d’arrogance en cherchant à étendre sa zone d’influence là où la disparition de l’Union soviétique avait laissé un vide, en Europe de l’Est, une politique dont elle n’avait et n’a toujours pas les moyens. Le second rendez-vous manqué a eu lieu avec la Turquie, au moment où celle-ci a posé sa candidature d’adhésion à l’Union européenne. Au lieu de proposer des accords, elle a surtout voulu tergiverser. Résultat, la Turquie s’est détournée de l’Europe, même si officiellement des négociations ont toujours cours. Une même absence de volonté politique domine encore les relations de l’Union européenne avec les pays du Maghreb, en dépit d’engagements répétés et notamment le projet autour de L’Union pour la Méditerranée qui a pris l’eau. Obama en avait très vite tiré les leçons. Pour ce qui est des relations avec la Russie, l’Europe n’apporte guère d’aide aux États-Unis. Quant à la Turquie, après avoir tourné le dos au Moyen-Orient pendant la plus grande partie du XXe siècle, elle semble y retrouver aujourd’hui un terrain favorable pour tester sa diplomatie du XXIe siècle qui est encore à la recherche de ses limites dans un contexte profondément instable, les conflits régionaux lui permettant souvent de se poser en médiatrice. Cette situation n’est pas pour déplaire aux Américains, qui n’intercèdent pas en faveur des Européens lorsque le nouveau sultan d’Ankara empiète sur les intérêts de l’Europe en Méditerranée, comme on l’a observé ces derniers mois.


Quel sera l’héritage de Trump ?

Je vois deux éléments sur son testament politique. Le trumpisme, c’est à la fois un retour au protectionnisme américain à un niveau que l’on n’avait plus vu depuis longtemps, illustré par la guerre commerciale avec la Chine. Le second est le retour à un populisme politique, avec une utilisation toute particulière des réseaux sociaux. Est-ce que les tweets présidentiels sont des communiqués officiels ? Comment peut-on lire une politique quand la parole fuse avec une telle rapidité et une telle impulsivité ? On pourrait dire qu’il a modernisé le populisme par ce biais et redéfini les codes de la communication politique, avec aussi un côté très brutal et très patriarcal, qui s’est exprimé à travers son soutien aux milices d’extrême droite. Il a d’une certaine façon libéré la parole, en affichant son mépris pour les institutions et en exacerbant les fractures au sein de la société américaine. Mais son côté impulsif, qui fonctionne bien dans le contexte d’une campagne, a aussi effrayé une partie de l’électorat républicain. En définitive, il n’a jamais été aussi bon qu’en campagne et il avait horreur de la gouvernance au quotidien. Sa façon de gouverner s’en est ressentie et il a montré par là les limites de son projet politique. Cela a eu pour effet une fatigue institutionnelle qui s’est cristallisée avec la pandémie, durant laquelle il a montré son incapacité à gérer une situation de crise.